Article publié dans l'édition Printemps 2016 de Gestion

La conciliation travail-famille est-elle encore, de nos jours, une « histoire de femmes » ? La situation des travailleurs s’est-elle améliorée ou détériorée à ce chapitre ? Les technologies mobiles leur facilitent-elles ou non la vie ? Quels sont les principaux obstacles à franchir et les mesures à mettre en œuvre pour mieux soutenir son personnel ?

La conciliation travail-famille représente un défi encore plus grand aujourd’hui, car avec le vieillissement de la population, les travailleurs n’ont plus uniquement leur rôle de parents à jouer : ils doivent aussi très souvent remplir celui de proches aidants. Et, bien que la technologie permette aujourd’hui une plus grande flexibilité, force est de constater que la difficulté à concilier ces obligations familiales avec le travail est encore bien présente, notamment en ce qui concerne les femmes, qui doivent encore et toujours composer davantage avec cette réalité. De récentes recherches montrent toutefois que cette préoccupation tend à être un peu plus partagée par les hommes en occident.


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Autre constat : c’est davantage le travail qui a des incidences sur la vie personnelle et familiale que l’inverse. Selon l’Enquête sur le milieu de travail et les employés menée par Statistique Canada pour la dernière fois en 2005, environ 25 % des travailleurs du secteur privé disaient devoir apporter du travail à la maison en raison des exigences accrues de leur emploi. Cette réalité est en partie attribuable au contexte économique, qui contraint les organisations à fonctionner avec des effectifs réduits.

En contrepartie, si le type d’emploi ne permet pas d’exécuter le surplus de travail à la maison, les employés se voient souvent dans l’obligation de réduire leur nombre d’heures travaillées, voire parfois de quitter leur emploi lorsque les impératifs familiaux se révèlent trop exigeants. Là encore, ce compromis est davantage l’histoire des femmes que celle des hommes, surtout dans les cas de parents vieillissants ou malades, pour lesquels les hommes s’impliquent généralement peu. Ce retrait du travail a une incidence non seulement sur leur revenu immédiat mais également sur leur retraite. Par ailleurs, l’avancement professionnel et la vie de famille semblent encore souvent en opposition. Dans certains milieux, les femmes qui aspirent aux échelons Supérieurs non seulement multiplient les efforts pour se démarquer mais font aussi tout en leur pouvoir pour que leurs contraintes familiales n’interfèrent pas avec leur travail.

Des mesures qui rapportent

Et pourtant, plusieurs recherches ont démontré que l’adoption de pratiques de conciliation travail-famille peut être très avantageuse pour les organisations. Ces mesures se sont montrées particulièrement efficaces tant pour attirer la main-d’œuvre essentielle à leur développement que pour la retenir, car le roulement coûte cher. Selon certaines études, le coût de remplacement d’un employé peut représenter de 30 à 200 % de son salaire annuel. Ainsi, un coût de remplacement établi à 100 % signifie que si, chaque année, cinq employés qui gagnent en moyenne 50 000 $ démissionnent parce qu’ils sont insatisfaits de leurs conditions, l’organisation voit son profit annuel diminuer de 250 000 $.

De plus, ces pratiques contribueraient à réduire le taux de rotation du personnel, les absences et les retards ; à augmenter la productivité ; à susciter l’engagement des employés et à accroître leur loyauté ; à réduire le niveau de détresse psychologique et de stress ; à favoriser la satisfaction au travail ; enfin, à améliorer l’image de l’entreprise. Ces avantages constituent donc d’excellentes raisons pour les intégrer à une stratégie d’affaires.

