Article publié dans l'édition Hiver 2015 de Gestion

Selon la conception traditionnelle, le leadership d’une organisation s’incarne en une seule et unique personne qui, grâce à son talent et à sa vision, mène une organisation là où elle l’entend.

Pourtant, diriger autrement et avec succès peut mener à l’émergence d’idées diverses, mieux adaptées à notre univers complexe. Dans cet article, nous explorons les forces potentielles et les défis réels de cette émergence. Un tour d’horizon permet de constater l’existence de plus en plus répandue du leadership bicéphale1.

Tenant compte du fait que ce type de leadership peut prendre différentes formes2, l’article analyse la forme de leadership bicéphale mandatée par le conseil d’administration dont les deux entités relèvent, entités choisies séparément mais dont les pouvoirs d’action sont égaux. Comme nous le verrons, la relation triangulaire qui en résulte crée des tensions particulières pour chacune des entités, soit le conseil d’administration et les deux dirigeants. Le leadership bicéphale est davantage répandu dans les organisations à but non lucratif3.


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Quels sont les avantages du leadership bicéphale, et pourquoi le choisir ? Représente-t-il un danger pour la cohérence de l’organisation ? Comment en optimiser les avantages ? Que peut-on apprendre de ce type de leadership pluriel transférable à d’autres contextes ? Nous tenterons de dégager quelques pistes de réflexion à l’intention des organismes culturels, grâce à l’exploration d’entreprises des arts de la scène qui adoptent depuis longtemps ce type particulier de leadership4.

Une codirection nommée par une tierce partie

Entre différentes formes de leadership bicéphale, il arrive qu’une tierce partie choisisse les deux têtes dirigeantes d’une organisation, leur confiant un mandat commun clairement défini. En observant les organisations à but non lucratif du domaine des arts de la scène, il est fréquent que le conseil d’administration d’un organisme nomme deux directeurs, en l’occurrence un directeur artistique et un directeur général, qui se rapportent tous deux au conseil d’administration.

Exemple parmi tant d’autres et documenté dans une étude de cas de HEC Montréal, Rémi Brousseau et Pierre Rousseau, nommés directeur général et directeur artistique par le conseil d’administration sur une base égale, ont uni leurs efforts afin de relever les défis auxquels devait faire face le Théâtre Denise-Pelletier5 : redonner à l’institution une bonne santé financière et procéder à d’importantes rénovations. En plus de mener ce projet à terme, le duo a su résister aux tensions que ces défis engendraient dans leur relation et devant un conseil d’administration où leurs pouvoirs respectifs étaient égaux.

La reconnaissance du leadership bicéphale

La possibilité d’élargir le champ de vision de la direction, devant une situation problématique ou seulement devant les défis que présente la concurrence, décuple le potentiel logique et intuitif lorsque deux cerveaux participent à la réflexion.

Le leadership bicéphale n’est cependant pas exempt d’obstacles. Lorsque des conflits insolubles éclatent entre les dirigeants et que ceux-ci ne trouvent pas d’issue ou que les problèmes sont mal gérés, l’ensemble des opérations de l’organisation en souffrira. Souvent, dans ces situations, chacun des leaders est tenté de chercher l’appui de divers intervenants, ce qui crée un climat politique délicat risquant de nuire au bon déroulement des activités de l’entreprise. L’histoire du Théâtre Denise-Pelletier, évoquée précédemment, a connu ce genre de conflits causant de grands soucis de gestion et de pérennité de l’organisation au conseil d’administration.

Si la complémentarité des deux têtes dirigeantes est une condition essentielle au succès du leadership bicéphale, la confiance des gens quant à la nature de leurs actions concertées demeure tout aussi fondamentale. Cette confiance peut s’avérer difficile à instaurer et elle est perçue différemment selon les secteurs, mais elle facilite la gestion et la survie à long terme de l’entreprise.

Selon les habiletés relationnelles des leaders, ce partage particulier des pouvoirs peut être profitable aux organisations. À l’heure où l’image du leader unique et omniscient perdure, il est utile de se rappeler que certaines organisations prospèrent grâce à deux têtes dirigeantes, plutôt qu’à une seule.

