Article publié dans l'édition Été 2021 de Gestion

La pandémie de COVID-19 a fait voler en éclats toutes nos routines, d’un point de vue tant organisationnel qu’individuel. Pourquoi sont-elles si importantes? Comment les reconstruire dans un environnement qui ne sera probablement plus jamais comme avant?

Lorsque le gouvernement québécois a décrété le confinement sanitaire, en mars 2020, nos existences ont basculé. «Les gens se sont retrouvés enfermés à la maison, loin de leur lieu de travail, avec leurs enfants. Or, l’organisation de nos journées est fondée sur des horaires. On sait que tout le monde sera à un endroit précis pendant la journée – bureau, école, garderie – et qu’on se retrouvera le soir. Avec la pandémie, nos routines ont été détruites», explique Pénélope Codello, professeure agrégée au Département de management et directrice des programmes de certificat de HEC Montréal.

La situation a également été épineuse au travail. Ont été balayés non seulement l’aspect formel mais aussi le volet informel de la réalisation des tâches : les échanges dans les couloirs avec les collègues, les discussions autour de la machine à café, bref, tous ces petits repères qui structurent notre vie quotidienne au boulot.

Face à l’inconnu, les organisations et les individus se sont efforcés de construire de nouvelles routines pour remplacer celles qui avaient disparu et pour reconquérir ainsi l’espace laissé en friche. En effet, on ne peut pas se passer des routines, que ce soit dans notre sphère privée ou dans notre existence professionnelle.

Le rôle des routines

Mais qu’est-ce qu’une routine? «Il existe plusieurs définitions, notamment celle-ci : il s’agit d’une séquence d’actions répétitives accomplies par une ou plusieurs personnes dans le but de réaliser une tâche spécifique. La routine a un aspect formel dans la mesure où une procédure écrite sert à préciser qui fait quoi et de quelle façon. Il y a aussi un côté informel car, lorsque les gens savent exactement ce qu’ils doivent faire, il y a une petite place pour la flexibilité et pour l’improvisation », précise Ann Langley, professeure honoraire au Département de management de HEC Montréal. «En fait, on pourrait même dire que sans routines, il n’y a pas d’innovation : quand le cerveau peut se baser sur des routines et s’appuyer sur sa propre expertise, il libère de l’espace, ce qui lui permet de faire preuve de créativité», ajoute Pénélope Codello.

Indispensables au quotidien, qu’il s’agisse des individus ou des organisations, les routines remplissent aussi plusieurs fonctions. «L’apprentissage organisationnel a pour objectif d’établir des routines, de systématiser certains comportements dans des contextes précis. C’est ce qu’on appelle l’expertise. La performance provient de la routine, car il y a une valeur ajoutée, tant en raison de l’automatisation qu’en fonction de la place qu’on laisse au jugement et à l’adaptation», explique Kevin J. Johnson, professeur agrégé au Département de management de HEC Montréal.

De l’avis de Pénélope Codello, les routines favorisent également l’apparition d’une économie de moyens et d’une économie cognitive : «lorsqu’on sait comment réaliser telle ou telle tâche, on n’a pas besoin d’y réfléchir ni de se questionner constamment. Quand les choses sont prévisibles, on peut être plus efficace et plus productif. Ce mode de fonctionnement permet aussi de réduire la charge cognitive», fait-elle valoir.

Cependant, la disparition des routines peut avoir un effet dévastateur non seulement sur l’efficacité mais aussi sur l’innovation. «En faisant éclater les routines, la crise a nui à la capacité d’innovation potentielle, parce que c’est aussi dans les routines qu’on trouve l’espace requis pour prouver que des changements sont nécessaires», note Kevin J. Johnson.

La fin des routines a également nui à la santé mentale des travailleurs1. Les femmes, en particulier, ont payé un lourd tribut : «les routines facilitent la conciliation travail-famille. Or, ce sont généralement les mères qui en portent le poids sur leurs épaules. Résultat : leur charge mentale a explosé, ce qui a conduit à de la fatigue, à de l’épuisement professionnel, etc. La désintégration des frontières entre les sphères privée et professionnelle a aussi conduit les employés, hommes et femmes, à travailler davantage. On commence plus tôt et on finit plus tard, on assiste à des réunions le soir et la fin de semaine… Là aussi, cela a généré de l’épuisement», mentionne Pénélope Codello.

Un équilibre à rétablir

À la fois rigides et flexibles, les routines sont essentielles pour structurer notre vie, tant à la maison qu’au travail, et pour faciliter la cohabitation de ces deux univers. Leur reconstruction est donc indispensable pour retrouver l’équilibre personnel et professionnel.

