Les Québécois sont de plus en plus nombreux à utiliser l’intelligence artificielle de type génératif pour soutenir leur performance au travail. Entre les compétences que les employés délèguent à cette technologie et celles qu'ils mobilisent afin de la prendre en main, comment les savoirs et les savoir-faire se transforment-ils?

L’engouement pour l’IA générative ne faiblit pas depuis le lancement de ChatGPT, le robot conversationnel d’OpenAI, sorti en novembre 2022. Au Québec, plus d’un employé sur quatre utilise désormais ce type de technologie au travail, selon un sondage récent de la firme KPMG.

Des compétences gagnées…

L’IA générative repose sur l’intelligence artificielle pour créer du contenu tel que des images, vidéos, lignes de code ou textes sur base de requêtes (appelées «invites» ou prompts) saisies par l’utilisateur. Cette technologie peut ainsi automatiser des activités de synthèse, de classification, de rédaction ou encore de correction de contenu. Ce faisant, elle permet aux employés de gagner en rapidité et en performance dans l'exécution de certaines tâches telles que la production de courriels, de comptes rendus ou de rapports factuels. «C’est en association à des compétences ayant peu de valeur ajoutée qu’on la voit apparaître dans les organisations», soutient Dany Baillargeon, professeur agrégé au Département de communication de l’Université de Sherbrooke.

Ce recours à l’IA générative ne devrait cependant pas soustraire le personnel à un travail de relecture et de validation de leurs résultats, souligne Gregory Vial, professeur agrégé au Département de technologies de l'information à HEC Montréal. Le chercheur croit par ailleurs qu’une forte démocratisation de ce type d’outil aura un impact sur les attentes des employeurs vis-à-vis des employés. «Ils s’attendront à un certain standard, tels que l’absence de fautes d’orthographes et de grammaire ou la diminution des bugs pour les entreprises qui font du développement de logiciel.»

Dans le cas des tâches qui reposent sur le traitement d’informations complexes ou requièrent un certain niveau de réflexion et d’esprit critique, des compétences spécialisées seront nécessaires pour utiliser l’IA générative de manière optimale. «La compétence métier sera cruciale pour ces tâches, parce qu’il va falloir faire du prompting qui donne les bonnes indications, le bon contexte et les bonnes contraintes à l’outil, tout en étant capable de vérifier ce qu’il génère», indique Gregory Vial.

… d’autres transformées ou fragilisées

Si les connaissances de pointe ont peu de chances de se voir remplacées, l’essor de la rédactique (ou prompting) entraîne une transformation des compétences cognitives nécessaires à produire des résultats qui s’obtenaient autrefois sans le support de la machine, estime Luc Lespérance, maître d'enseignement au Département de technologies de l'information à HEC Montréal. «Enfant, je connaissais les numéros de téléphone par cœur. Aujourd’hui, j’ai de la misère à me souvenir de mon propre numéro, parce que ces connaissances, comme beaucoup d’autres, se trouvent dans une machine.» Selon l’enseignant, l’importance que l’on accordait à la connaissance de l’information va progressivement basculer vers l’importance d’en connaître le chemin d’accès.

Pour autant, toute connaissance transférable à l’IA doit-elle l'être? «Aussitôt qu'on délègue une compétence à une machine, on en perd l'heuristique, c’est-à-dire la façon dont on la mettait en œuvre», avec des conséquences potentiellement nuisibles, prévient Dany Baillargeon, qui prend en exemple la rédaction des procès-verbaux. «La personne qui s'occupe habituellement de prendre des notes en réunion devient aussi une sorte de mémoire organisationnelle. Si cette tâche est prise en charge par un robot conversationnel, sans intermédiaire, la compétence se perd.»

Autre perte potentielle liée à l’utilisation de l’IA générative : celle de la performance en matière de créativité et d'innovation, mentionne Gregory Vial. Une perspective qui repose sur le mode d'entraînement de l’IA générative, qui apprend sur base de relations et de schémas qu’elle identifie dans les données dont on la nourrit. «Si tout le monde utilise ces outils pour générer du contenu et que ce contenu est utilisé pour réentraîner de nouveaux modèles d’IA générative, il y a un risque que ça devienne du contenu très préfabriqué, très uniforme.»

Passer à l’IA grâce à la veille et la formation

Les trois intervenants le soulignent : qu’elles en aient ou non l’usage aujourd’hui, les entreprises ont intérêt à assurer une veille technologique vis-à-vis des applications d’IA générative qui arrivent sur le marché. La maîtrise de cette technologie qui évolue à grande vitesse risque en effet de devenir indispensable pour rester concurrentiel. «Se passer de ces compétences-là va devenir aussi difficile que se passer de Google pour effectuer des recherches», explique Luc Lespérance, qui anticipe une fracture numérique importante entre les travailleurs et organisations qui se tiennent à jour et ceux qui ne le font pas.

Des mesures existent, cependant, pour que les entreprises se préparent au mieux à la transition vers l’intelligence artificielle. «Il s’agit d'abord d’identifier les compétences qu’elles possèdent et ne veulent pas déléguer à la machine, et celles qui ne demandent aucune valeur ajoutée», précise Dany Baillargeon.

La formation des employés, par la voie académique ou professionnelle, s’avère également indispensable pour acquérir les compétences permettant d’utiliser cette technologie de manière efficace, pertinente, mais également sécuritaire. «Mal utiliser un outil d’IA générative peut faire perdre plus de temps que si on réalise la tâche soi-même. Il faut également s’assurer d’en avoir une utilisation responsable, notamment en ce qui concerne le partage de données si l’outil est public», indique Gregory Vial.

Tirer le meilleur parti de l’IA, c’est aussi apprendre à porter sur ses réponses un regard critique, notamment sur ce qu’elles ne disent pas, «c'est-à-dire les biais de genre, les biais politiques, les biais culturels que l’intelligence artificielle reproduit», alerte Dany Baillargon. Mais aussi toutes les réponses qu’elle écarte en n’en proposant qu’une seule, ajoute le chercheur, qui soutient que prendre ce pas de recul nécessite d’avoir un minimum de littératie numérique. Comprendre, par exemple, ce que sont les algorithmes et comment ils interviennent dans cette technologie.

Évoluer avec l’IA générative, c’est enfin investir dans les compétences typiquement humaines qu’elle ne pourra jamais remplacer, croit Luc Lespérance. «Bien communiquer, être tactique, avoir du leadership, etc. Toutes les compétences qui, finalement, nous distinguent de la machine.»