Le Leadership bicéphale : une valeur ajoutée

Grâce à la diversité d’expertises et de compétences qu’il multiplie, grâce au réseau qu’il déploie, le leadership bicéphale peut constituer une structure particulièrement profitable pour les organisations. Le partage des tâches entre deux personnes dirigeantes est susceptible de favoriser la réduction de la pression engendrée par les diverses responsabilités de haut niveau, en raison de la possibilité de bénéficier d’une plus grande diversité des talents et des expertises.

En outre, un meilleur équilibre est atteint pour le conseil d’administration, qui se voit libéré de la lourdeur habituelle aux organisations unicéphales. Ironiquement, la pluralité de la direction aide à mieux exploiter les forces de chacun et facilite la relation entre la direction et le conseil d’administration.

Le partage du travail

Dans un environnement où les tâches se complexifient, où la technologie, dans son avancée rapide, exige de plus en plus de compétences spécialisées, où les frontières de la concurrence deviennent plus perméables, le partage des pouvoirs s’impose à la haute direction du XXIe siècle. Deux penseurs du leadership, Heenan et Bennis (1999), y voient même une nécessité, particulièrement constructive et valorisante lorsque celui-ci repose sur une relation de confiance et de collaboration parmi la direction. Le milieu des arts de la scène, qui a intégré la pratique du leadership bicéphale depuis nombre d’années, mérite qu’on s’y arrête. Quand le métier est la mission même de l’organisation, le partage du travail entre un professionnel artistique et un gestionnaire devient fondamental.

Notre recherche a mis en évidence plusieurs cas d’organisations où la tâche devenait trop lourde pour un seul individu : une structure bicéphale était alors demandée par le conseil d’administration ou par la direction artistique afin d’alléger la charge. Dans une compagnie de théâtre établie depuis 25 ans, l’entreprise a fait l’acquisition d’un édifice supplémentaire afin d’augmenter la production de spectacles.

Pour pallier la multiplication des tâches de financement et de gestion, le conseil d’administration a jugé pertinent de partager les pouvoirs afin d’épauler le dirigeant fondateur, lui-même artiste et producteur. Le nouveau partenaire a su définir son rôle de directeur général et établir une alliance avec le fondateur de l’entreprise, celui-ci pouvant désormais se consacrer à la dimension artistique de l’organisation qui a profité de ce leadership bicéphale. Aujourd’hui, cette entreprise a épongé son déficit, le conseil d’administration se consacre au développement stratégique, tandis que les productions satisfont tout autant le public que les pairs de la communauté artistique.

« Ce fut en partie motivé par le trésorier, qui s’inquiétait de notre déficit. Il était préoccupé par notre manque d’efforts en matière de développement et de collecte de fonds, et en tant qu’homme d’affaires, il considérait que la seule solution était de faire appel à un gestionnaire. Il avait à cette époque l’appui du président du conseil d’administration et, au fil d’un certain nombre de rencontres, je me suis rendu à l’évidence que la meilleure chose à faire était de collaborer. » (le producteur artistique du théâtre)

Dans le même ordre d’idées, nous avons rencontré une entreprise qui a engagé un producteur artistique à la suite d’une crise financière désastreuse. Ce nouveau directeur, qui était seul, était débordé par la tâche qui lui était assignée et par les défis à relever. Il a suggéré au conseil d’administration que le directeur administratif, déjà au service de l’organisation, soit nommé directeur général en partenariat avec lui. De l’avis de tous, un dirigeant unique ne pouvait, dans ce cas, suffire à la tâche.

« Deux têtes, cela crée un leadership très différent. Un ensemble de compétences tellement variées est requis. Je me suis souvent demandé s’il existait une personne capable d’agir seule plutôt qu’être deux. Et j’ai de sérieux doutes à cause de l’ensemble de compétences qu’il faut. » (l’ancien président du conseil d’administration du théâtre)

« Les deux personnes profitent d’une vision partagée. Une personne peut se concentrer sur le côté administratif et l’autre, sur le côté artistique. De plus, une agit comme la pédale d’accélération et l’autre comme le frein, et les deux sont essentielles pour conduire une voiture. » (un membre du conseil d’administration du théâtre)

Exploiter la diversité des talents

La collaboration favorisée par le leadership bicéphale permet de diminuer une pression difficile à soutenir pour un seul et unique individu. En outre, pour l’organisation qui choisit cette structure, elle ouvre sur une plus grande variété de talents et d’expériences. Et puis, le partage de deux réseaux professionnels favorise la complémentarité des individus à la haute direction. Ce genre de partenariat entre professionnel artistique et gestionnaire a un effet positif sur les autres sphères liées au bon fonctionnement d’une organisation – administration, finance, stratégie, gouvernance.

Du choix du leadership bicéphale résulte un constant va-et-vient entre les polarités incarnées par deux individus aux personnalités et aux valeurs différentes. Cette particularité se retrouve, entre autres, dans les organisations à vocation artistique où la tension entre la vision artistique et la vision d’affaires devient une source de conflits, ou à tout le moins de débats. Mais le couple de la haute direction qui personnifie ces conflits a également le potentiel de faire émerger des solutions novatrices. Des conflits aussi divers que nombreux tissent le quotidien des dirigeants et des organisations dont ils tiennent les rênes, et pourtant un constat émerge : une forme partagée des pouvoirs peut s’avérer fort constructive7.

« Il s’agit d’une responsabilité, d’une relation qui repose sur le respect. Une personne n’est pas plus forte qu’une autre, et donc la vision artistique n’est pas mise en avant davantage que la vision financière, et vice versa. Par conséquent, ce genre de relation leur permet d’évoluer main dans la main et de manière équivalente. C’est une structure qui fonctionne. » (le directeur de production d’une grande compagnie de théâtre)

L’équilibre des tâches de chacun

Nos recherches mettent en évidence le fait que les membres des conseils d’administration apprécient l’efficacité d’une structure bicéphale de leadership : ce type d’approche favorise l’interpénétration d’une perspective administrative et d’une vision créatrice. Les membres du conseil d’une organisation dirigée par une telle équipe n’ont plus, dès lors, à intervenir auprès d’un directeur artistique dont le travail et les choix peuvent sembler mystérieux et impénétrables. Ce rôle incombe naturellement au directeur général, et l’équilibre trouve naturellement sa voie.

« Il n’entretient pas de relation avec de nombreux membres du conseil, car ils ont peur, ils ne saisissent pas. Ils se sentent à l’aise de me parler parce qu’ils comprennent les affaires; c’est leur domaine. » (le directeur général d’une compagnie de théâtre)

« Dans notre expérience, le directeur général et le directeur artistique sont en réalité de bonnes sources de rétroaction l’un pour l’autre. » (un membre du conseil d’administration d’une compagnie d’opéra)

Le directeur général, délégué par le conseil d’administration, qui comprend plus aisément ses fonctions et ses axes de décisions, puisqu’ils sont dans son propre champ d’expertise, a habituellement la responsabilité de veiller au bon fonctionnement quotidien de l’organisation.

« Le directeur général fournit tous les outils : bâtiment, sièges, argent, masse salariale, etc. Et c’est ce qui intéresse le conseil d’administration. » (un membre du conseil d’administration d’une compagnie d’opéra)

« Le conseil s’engage très peu dans la direction artistique, mais beaucoup dans les activités et les finances, et ce sont là les questions qui nous préoccupent durant nos réunions. » (un membre du conseil d’administration d’un orchestre symphonique)

En outre, le dynamisme particulier à cette structure permet au conseil d’administration d’appuyer la vision du directeur artistique avec des mesures concrètes (comme la recherche de fonds), sans risquer de paraître intervenir avec démesure.

« Nous avons une responsabilité face aux artistes et à l’organisation en tant que membres du conseil d’administration. Nous essayons actuellement de trouver du financement pour de nouveaux endroits, et ce, d’une façon novatrice, afin de stabiliser l’organisation. C’est une grande préoccupation sur le plan financier. » (le président du conseil d’administration d’une compagnie de danse)

« Plus nous collectons d’argent, plus nous pouvons satisfaire à la vision et aux aspirations du directeur artistique. Mon but est de faciliter le travail de ce dernier et de lui fournir les ressources dont il a besoin pour amener l’organisation là où il veut, et je pense qu’il est limité par l’argent. » (un membre du conseil d’administration d’une compagnie d’opéra)

Un terrain miné : les risques du leadership bicéphale

Il existe des bénéfices réels lorsqu’on opte pour un leadership bicéphale, mais, on s’en doute, ce choix peut aussi entraîner des dangers. Ainsi, certains chercheurs clament qu’une vision solide émanant d’un leader unique garantit la cohérence d’une organisation8. Il est vrai que la diversité engendrée par un leadership bicéphale causerait, par la multiplication des idées, des débats beaucoup plus nombreux pouvant parfois dégénérer. En effet, deux leaders au sommet risquent de se heurter constamment à des divergences d’opinions et de visions risquant de mener à des duels néfastes à l’organisation, ce qui affaiblirait sa structure entière.


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Dans nos recherches, nous avons constaté que les tendances extrêmes sont rares, la majorité des organisations bicéphales vivant plutôt une négociation constante, avançant dans un contexte d’équilibre fragilisé où les dirigeants doivent entretenir leur relation avec prudence et vigilance. Le temps et des négociations délicates favorisent l’ajustement.

Les conflits

Le concept de conflit, connoté d’émotions négatives, est souvent interprété comme une source de mésentente dommageable. Vu sous un autre angle, le conflit – qu’on peut entendre comme un désaccord –apporte son potentiel de productivité, grâce aux discussions qu’il génère, entre autres. Les chercheurs relèvent trois sortes de conflits9.

Le premier type de conflit se trouve dans la définition des tâches. Ce type de conflit – lorsqu’il est approché avec une volonté réelle de productivité et grâce aux débats qu’il suscite, permet de concevoir nombre d’idées aussi créatives que variées et de profiter d’une forme idéale de dynamique.

Le deuxième type de conflit, le conflit de processus, se rapporte à la personne désignée pour une tâche, et à sa façon de la réaliser. La résolution de ce conflit peut donner des résultats aussi constructifs que le conflit de définition des tâches, ou se transformer sous une forme ou une autre de lutte de pouvoir.

Enfin, le troisième type de conflit est le conflit de personnalité. Voilà un type de conflit qui peut, parce qu’il est beaucoup moins facile à rationaliser, devenir un terrain miné et agir sournoisement et de manière destructrice, sur le climat d’une équipe entière, érodant la confiance existante. Cette source de conflit, où l’un cherchera l’appui des autres dans l’organisation, et vice versa, est politique et empoisonne la culture d’entreprise10.

Lorsqu’un conflit s’aggrave entre les dirigeants, il risque de se répandre dans toute l’organisation. Il affecte alors la prise de décisions et provoque une grande tension psychologique sur la culture de l’organisation, créant un climat hautement politique. C’est ce sur quoi se fondent les chercheurs qui soutiennent qu’un leader unique a de meilleures chances de maintenir une vision solide, cohérente et claire. Des visions ou des stratégies divergentes à la haute direction risquent de causer un préjudice à un sain leadership d’une organisation11.

Nos recherches nous ont menées à visiter deux organisations paralysées par des conflits au sein du couple qui partage la direction et ayant infiltré l’organisation. Un de ces conflits a pris une mauvaise tournure, au point qu’une personne devait jouer le rôle de médiateur et transmettre l’information à chacun des dirigeants qui ne s’adressaient plus la parole, entièrement absorbés dans une lutte de pouvoirs.

Même le conseil d’administration s’est trouvé impliqué dans cette situation qui a grandement nui à la motivation et au travail du personnel. Plusieurs employés ont entrepris activement des démarches de recherche d’emploi ailleurs au fur et à mesure que la situation s’envenimait.

« J’ai commencé à sentir que le directeur artistique n’était pas satisfait et qu’il parlait de moi en mal au personnel. Il m’a pendant un certain temps ignoré. » (le directeur général d’une compagnie de ballet)

« Pendant longtemps, j’assistais à ces deux réunions et je devais obtenir toute l’information nécessaire, car moi seul participais aux deux réunions. » (un administrateur artistique d’une compagnie de ballet)

« Lorsque j’ai constaté que la production X déraillait encore une fois en matière de dépenses, j’ai décidé de le signaler au président du conseil et au directeur du comité financier, et j’ai demandé au directeur artistique d’assister à la réunion. » (le directeur général d’une compagnie de ballet)

Une autre organisation a été minée par un conflit et, malgré le fait que les deux dirigeants aient été plus discrets quant à leur mésentente, correspondant par courriel pour le développement de projets, leur méfiance et leur manque de communication directe ont fait dégénérer la situation. Des employés supportant ce manque de respect, et craignant qu’il contamine l’organisation, surtout qu’il se produisait peu de temps avant la tenue d’un important colloque, ont exposé le conflit au conseil d’administration.

« Les membres du conseil d’administration étaient pré- occupés parce que nous allions accueillir dans quelques semaines des invités de partout au pays. Nous avions besoin qu’ils agissent tous les deux de manière appropriée. Nous avons donc décidé qu’il fallait leur parler de la situation, parce qu’elle n’allait pas se régler toute seule. » (un membre du conseil d’administration d’une compagnie de théâtre)

Bref, d’une manière ou d’une autre, les recherches sur le leadership bicéphale tendent à démontrer que lorsqu’un conflit est géré par le duo lui-même, l’organisation peut continuer à bien fonctionner. Dans une entreprise de théâtre, un duo de dirigeants, réputés pour leurs débats animés, n’ont pourtant jamais demandé à d’autres d’intervenir ou de prendre parti : ils arrivaient à régler leurs conflits entre eux et avaient su, de cette manière, gagner le respect de leur équipe.

« Les ai-je vu se disputer ? Bien sûr. Ils argumentent et ne sont pas toujours d’accord. Cependant, ils s’assurent de toujours en venir à une certaine entente. Ils réussissent cela en discutant, je suppose. » (le directeur de production d’une grande compagnie de théâtre)

Malgré tout, plusieurs gestionnaires du milieu des arts de la scène continuent de croire que cette forme de leadership demeure difficilement viable. À notre avis, il est important de valoriser les exemples qui ont du succès et de mettre en évidence les outils qui le favorisent : une relation saine entre les leaders aptes à gérer leurs propres conflits12.

Les collusions réelles ou perçues

Les saines relations d’un duo se construisent sur la confiance. Pourtant, certains administrateurs peuvent croire qu’une trop grande confiance entre le duo crée une collusion qui nuira à l’équilibre potentiel de ce type de structure bicéphale. Ironiquement, la confiance tend à fortifier le leadership bicéphale, surtout auprès des couples de dirigeants capables de gérer efficacement leurs différends.

« Je pense que la relation est saine parce que nous nous respectons, mais aussi parce que nous sommes capables de nous affronter et de repousser nos limites. » (le directeur général d’une grande compagnie de théâtre)

« J’ai parfois des différends avec le directeur général en ce qui concerne la programmation. Par exemple, une année, nous avons obtenu les droits de la production X. Il a dit “Faisons-le” et j’ai répondu “Ça ne marchera pas”. Il a répliqué “Je pense que oui, ça va marcher” et j’ai dit “D’accord”. Et ça a fonctionné. J’avais tort. » (le directeur artistique d’une grande compagnie de théâtre)

Une surcharge pour la direction générale

Nos recherches sur le terrain ont démontré que le conseil d’administration surveille plus étroitement le directeur général que le directeur artistique13. Rarement, et si seulement il le fait, évalue-t-il directement le directeur artistique, préférant intervenir de manière indirecte en passant par son partenaire, le directeur général. Ces interventions détournées ajoutent à la pression de ce dernier, qui sera inévitablement évalué sur ses performances financières par le conseil d’administration, alors que celui-ci sera moins pointilleux quant aux résultats artistiques.

« Lorsque nous avons commencé à faire des évaluations du rendement, c’était différent pour le directeur artistique. De son côté, c’était “Allons luncher et voyons comment les choses fonctionnent”. De mon côté, c’était “Bon, quels étaient tes points de référence et tes objectifs pour l’année, et les as-tu atteints ?” » (le directeur général d’une compagnie de ballet)

De cette situation peut résulter une dynamique exigeante, voire stressante, pour le directeur général dont les responsabilités sont dédoublées. En effet, celui-ci assume les tâches liées à son poste de haute direction, soutenant le conseil d’administration dans la recherche de fonds et maintenant une communication continue quant aux orientations de l’organisation. D’un autre côté, le rôle du directeur général l’amène à négocier sur une base régulière avec le directeur artistique afin que l’organisation demeure viable et saine et qu’il garde le contrôle des dépenses.

Bref, les codirigeants se retrouvent dans une position horizontale et interdépendante, ce qui peut nuire à l’harmonie de leur relation. Dans le cas de mésententes, le conseil d’administration se voit obligé d’intervenir directement, de forcer la négociation et d’interférer davantage avec le directeur artistique, habituellement un profil d’individu qu’il saisit avec difficulté. La leçon à retenir pour le conseil d’administration : il existe un potentiel réel de surcharge pour le directeur général pouvant créer un bris de relation avec son collègue, le directeur artistique. Bref, si le conseil d’administration met trop de pression sur le directeur général, il risque de devoir surveiller lui-même le directeur artistique.

L’intervention du conseil d’administration

Dans un contexte de leadership bicéphale, plusieurs facteurs entrent en jeu dans l’établissement et le maintien de relations saines, et chacun, tant les dirigeants que les membres du conseil d’administration, peut apprendre à exploiter le meilleur du duo de dirigeants.

La responsabilité de s’ouvrir à l’autre

Dans les cas étudiés, chacun des leaders est lié à l’autre pour le bon accomplissement de son propre travail. Le directeur général comptait sur le directeur artistique pour qu’il élabore une programmation attrayante qui saurait séduire le public et les commanditaires. Par ailleurs, le directeur artistique s’attend à ce que son partenaire vende assez de billets et amasse assez de fonds pour que le financement permette à ses projets de s’enchaîner.

Nos recherches indiquent qu’il n’existe pas de combinaison idéale d’expertises, mais une tendance se démarque. Dans les entreprises qui fonctionnent efficacement, la formation et l’expérience de chaque partenaire ont permis d’explorer diverses fonctions à travers l’organisation. Ainsi, dans deux entreprises de théâtre, les directeurs généraux avaient eux-mêmes été comédiens.

Ailleurs, dans une entreprise de théâtre, le directeur général avait débuté en tant que technicien de production, un cheminement relativement fréquent dans ce type de carrière. Dans une autre entreprise visitée, le directeur artistique, en plus d’avoir travaillé auprès du Conseil des arts, avait lui-même débuté dans une petite compagnie où les comédiens produisaient leur travail eux-mêmes, et avait acquis de bonnes connaissances quant à la gestion de budgets.

Bref, la combinaison d’un directeur général formé en tant que comédien et d’un directeur artistique ayant une expérience de gestion semble un gage de succès : chacun comprend plus aisément les différents points de vue de son partenaire, se sent lui-même mieux entendu et lui accorde plus volontiers sa confiance. Cette façon de faire permet de contrer les effets négatifs de la diversité.

L’importance des habiletés à négocier

Nos recherches ont permis de mettre en évidence le fait que les conseils d’administration ont tendance à rechercher des candidats uniquement sur la base de leur réputation professionnelle et de leurs compétences techniques. Les habiletés humaines, telles que des aptitudes pour la collaboration et la négociation, ne semblent pas constituer une priorité, et auraient certainement intérêt à le devenir.

Lorsqu’un conseil d’administration embauche un nouveau membre d’une équipe bicéphale, il aurait avantage à rechercher des compétences relationnelles et même à en faire un critère de sélection primordial, s’appuyant sur des références pour vérifier les capacités du candidat à collaborer, à gérer les conflits et à créer des liens de confiance.

Dans la majorité des cas étudiés, les directeurs artistiques étaient soit les fondateurs de leur entreprise, soit des artistes reconnus pour leurs compétences. Les individus ayant ce type de profil démontraient une forte assurance quant à leur vision et à leurs ambitions pour leur organisation, ce qui pouvait engendrer certains défis relationnels avec leurs collègues. Est-ce que cela signifie qu’un individu ayant une forte personnalité présente davantage de difficultés relationnelles ?

Dans les cas où les conflits se concluaient négativement, l’incapacité de faire des compromis du directeur artistique pesait lourdement sur le duo de leaders ainsi que sur l’organisation. Dans un cas, pourtant, le directeur général, qui possédait un caractère peu enclin aux compromis, a causé des soucis au conseil d’administration. Heenan et Bennis (1999) soulignent l’importance de trouver une ma e de collaborer et de mettre de côté un ego envahissant.

Des habiletés relationnelles nécessaires au conseil d’administration

Certains cas illustrent l’intérêt d’affecter des membres du conseil qui en ont la compétence auprès des leaders pour les accompagner étroitement dans l’affinement de leurs compétences relationnelles. Par exemple, le président du conseil d’administration d’une organisation étudiée, ayant lui-même acquis de bonnes habiletés de négociation dans les situations délicates vécues durant sa carrière, a pu guider le couple de leaders dans l’apprentissage de meilleures capacités relationnelles.

En ce sens, et afin de faciliter cet apprentissage de la collaboration, tout autre soutien extérieur, s’il n’est pas disponible à l’interne, doit être considéré comme un investissement stratégique pour l’organisation. Ce type de soutien, ou coaching, est probablement une donnée essentielle des organisations prospères qui fonctionnent efficacement. La saine gestion des relations humaines permet d’éviter des situations qui finissent par gangrener une entreprise, avec tous les coûts qu’elles impliquent, dont la relation du duo de dirigeants.

La confiance et une communication efficace

Plusieurs aiment comparer à un mariage la structure bicéphale et sa fonctionnalité relationnelle. Cette analogie souligne l’importance de la confiance mutuelle nécessaire au couple de leaders d’une organisation qui opte pour cette structure.

La recherche établit deux types de confiance entre les individus : la confiance intime qui lie des amis ou des amoureux, et la confiance professionnelle qu’établissent des collègues de travail14. Le premier type de confiance s’appuie sur des émotions partagées par un couple prêt à se soutenir l’un l’autre à travers les différents événements de vie, et n’est pas teinté d’intérêts individuels. La confiance professionnelle, plus rationnelle, doit être régulièrement et concrètement validée dans un contexte où les intérêts d’affaires de chacun sont admis.

En outre, un individu peut accorder une confiance partielle à un collègue15. Il est possible de déléguer certaines tâches en toute sécurité à quelqu’un, par exemple la préparation détaillée d’une analyse de budget, tout en sachant qu’il est impossible de se fier à la ponctualité de cette personne, généralement en retard aux réunions.

Les individus possèdent différentes forces et faiblesses qui tissent leurs relations. La confiance professionnelle et la confiance partielle impliquent que les partenaires doivent apprendre à se connaître afin de réussir à bien travailler ensemble et à communiquer efficacement, cette dernière habileté étant certainement un élément clé. Il a été démontré que la confiance réduit le risque que les conflits dégénèrent16.

Dans une des compagnies de théâtre rencontrée, la relation donnant-donnant du couple de leaders ainsi que le respect mutuel des compétences de chacun démontraient une compréhension de l’autre enracinée. Dans d’autres cas, la mauvaise communication des dirigeants nuisait aux échanges quotidiens et les empêchait de reconnaître les réalisations de l’autre dans l’organisation, entravant une relation de confiance.

« Ils passent beaucoup de temps à discuter de l’organisation, de sa situation, de ce qui est bien pour elle, de ce qu’ils devraient faire. » (le directeur du marketing d’une grande compagnie de théâtre)

En fait, dans les cas où les dirigeants ne s’accordaient pas leur confiance, la communication se voyait inévitablement limitée et, avec le temps, les individus concernés concevaient plutôt de la méfiance à l’égard de leur partenaire. Un tel climat n’incite guère au respect des réalisations de l’autre, et l’organisation finit, conséquemment, par en souffrir.

Le niveau de confiance existant dans la relation du couple dirigeant influence l’apparition des conflits. Un directeur artistique témoigne à propos de ses sentiments à l’égard de son collègue directeur général : « Je reconnais que lorsque j’offre mon soutien, je le fais une fois, puis une deuxième fois, et j’ai même tendance à le faire une troisième fois. Ensuite, je commence à poser des questions, et à un moment, je suis très clair lorsqu’il est évident que cela finira mal. » (le directeur artistique d’une compagnie de ballet)

D’un autre côté, comme l’explique le directeur général d’une autre organisation, on peut aussi profiter des conflits et des débats d’idées qui émergent dans un climat de confiance et de respect : « Je pense que la relation est saine parce que nous nous respectons, mais aussi parce que nous sommes capables de nous affronter et de repousser nos limites. » (le directeur général d’une grande compagnie de théâtre)

L’intervention auprès des dirigeants

Nos recherches nous ont amenées à conclure que, autant que possible, le conseil d’administration ne devrait pas proposer de solutions aux problématiques vécues par le duo17. En effet, lorsque les dirigeants trouvent eux-mêmes une solution, particulièrement au début d’une nouvelle relation, celle-ci s’en trouve consolidée et la confiance s’enracine.

Dans la plupart des organisations, une expérience difficile et particulièrement exigeante entre les dirigeants avait précédé nos entrevues. Dans certains cas, la relation entre les dirigeants était à ce point toxique que le directeur général avait quitté l’organisation. Mais d’une manière ou d’une autre, la constatation demeure la même : une mauvaise expérience dans les relations entre les dirigeants laisse généralement planer une ombre à l’arrivée d’un nouveau partenaire à la direction. Pour y remédier, il est recommandé d’informer le nouveau directeur général des expériences passées difficiles afin de donner à la personne la chance de créer un climat de confiance par une communication ouverte dès le départ.

