Article publié dans l'édition été 2016 de Gestion

Quel modèle managérial faudra-t-il adopter pour rester à l’avant-garde malgré les bouleversements technologiques qui sont en train d’affecter non seulement nos us et coutumes mais aussi tous les modèles d’affaires en usage ?

Après la première révolution industrielle (l’avènement de la machine à vapeur), la deuxième (l’électricité, les chaînes de production) et la troisième (l’électronique, les télécoms) arrive maintenant la quatrième grande révolution de l’ère moderne, qui combinera plusieurs technologies telles que l’Internet des objets, la robotique, les mégadonnées (big data) et l’intelligence artificielle.


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Une étude intitulée The Future of Jobs et publiée par la Fondation du Sommet de Davos soulignait, il y a quelques années, qu’en valeur nette, le numérique et la robotique allaient créer deux millions d’emplois mais en détruire sept autres millions d’ici 2020 dans les pays développés.

Entre les technophiles et les technophobes, il existe une fracture numérique plus profonde que la faille de San Andreas, tout particulièrement entre les délégations défendant les intérêts des classes ouvrières et celles provenant des pays ultra-numériques. C’est notamment le cas de l’Allemagne, où le projet d’usines intelligentes a été conçu et testé dans les règles de l’art sous le regard bienveillant d’experts chevronnés comme Otto Scharmer, du groupe de réflexion ELIAS (« Emerging Leaders Innovate Across Sectors »), et Jeremy Rifkin, qui a accompagné plusieurs pays membres de l’Union européenne dans la mise en œuvre de leurs stratégies d’innovation. C’est loin d’être le cas des pays en développement, pour lesquels les adeptes de l’innovation frugale essaient davantage de trouver des remèdes dans la plus pure tradition de l’esprit « Jugaad », c’est-à-dire faire plus avec moins.

Doper le quotient numérique des entreprises

Si les perspectives d’un changement de paradigme, par exemple la transition des chaînes de montage assistées par des êtres humains vers des usines robotisées, ne font pas l’unanimité, la plupart des observateurs conviennent de la nécessité de trouver un moyen pour doper le quotient numérique des entreprises.

Dès lors, la question qui s’impose – toutes choses restant égales par ailleurs – est la suivante : quelle forme de leadership faudrait-il adopter pour être en mesure de s’adapter aux transformations numériques qui affecteront les modèles d’affaires en usage ?

En deux décennies, plusieurs capitaines d’industrie se sont livrés à une bataille sans merci pour délocaliser les productions, les usines et les commandes aux quatre coins du globe afin de dénicher les « camps de travail » les moins chers et les zones offshore offrant le maximum d’avantages fiscaux et de laxisme réglementaire… La troisième révolution industrielle décrite par Jeremy Rifkin était fondamentalement centrée sur le déclin des économies du carbone issues de l’exploitation des matières premières et des combustibles fossiles depuis le 19esiècle. Au contraire de celle-ci, la nouvelle révolution numérique est avant tout une rupture radicale par rapport aux modes de fabrication, de production, de consommation, de distribution et de gestion traditionnels. C’est ce que des chercheurs comme Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, du MIT, ont désigné par l’expression de « deuxième âge de la machine »1.

S’adapter au rythme des machines

À l’instar de Charlie Chaplin dans son célèbre film Les Temps modernes, les critiques sont perplexes devant les transformations radicales qui font actuellement l’objet de tests dans les usines-concepts, des établissements où le cerveau central est cette fois-ci régi non pas par un contremaître à bretelles mais par des algorithmes intelligents qui évolueront en permanence, au grand dam des êtres de chair et d’os qui ne maîtrisent absolument pas le langage des androïdes ou des applications en mode iOS.

En 2004, lorsque le film I, Robot est sorti dans les salles de cinéma, les amateurs de récits d’anticipation ont été éblouis par le monde virtuel décrit par Isaac Asimov, célèbre auteur de romans de science-fiction. L’action se déroule en 2035 dans une « Metropolis 4.0 » où les robots sont des androïdes entièrement intégrés à la société de consommation. Ils constituent des forces auxiliaires et des assistants intelligents capables de réaliser, dans un temps record, les tâches les plus complexes, les plus précises et les plus pointues, à la limite de la perfection absolue et, bien entendu, au coût le moins élevé.