Certains secteurs ont été moins bouleversés que d’autres, ce qui permet de rebâtir sans avoir à partir de zéro. Ann Langley cite l’exemple du milieu de l’enseignement qui, même à distance, a pour raison d’être la transmission de savoir à des élèves. «Certains aspects des routines et des balises sont demeurés : on sait ce qu’est un cours, l’emploi du temps et quelques éléments de base existent encore. Il s’agit ensuite de concevoir des outils afin de communiquer les connaissances en ligne», illustre-t-elle. En revanche, dans d’autres secteurs, celui de la santé notamment, on a dû revoir complètement les façons de faire et se réinventer, par exemple en créant de nouvelles routines pour assurer la protection du personnel et des patients sur les lieux.

La professeure Langley souligne que l’adaptation des routines est facilitée par l’aménagement de deux types d’espaces de travail. Il y a d’abord un espace de réflexion, une zone où on peut prendre du recul et se poser des questions. À cela doit se greffer un espace d’expérimentation, où il est possible de réinventer, de tester, d’improviser, d’essayer de nouvelles façons de faire. «Lorsqu’on a trouvé quelque chose qui semble avoir du sens, on le ramène dans l’espace de réflexion pour formaliser et diffuser une nouvelle routine», détaille-t-elle.

Ann Langley ajoute que pendant la pandémie, on a aussi vu émerger de nombreuses communautés de pratique – des espaces de réflexion, en quelque sorte – au sein desquelles des professionnels ont pu échanger et discuter de leurs expériences, ce qui s’est avéré très productif et rassurant.

Un autre exemple : pour instituer de nouveaux protocoles, un centre hospitalier a créé des salles de simulation, c’est- à-dire des lieux d’expérimentation où des professionnels et des employés testent de nouvelles façons de faire et s’exercent à les utiliser. Ces séances peuvent être filmées puis montrées à d’autres employés, qui apprennent à leur tour.

Les limites du télétravail

Il est facile de s’égarer en tentant de créer de nouvelles routines. Kevin J. Johnson émet une mise en garde à ce sujet : «dans le contexte du télétravail, on a utilisé les plateformes technologiques de visioconférences. Or, plusieurs sont tombés dans le piège de la réunionite en invitant plus de gens que nécessaire et sur de plus longues périodes. Cette nouvelle routine s’est installée rapidement et, ce faisant, on a fait réapparaître le problème des réunions sans valeur ajoutée», constate-t-il.

En revanche, d’autres ont saisi cette occasion pour innover. Ainsi, des organisations sont passées des routines de gestion centrées sur les heures de travail, sur l’ancienneté, sur les rôles et sur les responsabilités à un autre mode basé sur l’atteinte d’objectifs. «Cela a pu se produire parce que des leaders ont eu l’espace nécessaire pour explorer. Dans ces entreprises, la culture est devenue plus mobilisatrice », note le professeur Johnson.

On s’est aussi efforcé de ressusciter la part informelle des relations de travail, laminée par la distanciation sociale. Pour retisser des liens, certains gestionnaires ont misé sur les réunions hebdomadaires, par exemple le lundi matin, pour prendre des nouvelles de leur équipe et pour faire le point sur les tâches à accomplir durant la semaine. Cependant, Pénélope Codello fait remarquer qu’on est loin de pouvoir tout remplacer : «il y a un certain mythe qui entoure le télétravail : il ne permet pas de construire les liens sociaux dont les gens ont besoin non seulement pour conserver leur santé mentale mais aussi pour être efficaces et engagés dans l’organisation. Les employés ont goûté à la flexibilité du télétravail et voudront probablement maintenir cette façon de fonctionner, du moins en partie. L’adoption de formules hybrides, dont les entreprises devront toutefois fixer les règles pour s’assurer de prévoir des périodes de travail collectif au sein des équipes, est à envisager», recommande-t-elle.

Des leçons à tirer

Riche en enseignements, la pandémie nous aura aussi rappelé à quel point nous sommes résilients. «L’être humain sait qu’il a besoin de routines pour bien fonctionner. Par conséquent, dès qu’il y a un changement, il met tout en œuvre pour s’adapter et pour retrouver un état de bien-être et de stabilité. Comment? en recréant des routines», fait valoir Pénélope Codello.

La crise sanitaire a également constitué une grande source d’apprentissage pour les gestionnaires, estime Ann Langley. «Nous nous sommes découvert une forme d’agilité forcée. Que pourrons-nous puiser dans cette expérience qui sera porteur de sens lorsque nous retrouverons une vie normale? il y aura sans doute lieu de pérenniser certaines pratiques», expose-t-elle.

Autre constat important, selon Kevin J. Johnson : «nous avons appris que nous sommes capables de briser nos “silos” et d’établir de nouvelles routines, ce qui est très positif. À cet égard, il faut souligner l’apport des gestionnaires intermédiaires et de premier niveau, qui ont su prendre possession de l’espace laissé libre par la crise afin de redéfinir des routines collaboratives, et ce, dans le but d’atteindre des objectifs précis.» Les bonnes vieilles habitudes ont la vie dure, mais il faut parfois savoir les bousculer pour avancer.


Note

1 Voir à ce sujet le texte intitulé « Santé mentale au travail : des problèmes aggravés par la pandémie ».