Article publié dans l'édition printemps 2015 de Gestion

Ouragan technologique droit devant

anne darche

Anne Darche, spécialiste des tendances de consommation et admninistratrice de socié

Nous sommes dans une tempête technologique qui entre maintenant dans sa phase exponentielle et qui va tout transformer : nos vies personnelles, nos vies collectives, le monde du travail, l'économie...Tout. C'est le propos de l'ouvrage à succès The Second Machine Age écrit par deux professeurs au Center for Digital Business du MIT et publié en 2014. Le progrès technologique suit généralement une courbe exponentielle : plus lentement qu'anticipé au début et beaucoup, beaucoup plus vite qu'anticipé par la suite. Selon la version populaire de la loi de Moore, quelque chose lié à l'informatique double aux 18 mois,que ce soit la puissance, la capacité ou la vitesse de l'informatique. Mais ajoutez à cela toutes les données générées par tous les humains connectés à Internet et par tous les objets munis de capteurs et connectés entre eux et avec nous, et donnez aux ordinateurs dotés de fonctions d'apprentissage machine (qui apprennent par eux-mêmes) accès à cette gigantesque quantité de données, et vous obtenez quoi? Vous obtenez un ouragan technologique.


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Le deuxième âge de la machine est arrivé

Le premier âge de la machine c'était celui de la révolution industrielle, quand on a mécanisé le corps humain. La machine a remplacé la puissance musculaire, mais l'humain était toujours là pour les décisions. Le deuxième âge de la machine c'est la mécanisation du travail cognitif, des grandes fonctions de l'esprit liées à la connaissance : la perception, le langage, la mémoire, le raisonnement, la prise de décision. Le deuxième âge n'est plus nécessairement celui de la complémentarité humain/machine, mais parfois aussi celui de la substitution. Quand il s'agit de trouver des réponses à des problèmes, les logiciels surpassent déjà les meilleurs gestionnaires. Il y a tout simplement trop de données à analyser pour un humain. Savoir quand exercer sa propre expertise d'humain ou s'enlever du chemin pour laisser la machine faire son travail est en voie de devenir une expertise de gestion clé. Nous sommes donc, selon les deux experts du MIT, au tout début d'un ouragan technologique qui va tout transformer. McKinsey fait le même constat. Dans l'article Management Intuition For The Next 50 Years, la firme explique qu'on va faire face à une complexité exponentielle au cours des prochaines années, et ce, due à la collision de trois facteurs : la technologie, la croissance des marchés émergents et le vieillissement de la population mondiale. Selon McKinsey, nous sommes sur le bord d'un précipice de transformations. Donc, si on résume, on est soit dans un ouragan ou sur le bord d'un précipice, ou peut-être sommes-nous et dans un ouragan et sur le bord d'un précipice?!! Bref, ça va brasser. Comment faire face à ce méga changement en tant qu'administrateur de sociétés? Deux pistes de solutions ressortent du lot : se projeter davantage vers l'avant et embrasser la diversité sous toutes ses formes.

Se projeter davantage vers l'avant

Typiquement, en gouvernance, on consacre du temps à regarder derrière (les rapports trimestriels, les budgets, la conformité) et du temps à regarder devant (les opportunités, les risques, le marché, les compétiteurs). Dans un second article, Building A Forward-Looking Board, McKinsey est d'avis que les administrateurs ne passent pas suffisamment de temps à scruter l'avenir et propose un nouveau calendrier annuel de gouvernance qui accorde une belle place aux activités reliées à la stratégie, à la gestion du risque, aux investissements, à la revue du marché et de la concurrence, à la réinvention du conseil ainsi qu'à sa formation continue, et ce, sans réduire le temps présentement accordé aux rapports trimestriels, aux budgets et à la conformité.

La multiplication des risques

Les risques pour les entreprises se sont beaucoup accrus avec la connectivité des gens à Internet, notamment à cause du cybercrime et du risque d’atteinte à la réputation amplifié par les médias sociaux. Imaginez alors ce qui va se produire avec l'arrivée massive des objets sur Internet. Selon la firme de recherche Gartner, 25 milliards d'objets et d'appareils de toutes sortes seront connectés à Internet d'ici 2020. Cisco, pour sa part, parle de 50 milliards de connexions d'ici 2020. Que ce soit 25 ou 50 milliards de connexions (on ne s'obstinera pas pour 25 milliards), c'est autant de cibles nouvelles pour les pirates informatiques ou hackers.


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Au travail!

