Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

Alphonse Desjardins, Bernard Loiseau, Steve Jobs : autant de figures qui ont marqué l’histoire de leurs organisations et que les dirigeants actuels continuent d’invoquer afin de mobiliser leurs troupes derrière des valeurs fortes. Patrimoine stratégique ou piège à éviter?

Les souvenirs et les citations d’Alphonse Desjardins tapissent les murs de l’institution dont il a été le fondateur, inspirent les discours de nombreux dirigeants et sont conservés comme s’il s’agissait d’artéfacts précieux. Ann Langley, professeure titulaire à HEC Montréal, et Nora Meziani, professeure adjointe à l'Université de Liverpool, ont été intriguées par ce phénomène qui n’est certes pas unique au Mouvement Desjardins. Elles livrent à Gestion les grandes lignes de leurs observations sur ces personnages légendaires.

Qu’est-ce qui a initialement motivé votre recherche sur Alphonse Desjardins et sur son influence au sein de cette organisation centenaire qui rayonne encore aujourd’hui?

Ann Langley : Comme nous éprouvons un intérêt particulier, en tant que chercheures, pour l’identité organisationnelle et pour la gestion stratégique, nous avons examiné les données disponibles sur le Mouvement Desjardins, notamment celles publiées dans la Revue Desjardins au fil des décennies. Alphonse, le fondateur, est partout ! Qu’il s’agisse de photos de lui ou de citations régulièrement utilisées par les dirigeants de l’organisation, les nombreux rappels de son héritage nous ramènent constamment à lui. Nous nous sommes donc demandé comment il est devenu ce symbole si puissant. Comment et dans quel but la figure du fondateur est-elle invoquée par une organisation à mesure que le temps passe ? Il y a encore beaucoup de choses à découvrir sur ce sujet.


LIRE AUSSI : « Portrait d'un leader : Dax Dasilva, fondateur de Lightspeed et de Never Apart »


En ce qui concerne le cas d’Alphonse Desjardins, il est particulièrement intéressant, parce que cet homme est décédé il y a exactement un siècle, en 1920. À mon avis, ce qui enracine ce personnage, ce sont non seulement les nombreux écrits qu’il a laissés mais aussi sa pensée et ses valeurs, qui ont d’ailleurs été largement reprises par ses successeurs.

Cette exploration vous a menées à découvrir d’autres fondateurs qui ont continué à marquer leur entreprise une fois disparus. Qui sont-ils?

A.L. : il y a notamment Collett E. Woolman, le fondateur de Delta Air Lines. C’est un peu par hasard que j’ai découvert son histoire dans Delta Sky Magazine, un mensuel gratuit que cette compagnie aérienne distribue à bord de ses avions. On y relatait le parcours de cet homme qui incarnait des valeurs de proximité, à un point tel qu’à l’arrivée d’une nouvelle employée – en vaste majorité des femmes à l’époque –, il accrochait une orchidée à son porte-nom. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de ses manières de créer un lien avec chacun. Il était si apprécié qu’à sa retraite, ses employés lui ont offert une Cadillac ! L’histoire de Collett Woolman, qu’on rappelle fréquemment de nos jours, humanise l’entreprise qu’il a créée.

Nora Meziani : il y a aussi l’histoire de Bernard Loiseau, un chef cuisinier et restaurateur français reconnu, qui s’est malheureusement ôté la vie en 2003. La rumeur, démentie depuis, affirmait qu’il s’était suicidé parce qu’il allait perdre une étoile Michelin, un enjeu crucial pour un établissement gastronomique. Après son décès, sa veuve, Dominique Loiseau, a repris le flambeau. L’établissement a réussi à garder le cap sans perdre d’étoile pendant une douzaine d’années. Dominique Loiseau aime à répéter que Bernard hante le restaurant et que, pour cette raison, elle ne peut pas le vendre. D’ailleurs, on a changé le nom initial, La Côte d’Or, pour le relais Bernard Loiseau. Le nom de cet homme est partout, notamment sur les verres de l'établissement. On l’exploite de toutes sortes de façons. Il y a quelques années, l’établissement a finalement perdu une étoile Michelin, un véritable cataclysme pour l’entreprise. Mais Dominique Loiseau a rebondi grâce à sa présence active dans les médias, où elle a invité le public à continuer de fréquenter son restaurant. De concert avec son chef actuel, Patrick Bertron, elle a assidûment invoqué le nom du fondateur et minimisé l’importance du Guide Michelin. Ensemble, ils ont su rétablir la situation en la faisant tourner à leur avantage.

Au-delà de l’inspiration que suscitent ces personnages emblématiques, quel rôle les figures fondatrices jouent-elles dans une organisation?

N.M. : Ce que nous constatons, c’est qu’on ne fait pas que se remémorer ces gens, à la manière nostalgique dont on regarderait un bel album de photos de famille. Au-delà d’un souvenir qui peut parfois hanter une organisation, ces figures marquantes jouent un rôle concret. En transmettant des valeurs fondamentales qui vont bien au-delà des questions financières ou des critères de performance, elles forgent l’identité même dans laquelle le personnel de leur organisation se reconnaît bien des années plus tard. Il faut dire qu’une organisation peut aussi miser sur un personnage marquant qui est passé dans l’entreprise sans en avoir été le fondateur, qu’il soit décédé ou encore vivant.

A.L. : En ce qui concerne le Mouvement Desjardins, tout se construit autour de la valeur centrale du fondateur : la coopération. C’est très positif. Dans ce contexte, invoquer le fondateur et ses valeurs permet de promouvoir la raison d’être de l’entreprise. L’identité est sculptée dans ce matériau demeuré vivant. Plusieurs dirigeants qui succèdent à un modèle influent prennent des décisions en tentant de se mettre à la place du fondateur. Par exemple, le dirigeant actuel de Delta Air Lines raconte qu’il s’assoit parfois à son bureau, qui était celui de Collett Woolman, et qu’il réfléchit à ce que son prédécesseur aurait fait s’il était encore là.

Certains vont encore plus loin en se cachant, si on peut dire, derrière la figure fondatrice. C’est le cas de Cyrille Vaillancourt, qui a dirigé les caisses Desjardins de 1932 à 1969. Pendant cette période, le réseau est passé de 140 caisses à environ 1 500 caisses. C’est donc lui qui a géré toute cette croissance, mais toujours en se revendiquant d’Alphonse Desjardins, dont le nom a conféré de la légitimité à ses propres projets.

N.M. : En ce sens, il y a des similitudes avec Dominique Loiseau, qui n’est pas cheffe cuisinière. C’est elle qui a réussi à garder le restaurant à flot, notamment en redressant les finances, après le suicide de son mari. Mais cette réalité moins glamour est encore aujourd’hui occultée par le panache et la passion de Bernard Loiseau. Personne ne dit que le grand chef achetait des denrées et des ingrédients hors de prix pour lesquels il avait un coup de cœur, et ce, sans se soucier du coût. Il est intéressant de noter cette manière d’escamoter un trait de personnalité du fondateur parce qu’il est anecdotique ou parce qu’il pourrait nuire.

A.L. : À ce propos, l’exemple de Steve Jobs est éloquent. Contrairement à Alphonse Desjardins, dont le renom est toujours irréprochable de nos jours, le fondateur visionnaire d’Apple n’avait pas la réputation d’être une personne très agréable, une caractéristique dont ses successeurs préfèrent se distancier. Malgré tout, chaque année, à la date anniversaire de son décès, Tim Cook, le dirigeant actuel d’Apple, envoie un courriel à tout le personnel afin de raviver la flamme de l’innovation léguée par Steve Jobs.

Il s’agit donc d’un patrimoine qu’on utilise un peu à son gré, selon ce qui sert des objectifs précis. Mais est-ce à la portée de tous les dirigeants qui finissent par occuper le fauteuil du fondateur?

A.L. : Bonne question. Qui, en effet, a le droit d’invoquer la figure marquante ? Revenons au Mouvement Desjardins : Guy Cormier, le PDG actuel, semble avoir une légitimité à toute épreuve. Il a grandi dans l’entreprise et en a gravi chaque échelon en lui demeurant toujours fidèle. Il réussit à incarner avec force l’identité de l’entreprise et il se sert d’Alphonse Desjardins pour parler de coopération, modernisant même le concept lorsqu’il parle d’« économie partagée ». Sa crédibilité a même résisté à la crise du vol de renseignements personnels au printemps 2019.

C’est aussi grâce au riche patrimoine écrit légué par Alphonse Desjardins que ses successeurs ont pu le citer aussi souvent, ce qui a parfois suscité des protestations. L’exemple de Claude Béland est éloquent : à l’époque où il dirigeait Desjardins, il a mené une vaste restructuration en citant Alphonse Desjardins afin de légitimer les changements qu’il préconisait. Certains membres du Mouvement, très attachés à la mémoire d’Alphonse, l’ont sévèrement critiqué et l’ont même accusé de trahir la volonté et la pensée du fondateur. Lorsque Monique Leroux est arrivée en poste et s’est réclamée du fondateur, Claude Béland lui a à son tour reproché de ne pas respecter l’héritage d’Alphonse Desjardins.

N.M. : Chez Bernard Loiseau, le chef qui a pris la relève, Patrick Bertron, a appris aux côtés du chef légendaire, ce qui lui donne certainement la légitimité nécessaire pour suivre ses traces. Mais s’il incarne une certaine continuité, il apporte aussi une cuisine nouvelle qui lui est propre, un élément essentiel dans le contexte d’un art qui doit évoluer. Car il importe de ne pas demeurer coincé dans les recettes de Bernard Loiseau.

Vous soulignez un point important : le risque d’être emprisonné par le fantôme lui-même! Comment expliquez-vous ce danger?

A.L. : Bien évidemment, il y a un « côté sombre de la force », si on peut dire. La figure fondatrice peut devenir un frein au changement. Les successeurs qui invoquent cette figure doivent la moderniser tout en adaptant au contexte actuel les valeurs qu’elle représente. Ils doivent s’en détacher sans en perdre les bienfaits afin de construire un pont entre le passé et l’avenir.


LIRE AUSSI : « Portrait d'un leader - Marie Saint Pierre: l'anticonformiste en perpétuel mouvement »


N.M. : Cet aspect flexible, justement, est fort intéressant. L’avantage d’un fantôme, c’est qu’on peut lui faire dire bien des choses… il ne peut pas protester!