Mais contrairement à l’univers d’Asimov, dans le monde réel qui s’annonce, ce ne sont pas les robots qui seront les assistants : ce seront les humains, équipés de capteurs électroniques et d’applications intelligentes, qui devront s’adapter au rythme de réflexion des machines, des méga-imprimantes 3D, des drones et des programmes autoprogrammables. Voici autant de défis majeurs que les dirigeants – responsables de l’innovation, directeurs administratifs et financiers, responsables des ressources humaines, etc. – devront relever pour transformer l’homme analogique en opérateur numérique au service des usines-concepts où les relations industrielles ne pourront plus faire abstraction des communications intermachines (M2M).

À moins d’être aussi avant-gardiste que la société Siemens, dont la force ouvrière est constituée de plus de 17 500 ingénieurs-informaticiens spécialisés en intelligence artificielle et dont les capacités sont assez développées pour anticiper ou suivre les transformations numériques qui s’annoncent, il serait difficile pour quiconque de parer les attaques en provenance de la Silicon Valley et des quatre plus grandes machines qui occupent la position dominante dans le nuage informatique, à savoir le quatuor GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon).

En fait, à moins de couper le lien avec les approches héritées des modèles classiques et, plus précisément, d’officialiser le divorce entre les notions de leader et de leadership, on risque de sous-estimer les énormes progrès réalisés en filigrane et de manière collaborative par plusieurs entrepreneurs de l’innovation sociale.

Il suffit d’observer les nombreuses initiatives réalisées en mode P2P, accès libre et collaboratif (mutualisation des infrastructures, de l’équipement, des solutions et des plateformes) pour se rendre compte que le leadership à l’ère du numérique, de l’automatisation et de la dématérialisation est tout sauf une créature hybride en chemise et cravate avec un certificat en coaching.

Enfin, un simple relevé du nombre d’adresses IP connectées, d’objets connectés, de contenus téléchargés, de passerelles reliées, d’applications et de messages partagés à distance et sans fil suffit pour comprendre qu’à l’ère du nuage informatique et du sans-fil, seuls les Homo sapiens sont restés analogiques… Tout le reste parle Android !

C’est dans ce climat hybride, porteur à la fois d’espoir et d’incertitude, que le nouveau siècle des Lumières est en train de se dessiner, pour le meilleur et pour le pire.


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Les 10 commandements pour réussir les futures transformations numériques 4.0

Depuis sa création en 1847, la société Siemens aura réussi non seulement à survivre sans trop de dégâts à toutes les révolutions industrielles en s’adaptant à la technologie et à la doxa dominante mais aussi à implanter deux usines entièrement robotisées sans pour autant chambouler le destin de ses techniciens et de ses collaborateurs. Quelles sont les stratégies adoptées par ses dirigeants actuels pour assurer la pérennité et l’adaptation de cette multinationale allemande ?

En répondant aux questions posées par le journaliste Daniel Gross sur la prochaine révolution industrielle, Joe Kaeser, patron actuel de Siemens, a expliqué la recette de l’entreprise et, par la même occasion, exprimé des idées sur les enjeux du leadership transformationnel 4.0. Voici quelques leçons qui reviennent comme un leitmotiv chez la plupart des dirigeants considérés comme des créateurs de tendances numériques.

N° 1. Quotient numérique

Doper le quotient numérique au sein de l’organisation, c’est-à-dire investir dans les compétences en fonction des besoins futurs. La plupart des nouveaux métiers (notamment en matière d’innovations dans le domaine des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’information, de la cognition et de la société – NBICS –, par exemple) soit n’existent pas encore, soit ne sont pas encore enseignés. Un défi de taille, même en Amérique, où 38 % des emplois sont occupés par des cadres. Or, la plupart des nouveaux métiers, y compris le marketing numérique, sont tributaires des avancées scientifiques à concrétiser dans les secteurs de la robotique et des nanotechnologies, ces spécialisations n’existant que dans les entreprises où la R&D occupe une place primordiale. Il n’y a pas si longtemps, on programmait les serveurs et les ordinateurs pour réaliser à distance, sans fil et presque sans limites, les tâches les plus complexes en un seul clic. Aujourd’hui, on doit programmer et « doper » les humains pour augmenter leur quotient numérique ainsi que leur capacité à s’atteler aux locomotives du changement.

