Il arrive un temps, dans une carrière, où l’on sent qu’on doit quitter son poste. Que ce soit en fin de parcours professionnel ou à tout autre moment, cette décision n’est pas banale et peut être anxiogène. Et elle s’inscrit dans un contexte qu’il importe d’analyser avec rigueur.

À quelques reprises durant sa longue carrière à la SAQ, Alain Brunet s’est demandé s’il était toujours la bonne personne pour le poste qu’il occupait. À ses débuts, alors qu’il était un jeune directeur en quête de défis, il a même laissé l’entreprise pour une autre. Il est pourtant revenu, sans regretter cette escapade, et a gravi les échelons de la société d’État jusqu’à son sommet. Pour ce dirigeant d’expérience, le processus de réflexion concernant le fait de quitter ou non un poste doit être une démarche continuelle.

«Régulièrement durant ma carrière, j’ai eu à me positionner. C’est une réflexion qui exige du temps, qui demande d’analyser le contexte et, aussi, de bien se connaître. Elle commence par soi. On devrait décider de son départ, se donner la liberté de choisir. Partir, c’est toujours un saut dans le vide. Mais si tu as bien réfléchi, que tes orientations sont claires, à un certain moment, ça devient l’évidence. Et tu peux faire confiance à la suite», résume avec sérénité l’ancien président et chef de la direction de la SAQ.

Les déclencheurs du départ

D’une manière ou d’une autre, quitter son poste ne devrait pas être une décision prise à la légère. D’ailleurs, elle demande beaucoup de courage, croit Alaric Bourgoin, professeur agrégé au Département de management de HEC Montréal. Selon lui, bien se connaître est en effet un critère fondamental lorsqu’un dirigeant envisage de laisser son emploi. C’est une occasion d’introspection à saisir. «La question de base est simple : pourquoi veut-on partir? Et quand on se pose la question, c’est probablement qu’il y a déjà des éléments déclencheurs», explique le professeur. Mis à part un environnement toxique, qui évidemment pousse à agir, il y a des éléments contextuels, comme des intérêts ou des valeurs qui ne sont plus en adéquation, des motivations stratégiques, ou le sentiment de ne pas pouvoir déployer pleinement ses compétences.

«Lorsqu’on pense à quitter son poste, il faut analyser rigoureusement le contexte… sans y rester coincé! Car ultimement, une fois effectuée une analyse approfondie de la situation, c’est aussi une question de feeling», concède Alaric Bourgoin. Il encourage même les leaders à passer à l’action lorsqu’ils en ressentent le besoin. Changer d’organisation peut être positif. La mobilité décuple les possibilités et favorise le développement de carrière. Le professeur ajoute toutefois une nuance en ce qui concerne les millénariaux. «Leur cas est un peu particulier, parce qu’une des caractéristiques propres à cette génération est leur recherche de sens et d’impact instantané. Je leur conseille souvent de prendre leur temps, car il est profitable de bâtir des liens de confiance, de savoir démontrer sa qualité. Il faut donner du temps au temps pour faire ses preuves.»

Les saisons du PDG

Pour Alaric Bourgoin, qui s’intéresse spécialement aux PDG dans ses recherches, la situation de ces derniers se distingue de celle des leaders et des dirigeants. Dans une démarche où ils s’interrogent sur la pertinence ou le désir de partir, la réflexion s’imbrique étroitement avec cette relation puissante qui les lie à l’organisation qu’ils dirigent, et ce, en raison de leur fonction symbolique. «Les PDG, très visibles, incarnent l’organisation. Ils profitent d’une certaine forme de discrétion managériale, certes, mais ils portent aussi le collectif. Lorsqu’ils sont en fonction, ils désirent trois choses : conserver leur poste, créer de la valeur et laisser une trace. Ce souci du legs est chez eux particulièrement marqué.» 

Afin de nous aider à comprendre les motivations qui peuvent les inciter à quitter leur poste et à déterminer les moments les plus opportuns pour le faire, le professeur de management évoque l’image des saisons de la carrière. «Il y a d’abord la lune de miel, ce moment où le PDG arrive en poste et où, normalement, il performe. Suit une période où il rencontre des obstacles, avant de passer à cette saison où il profite des relations de confiance qu’il a tissées, quelque part autour de la cinquième année de sa présidence. Enfin, il atteint une zone de confort qui le met à risque du piège de la complaisance. Il doit savoir partir ou se renouveler.» Si certains s’accrochent à cette saison, elle est toutefois propice au départ ou à une remise en question. En général, les PDG partent lorsqu’ils ont le sentiment d’avoir accompli leur travail et que le processus de la relève a été mis en œuvre.

Le piège de la complaisance

Quand Alain Brunet a commencé à penser sérieusement à quitter son poste de PDG à la SAQ, il s’est donné le temps de mûrir sa réflexion autour de quatre volets. «Je me suis d’abord interrogé sur mon bilan personnel, sur ce que je laisserais, sur ce qui était à venir et sur l’énergie que je voulais y mettre. Est-ce que j’avais envie de continuer ou plutôt de faire autre chose? Ensuite, j’ai fait mon bilan professionnel. Quelle était ma motivation par rapport aux objectifs futurs? Avais-je la capacité de maintenir le rythme? Il me fallait aussi réfléchir à l’environnement d’affaires. Étais-je la bonne personne pour relever les prochains défis? Finalement, ma démarche devait ratisser plus large encore. Quels éléments extérieurs avaient une incidence sur ma décision?»

Le dirigeant confie que, peu importe la profondeur de l’analyse effectuée, il n’y a jamais de réponse définitive. Malgré la part d’ambiguïté, une orientation se dégage tout de même. «Et comme c’est le cas pour toutes les décisions qu’un leader doit prendre, il y a aussi une part de feeling qui fait la différence, ajoute Alain Brunet. Et c’est assumé.»

Il reste que le plus grand danger qui guette les PDG, selon lui, est le piège de la complaisance. Il insiste sur la lucidité et l’humilité dont il faut faire preuve lorsqu’on se demande si on est encore une valeur ajoutée pour l’organisation. «Le titre de PDG est lié à un statut. Ne soyons pas naïfs, lorsque l’ego entre en jeu, on peut rester pour les mauvaises raisons. Mais l’entreprise, c’est toujours plus grand que soi.»

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion