Article publié dans l'édition été 2016 de Gestion

Après avoir tant entendu parler de souffrance au travail (stress, épuisement professionnel, etc.), voici que le bonheur au travail est aujourd’hui à l’honneur. En débarrassant notamment les employés des lourdeurs bureaucratiques, des entreprises dites libérées souhaitent réconcilier bonheur et travail. Certaines d’entre elles, par exemple Harley-Davidson ou Zappos, ont tenté l’expérience et en ont tiré trois grands principes dont vous pouvez vous inspirer.

Comment ces entreprises y sont-elles parvenues ? En partant d’une vision positive de l’être humain selon laquelle l’homme est bon. Selon le psychologue Douglas McGregor, il « est motivé par nature ». Il a seulement besoin d’un environnement favorable pour s’exprimer et agir. C’est pourquoi l’entreprise libérée cherche à supprimer tout ce qui enferme et contraint : les organigrammes alambiqués, les descriptifs de poste sclérosants et les procédures inutiles sont autant de dispositifs qui reposent sur une vision pessimiste de la nature humaine. Quand on cherche excessivement à contrôler l’homme, on finit par le démotiver. D’après un sondage Gallup réalisé dans le monde en 2011-2012, seulement 13 % des salariés sont mobilisés et heureux de se rendre au travail. Les 87 % restants sont non mobilisés, voire activement démobilisés.


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Quel gâchis humain ! Dans les démarches de libération d’une entreprise, on cherche précisément à se débarrasser du poids des procédures et de la hiérarchie paralysante pour que l’énergie des hommes soit non pas accaparée par l’alimentation du système mais tournée vers l’essentiel : la satisfaction du client. Le maître-mot est « confiance ». Les salariés sont libres et responsables d’entreprendre les actions qu’ils estiment les meilleures pour l’entreprise. Afin de favoriser les initiatives et le travail collaboratif, l’entreprise libérée adopte une forme d’organisation aplatie et cellulaire. Des sortes de mini-entreprises internes fonctionnant de manière autonome sont constituées avec, à leur tête, un leader généralement élu par le groupe. Ces leaders ainsi que le dirigeant sont invités à ne pas se réfugier derrière des signes artificiels de pouvoir : pas de décisions imposées, pas de voitures de fonction, pas de titres ronflants…

Des entreprises – encore très peu nombreuses, disons-le – ont mis en œuvre ce type d’organisation révolutionnaire, par exemple Harley-Davidson, Zappos, Sun Hydraulics, USAA et W. L. Gore & Associates aux États-Unis, FAVI (Fonderie et Ateliers du Vimeu) et Chrono Flex en France, etc. De plus en plus d’entreprises cherchent à relever le défi. Mais certaines d’entre elles se contentent de s’autoproclamer sur la voie de la libération sans que l’idée soit partagée par tous les membres de l’organisation. Pour que le miracle ne tourne pas au mirage, le dirigeant doit respecter quelques idées clés.

1 - Privilégier la subsidiarité à la délégation

La vision traditionnelle de la délégation s’inscrit dans une perspective purement descendante. Chaque niveau hiérarchique s’arroge les responsabilités qui l’intéressent et laisse le reste aux niveaux inférieurs. Le dispositif à retenir dans le cadre de l’entreprise libérée serait plus proche du principe de subsidiarité, qui part de la base et non du sommet. Ce sont alors les travailleurs sur le terrain qui gèrent ce qui se passe à leur niveau, sans avoir à en référer à un supérieur. Ils ne font plus dans la simple exécution à l’intérieur d’un périmètre restreint. Ils gagnent en polyvalence et en responsabilité, « déléguant » à leur supérieur les tâches qui sollicitent des compétences différentes des leurs.

Un certain nombre de dirigeants libérateurs se targuent ainsi de chercher à « en faire aussi peu que possible ». Gare aux malentendus ! Avec ce genre de déclaration, ils veulent témoigner de la centralité de l’activité du personnel de terrain. Ils cherchent à désacraliser la fonction du dirigeant, non pas pour la rabaisser ou la diminuer mais pour la rendre plus humaine. Ils ne sont pas au-dessus des salariés : ils sont avec eux.

2 - Accompagner et arbitrer

Le processus de libération n’est pas toujours facile, en particulier pour les gestionnaires intermédiaires qui sont invités à repenser la place qui pourrait être la leur dans cette nouvelle organisation. Quelles sont mes compétences ? Quelles sont mes aspirations ? Comment puis-je les mettre au service du projet commun ? Le piège, pour le dirigeant visant la libération, serait d’exclure ceux dont les emplois intermédiaires ont perdu en légitimité. Ce processus d’exclusion serait une totale ineptie. Le chemin de la libération passe par une volonté clairement affichée du dirigeant de ne laisser personne au bord du chemin. Les gestionnaires intermédiaires peuvent exercer un nouveau rôle en devenant des accompagnateurs ou en étant réaffectés à des postes transversaux en émergence touchant par exemple à la responsabilité sociale des entreprises, à l’innovation et à la mutation numérique. La fonction d’accompagnement devient centrale. Mais les gestionnaires ne sont pas seulement des facilitateurs. La libération n’est compatible avec une dynamique communautaire que s’ils continuent à arbitrer les conflits de personnes et de travail ainsi qu’à sanctionner les abus commis par ceux qui ne jouent pas le jeu.

3 - Affirmer son autorité au lieu de s’effacer

Le modèle de l’entreprise libérée véhicule parfois le fantasme du patron fantôme qui observe les choses de loin. Or, l’autorité qui élève et fait grandir doit être non pas anéantie mais au contraire renforcée. Plutôt que d’accomplir un retrait, le dirigeant de l’entreprise libérée se surinvestit, du moins au moment du démarrage de l’aventure. Il entre dans la complexité du travail, donne des orientations claires et précises, assure l’entretien de la culture interne. Alors, oui, en définitive, le dirigeant d’une entreprise libérée n’est pas ce genre de gestionnaire qui court dans tous les sens, tel un pompier qui doit éteindre un feu. Parce qu’il montre le cap, parce qu’il fait confiance, parce qu’il donne le pouvoir d’agir, le dirigeant ne tombe pas dans le piège du suractivisme. Pour autant, il n’est pas en retrait. Son énergie se concentre moins sur le contrôle quotidien des actions que sur les orientations et les valeurs.


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L’entreprise libérée : un modèle risqué, un travail sur soi

Il ne s’agit pas de donner un peu plus d’autonomie, de faire participer un peu plus, d’accorder un peu plus de souplesse de fonctionnement. Le chemin de la libération induit un bouleversement radical des mentalités et des rapports aux autres qui exige à la fois du temps et une action simultanée sur toutes les composantes de l’entreprise. Pour cette raison, la libération de l’entreprise est exigeante ! Elle est d’autant plus exigeante que tout est à inventer. Il n’y a pas de modèle, seulement une idée fondatrice selon laquelle l’homme est bon. Cela peut s’avérer frustrant pour les dirigeants qui voudraient des solutions clés en main afin de surfer sur la vague de l’entreprise libérée. En vérité, tout est à construire conjointement avec les salariés. Et le socle fondateur est l’abandon de l’ego du dirigeant et des gestionnaires et, en même temps, l’affirmation de leur autorité, car il n’y a pas de liberté sans repères ni orientations.

Le chemin est long et le résultat n’est jamais acquis. Parler d’entreprise libérée est un raccourci sémantique qui peut laisser penser qu’il s’agit d’un état qui, une fois atteint, perdure de manière quasi mécanique. Il semble plus juste de parler de chemin de libération…