N° 2. Mégadonnées

Investir dans les mégadonnées. À ce titre, Joe Kaeser est assez clairvoyant : toute la nouvelle économie est orientée vers le contrôle, la production et la revente des données collectées, bon gré mal gré, en ce qui concerne les choix des consommateurs.

N° 3. Automatisation

Les processus de décision seront largement automatisés, voire centralisés, au moyen d’un tableau de bord qui pourrait contenir suffisamment d’information pour modifier l’orientation des chaînes de production au sein des usines numérisées. Celles-ci pourraient même personnaliser les commandes passées à distance par le client (sans intermédiaires), y compris pour des produits en petite quantité, sans pour autant affecter les coûts de production. Ceci constitue une révolution en soi et une rupture avec le fordisme, dont la pierre angulaire est la standardisation des tâches.

N° 4. Adaptation

Être un caméléon signifie pouvoir s’adapter en permanence aux écosystèmes et à la dynamique des changements permanents. En d’autres termes, il faudra changer la vocation des entreprises pour qu’elles redeviennent des vivoirs organiques autosuffisants, d’où la nécessité de concevoir des programmes d’apprentissage permanents et sur mesure comme les formations d’entreprise en libre accès sur le Web.

N° 5. Mobilité

Le management 4.0 se fera de plus en plus en temps réel et continu, faisant ainsi fi des paradigmes classiques de temps et d’espace dans la mesure où la mobilité est en passe de devenir un habitus sédentaire grâce aux plateformes d’optimisation du travail à distance des solutions mobiles comme les nouvelles applications de vidéoconférences qui ont remplacé les communications VoIP de la première génération.

N° 6. Nuage informatique

Tous les objets connectés seront reliés au nuage informatique, à la grande déception de tous ceux qui ont essayé de mettre un frein à l’hégémonie de Facebook, Google, Apple et Amazon, véritables centrales de collecte de données et d’information.

N° 7. Rupture créatrice

La rupture créatrice consiste à sortir constamment de sa zone de confort. L’approche préventive reste un des meilleurs moyens pour atténuer les incertitudes de l’avenir et pour anticiper les mutations.

N° 8. Empathie

Désormais, des notions comme l’empathie et le quotient émotionnel devront être revues afin de tenir compte des nouveaux habitus sociaux que nous sommes en train de transformer en véritables besoins primaires.

N° 9. Objets connectés

En attendant de connecter la Terre tout entière, comme le souhaiteraient les oligarques de la planète GAFA, tous les cabinets de recherche sont unanimes quant à la mondialisation des objets connectés. Le marché des téléphones intelligents va générer autour de 714 milliards de dollars américains d’ici 2020 dans un marché évalué à 15 trillions, selon l’étude publiée en février 2016 par Motor Intelligence sur le potentiel de croissance de ce secteur entre 2015 et 2020. Voilà un chiffre que ni Peter T. Lewis, qui a inventé le concept d’Internet des objets, ni l’Auto-ID Center du MIT n’auraient jamais pu imaginer en 1999.

N° 10. Nouveaux emplois

Contrairement à l’idée reçue, l’automatisation des processus et la dématérialisation des procédés et des métiers ne toucheront pas que les petits boulots ou les emplois moins bien rémunérés. Selon une étude menée par la firme McKinsey sur plus de 2 000 métiers, 45 % des activités en Amérique devront être redéfinies, y compris aux postes de direction. Par conséquent, les dirigeants devront adapter les processus de gestion afin que leurs organisations puissent tirer profit de la dématérialisation des activités habituelles, car les occasions s’étendent bien au-delà des économies de main-d’œuvre.


Note

1. Tim Laseter, « Management in the Second Machine Age », Strategy + Business, n° 75, été 2014.