Si on doit passer beaucoup plus de temps à regarder devant pour anticiper les opportunités et les risques, mais sans réduire le temps accordé aux rapports trimestriels, aux budgets et à la conformité, cela veut nécessairement dire plus d'heures de travail pour les administrateurs. On estime qu'un administrateur typique consacre actuellement de 100 à 200 heures annuellement à chacun de ses conseils (évidemment, ces chiffres varient selon la nature et la complexité de l'entreprise et le rôle joué par l'administrateur). Et ce nombre d'heures, c'est maintenant, avant l'ouragan technologique et le précipice de transformations anticipés. Le temps requis pour bien accomplir son travail d'administrateur ne pourra qu'augmenter. Certains vont jusqu'à dire que le travail des administrateurs est devenu tellement complexe et exigeant qu'il devrait être confié à une nouvelle catégorie de professionnels : des Board Service Providers (BSP), c'est-à-dire des experts en gouvernance. Il en était question dans l'article de The Economist « Replacing The Board - The Case For Outsourcing Company Boards ». Selon ce scénario, le travail de gouvernance devrait être confié en impartition, à des firmes de services professionnels. Les BSP seraient des experts en gouvernance qui ne feraient que cela, avec tout ce que cela implique de connaissances, d'habiletés et de disponibilités. D'autres disent, pourquoi pas un système hybride? Des conseils formés d'un mix de professionnels de la gouvernance (des BSP) et de gens d'affaires bien formés? Matière à réflexion. Donc, première piste de solution face à la vitesse exponentielle de changements? Travailler plus. Deuxième piste de solution? Travailler mieux. Comment? Par une plus grande diversité au sein des conseils.

Diversité tous azimuts

Dans l'article Management Intuition For The Next 50 Years, on dit que si elle souhaite pouvoir élaborer et mettre en place des stratégies efficaces, la haute direction devra se réinventer à l'image du monde dans lequel elle va évoluer : un monde technologiquement avancé, démographiquement complexe et géographiquement diversifié. Cela pourrait aussi s'appliquer aux conseils d'administration (CA). Une plus grande diversité permet de multiplier les perspectives, de réduire les angles morts et de faire plus rapidement le tour de situations complexes et nuancées. Oui, il faut une meilleure représentation des femmes au sein des conseils. Il faut aussi une diversité d'âges, de cultures et d'expertises. Mais encore?

Les robots parmi nous

Si les robots font leur entrée massive dans le monde du travail et deviennent des collègues incontournables pour l'analyse de données et la prise de décision, ne devraient-ils pas aussi faire leur entrée au sein des conseils d'administration? L'an dernier, un algorithme a été nommé au conseil d'administration de la firme de capital de risques DKV basée à Hong Kong. DKV investit dans des sociétés privées et publiques du secteur des sciences de la vie. La mission de l'algorithme, qui se nomme Vital, est d'analyser les résultats prévisionnels, les premiers tests de médicaments, la disponibilité des brevets et les levées de fonds précédentes des sociétés dans lesquelles DKV envisage d'investir. Le robot Vital utilise ses capacités d'apprentissage machine pour accélérer les vérifications lors d'une transaction (le contrôle diligent ou due diligence) et pour voir des corrélations qui ne sautent pas aux yeux des administrateurs humains. L'entreprise affirme que l'avis de Vital est aussi important que celui des autres membres du conseil et que former une équipe mixte permet d'optimiser l'expertise de chacun.

Consulter les Y et les Z

Mais l'innovation ne passe pas seulement par la technologie. Comment, par exemple, un CA peut-il prendre le pouls des jeunes qui vivent et qui vont vivre et consommer très différemment de nous? On sait qu'on doit rajeunir les CA. On recrute parfois des gens dans la trentaine. Super! Mais si on est assez mature et expérimenté pour siéger à un CA à 35 ans, est-on encore vraiment jeune? Comment prendre le pouls des vrais jeunes? Le cabinet-conseil français G&S fait la suggestion suivante : pourquoi ne pas former un comité consultatif de jeunes de 18 à 25 ans, à qui on demanderait de réfléchir à quelques sujets qui seraient abordés au conseil d'administration en cours d'année. On peut penser à des thèmes comme les technologies nouvelles, les réseaux sociaux, la protection des données, l'écologie, l'éthique, l'international... Pas bête.

Provoquer soi-même le changement

Tout se transforme et la gouvernance n'y échappera pas. Il ne faut pas subir le changement. Il faut le pressentir, l'accueillir et même le devancer pour en tirer profit. Le statu quo présente un très grand risque. Suivre le courant, le « Go With the Flow », c'est déjà un peu mieux. L'idéal, c'est vraiment de provoquer soi-même le changement.