Les entreprises devraient-elles s’approvisionner dans des nations «amies» et quitter les pays considérés comme des adversaires? C’est le cœur du débat sur l’économie d’affinité (ou friendshoring), qui transforme les chaînes d’approvisionnement en armes géopolitiques.

Dans un discours prononcé en avril 2022, la secrétaire au Trésor des États-Unis, Janet L. Yellen, soutenait que pour établir des échanges internationaux libres mais sécuritaires, les chaînes d’approvisionnement américaines devaient se répartir entre un «grand nombre de pays fiables», et que l’on devait empêcher certains régimes d’occuper des positions dominantes sur les marchés mondiaux. C’est ce qu’on appelle l’économie d’affinité.

La ministre canadienne des Finances, Chrystia Freeland, a repris ce refrain à Washington en octobre 2022, devant la Brookings Institution. Au Canada, on ne parle plus vraiment du traité de libre-échange avec la Chine, un projet cher à Justin Trudeau encore en 2018. Le Canada négocie plutôt avec le Royaume-Uni et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est.

«L’économie d’affinité vise à créer un réseau d’accords commerciaux avec des pays amis, pour éviter qu’un pays comme la Chine utilise sa position dominante dans certains domaines pour exercer du pouvoir politique sur d’autres États», explique Stéphane Paquin, directeur scientifique du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) et professeur titulaire à l’École nationale d’administration publique (ENAP).

Coups de boutoir

Une succession de chocs survenus au cours des 15 dernières années a alimenté ce désir de s’approvisionner dans des contrées jugées moins problématiques.

La crise financière de 2008 a donné le premier coup. Alarmée par sa trop grande exposition au commerce international, la Chine a adopté une stratégie du «Made in China 2025», afin de réduire sa dépendance envers les fournisseurs étrangers. «Ce programme vise à accélérer l’industrialisation du pays et à troquer la fabrication low-tech contre une production à forte valeur ajoutée», résume Stéphane Paquin.

Or ce virage a suscité l’inquiétude à l’étranger. Les États-Unis ont depuis lors multiplié les tarifs sur certaines importations, pour freiner l’élan chinois. La Chine a répliqué en imposant ses propres tarifs. Dix ans après la crise financière, ces mesures restrictives touchaient 7,5% des importations mondiales, contre 0,6% en 2009, selon l’Organisation mondiale du commerce.

Le deuxième choc est venu de la pandémie, et plus particulièrement de la stratégie zéro COVID menée par la Chine jusqu’en décembre 2022. Cette ligne de conduite a ralenti le transport mondial de marchandises pendant de longs mois et occasionné des fermetures temporaires d’usines, causant de nombreuses ruptures dans les chaînes d’approvisionnement.

Enfin, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a affecté le commerce de grains, de fertilisants, de pétrole et de gaz, en plus d’amener plusieurs entreprises à quitter la Russie.

Une arme politique

Pour réduire la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement à des décisions politiques de régimes jugés peu fiables ou dangereux, certains proposent donc l’économie d’affinité. Cependant, elle n’est pas la seule option envisagée. Certains intervenants défendent la relocalisation (reshoring), soit le rapatriement de la fabrication de certains produits dans leur pays, ou encore la délocalisation de proximité (nearshoring), qui vise à raccourcir et ramener plus près de chez soi les différentes parties d’une chaîne d’approvisionnement. D’autres proposent plutôt de «dérisquer» les liens économiques avec la Chine ou de carrément se «découpler» d’elle.

Thibault Denamiel, chercheur associé au Center for Strategic and International Studies (CSIS), à Washington, rappelle que toutes ces options – généralement présentées comme une manière de sécuriser les chaînes d’approvisionnement – restent en fait étroitement liées à la rivalité entre les États-Unis et la Chine. «En ce sens, l’économie d’affinité constitue une vision plus modérée que la relocalisation ou le découplage, qui jouissent d’une certaine popularité aux États-Unis, notamment en raison de la montée d’un fort sentiment antichinois dans le pays», précise-t-il.

En 2022, 82% des Américains affichaient en effet une opinion défavorable à l’égard de la Chine, contre 47% en 20171. «C’est donc devenu très facile pour les politiciens de défendre des politiques commerciales antichinoises, même si elles sont très difficiles à mettre en œuvre», ajoute Thibault Denamiel.

Dans un contexte où la méfiance envers la Chine semble constituer le seul terrain d’entente entre les démocrates et les républicains, les mesures contre ce pays se multiplient. «Cette militarisation des chaînes d’approvisionnement a reçu un coup d’accélérateur lorsque Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale du président Biden, a présenté sa stratégie pour contenir les progrès technologiques de la Chine», souligne Dan Ciuriak, associé et directeur de Ciuriak Consulting, qui est spécialisé dans le commerce international. Cette «doctrine Sullivan» propose d’augmenter le financement de la recherche sur les nouvelles technologies et de rapatrier la production de certaines composantes stratégiques, tout en limitant les exportations vers la Chine de plusieurs technologies jugées critiques2

Graphique : importations canadiennes

Un divorce peu probable

Dans la foulée, certaines entreprises ont sorti une partie de leur production de la Chine. Par exemple, Apple, Samsung et Hasbro ont déplacé la fabrication de certains produits en Inde et au Vietnam. Même Volvo, qui appartient à l’entreprise chinoise Geely, a ouvert une nouvelle usine en Slovaquie, sa première en Europe depuis 60 ans.

«Malgré cela, l’idée que l’on assiste à un découplage entre les économies chinoise et américaine ne passe pas du tout la rampe lorsqu’on regarde les données», indique Dan Ciuriak. De fait, les importations de biens et services chinois aux États-Unis ont atteint un niveau record en 2022. Les importations de biens touchés par des tarifs de 25%, comme les semi-conducteurs, sont toutefois restées presque 25% sous les niveaux des 12 mois menant à juin 2018 (soit avant l’imposition de ces tarifs). Mais les importations de produits qui ne sont pas affectés par des tarifs spéciaux ont augmenté de 42% durant la même période, selon le Peterson Institute for International Economics, aux États-Unis.

Ainsi, la perspective d’un abandon massif de la Chine au profit de pays «alliés» demeure assez peu probable. «Ces politiques doivent être stratégiques, croit Thibault Denamiel. Après les chocs pétroliers des années 1970, par exemple, les États-Unis ont agi – avec succès – pour devenir plus indépendants énergétiquement. Les minéraux critiques et les microprocesseurs pourraient faire l’objet de politiques similaires, mais cela a peu de sens dans les secteurs moins importants.»

La rivalité entre les États-Unis et la Chine continuera toutefois de créer beaucoup d’incertitudes pour les entreprises qui s’approvisionnent au «pays du Milieu». «Les entreprises québécoises devraient surveiller la situation en Chine de très près et envisager de se réorienter vers le Vietnam, conseille Stéphane Paquin. Le Québec a une grande diaspora vietnamienne qui peut être mobilisée.»

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion


Notes

1- La Chine n’est guère plus populaire au Canada : selon un sondage Nanos publié en mai 2023, les trois quarts des Canadiens ont une opinion négative envers ce pays.
2-  Les États-Unis ont adopté des lois en ce sens, tels le CHIPS Act (sur les microprocesseurs) et l’Inflation Reduction Act.