« Le directeur artistique voulait toujours présenter deux spectacles par année et j’ai accepté… durant mes dix-huit premiers mois en poste. Je lui ai permis de réaliser son rêve et aujourd’hui, trois ans plus tard, je ne sais pas si c’était la bonne chose à faire. Mais c’était énorme pour le directeur artistique; il avait finalement eu ce qu’il voulait et il avait bien réussi. J’ai appuyé le répertoire et nous avons bâti de la confiance. Il me fait désormais confiance et donc nous pouvons nous asseoir ensemble et discuter réellement des problèmes, ce qui était impossible il y a trois ans. » (le directeur général d’une compagnie d’opéra)

Cependant, dans d’autres cas, on observe une volonté de la part des membres du conseil d’administration d’assainir le climat en intervenant avant l’arrivée d’un nouveau directeur général : il devrait s’en abstenir. Cette manière d’agir ne permet pas au nouveau partenaire d’établir par lui-même la relation de confiance, ce qui risque de faire avorter un lien nouveau, de le fragiliser avant même que la relation débute. En effet, cette intrusion du conseil, si elle advient, comme nous l’avons constaté dans deux cas, a plutôt tendance à éveiller les soupçons de part et d’autre. Dans un de ces cas, l’intervention du conseil a entraîné une relation hautement nocive.


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« Les seuls moments où je lui adressais la parole, c’était lorsque je tentais de discuter de problèmes ou de questions budgétaires. Je sentais qu’il n’était pas motivé à ce que nous trouvions des solutions ensemble. J’ai toujours senti que c’était un jeu dans le cadre duquel il attendait que je trouve une solution avant qu’il soit obligé d’en trouver une lui-même. Ou il attendait que je trouve une réponse qui n’impliquerait absolument aucun compromis de vue artistique. » (le directeur général d’une compagnie de ballet)

Conclusion

Les clés essentielles du succès d’une relation de leadership bicéphale sont la complémentarité des compétences, la capacité des leaders à gérer les conflits entre eux, la communication et la confiance. Ces éléments, qu’il est certes difficile d’ancrer, demeurent stratégiques dans le bon fonctionnement d’une organisation dirigée par un leadership bicéphale. La nature humaine étant ce qu’elle est, les conflits peuvent sournoise- ment dégénérer sans l’appui de ces valeurs et principes. La communication et la confiance, entre autres, favorisent la saine négociation de compromis, de toute manière inévitables.

Malgré ces défis qu’il est par ailleurs possible de relever, le partage du leadership doit être considéré pour les forces qu’il offre à une organisation : une vision plurielle, des perspectives décuplées menant souvent à des avenues créatrices dans les défis qui se posent à toute organisation pour prospérer et, finalement, une réponse aux exigences de l’environnement et d’une direction complexes. Ce faisant, vu cette nécessité de voir le point de vue de l’autre et de dépasser les tensions que cela suppose, les couples de dirigeants mettent au point des stratégies qui sont d’autant mieux adaptées à l’organisation qu’ils servent.


Notes

1 Alvarez et Svejenova (2005).

2 Denis et al. (2012).

3 Des recherches réalisées par la chaire d’entrepreneurship Rogers-J.-A.-Bombardier, à HEC Montréal, indiquent que 64 % des nouvelles entreprises créées au Québec adoptent un mode de leadership bicéphale. Cette proportion est de 84 % dans le cas des nouvelles entreprises évoluant dans le secteur des hautes technologies. L’enracinement de ce partage des pouvoirs s’étend mondialement, que ce soit aux États-Unis, en Europe ou en Chine (Denis et al., 2012).

4 Peterson (1986).

5 Gazaille et Reid (2009).

6 Eisenhardt (1989).

7 Jehn (1997), Reid et Karambayya (2009).

8 Locke (2003).

9 Jehn (1995).

10 Reid et Karambayya (2009).

11 Locke (2003).

12 Cameron (2006).

13 Reid (2014, non publié).

14 McAllister (1995).

15 Kramer et Lewicki (2010).

16 Simons et Peterson (2000).

17 Reid et Karambayya (2014, non publié).

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