En matière de conciliation travail-famille, les mesures les plus appréciées, tant par les femmes que par les hommes, sont les horaires flexibles et le télétravail. Bien que, dans certains milieux (infirmier ou policier, par exemple), le travail à domicile demeure impossible à mettre en œuvre, certaines tâches, notamment la rédaction finale de rapports, pourraient s’y effectuer. Malheureusement, les cadres intermédiaires éprouvent encore des réticences à implanter le télétravail : beaucoup ne jurent encore que par la gestion à vue, s’imaginant que s’ils voient leurs employés en chair et en os, ceux-ci seront plus efficaces. Il a pourtant été largement démontré que la performance pouvait être supérieure, tant en matière de qualité que de quantité. Et l’instauration d’une évaluation fondée sur les résultats pourrait leur permettre d’accroître davantage leur productivité. Il reste donc beaucoup de travail de sensibilisation à faire auprès des dirigeants.

La semaine de travail réduite pourrait aussi constituer une solution pour plusieurs employés, soit en concentrant leurs heures sur quatre jours, soit en diminuant leurs heures si les revenus se révèlent suffisants. Certaines organisations ont aussi officiellement décrété des congés familiaux afin que leurs employés se sentent plus à l’aise de s’absenter pour des motifs personnels. Toutefois, certains hésitent à y avoir recours, de peur qu’on les juge moins engagés dans leur travail. D’où l’importance que ces pratiques soient clairement soutenues par la haute direction et par le service des ressources humaines.

Autre mesure : le plan de carrière adapté. Encore assez marginale, cette pratique permettrait par exemple à un employé de travailler quatre jours par semaine, le temps de régler sa situation familiale et d’être considéré comme pleinement admissible aux promotions lors de son retour à temps plein.

Enfin, plusieurs entreprises offrent aussi de l’aide plus ponctuelle, notamment des services de conciergerie (nettoyeur, changement saisonnier des pneus, magasinage, etc.). En règle générale, les employés trouvent ces mesures bien sympathiques, mais elles ne contribuent pas à les attirer ni à les retenir et encore moins à soutenir la conciliation au jour le jour.

Un sentiment d’urgence

Autre obstacle : le client qui impose l’urgence. Dans certains milieux, ce n’est pas nécessairement l’employeur qui n’offre pas de bonnes conditions mais plutôt les normes professionnelles qui dictent les règles du jeu. Il en est ainsi dans les grands bureaux d’avocats, dans le secteur financier et chez les firmes-conseils, où le client est roi. Bien qu’il n’y ait pas nécessairement toujours urgence, on répond aux exigences du client en toute circonstance (soir, fin de semaine, période de vacances) afin de ne pas perdre le contrat. Et ce sentiment d’urgence s’est amplifié depuis que les technologies permettent d’être joint partout et d’avoir accès à ses dossiers en tout temps. Les clients connaissent ces possibilités et en abusent souvent, si bien que la démarcation entre la vie privée et la vie professionnelle est devenue encore plus difficile à préserver de nos jours.

C’est d’ailleurs pour exercer son métier dans des conditions plus appropriées à la vie de famille que l’avocate Pascale Pageau a fondé son propre cabinet en 2005. Alors jeune mère de deux enfants, cette juriste a réinventé le modèle d’affaires conventionnel en proposant aux avocats une structure organisationnelle novatrice et stimulante, favorisant l’entrepreneuriat et basée sur une utilisation optimale des technologies. Ce modèle repose principalement sur le partage des dossiers, ce qui crée une pratique plus flexible, adaptée aux objectifs personnels. Maintes fois primée pour l’excellence de ses services, la firme Delegatus compte aujourd’hui 25 avocats, dont la majorité sont des femmes.


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Le changement par la contrainte

Rares sont les organisations qui se transforment d’elles-mêmes ; ce sont surtout les contraintes qui les amènent à adopter des mesures de conciliation. Par exemple, lorsqu’elles sont aux prises avec des problèmes de recrutement ou de pénurie de main-d’œuvre, elles se montrent alors plus ouvertes au télétravail et deviennent plus souples en matière d’horaires flexibles. Elles font des efforts pour retenir leurs éléments clés sans pour autant généraliser ces mesures. Cette gestion ad hoc est plutôt dommage, car, dans les moments difficiles, plusieurs entreprises demandent à leurs employés de s’ajuster à leur réalité alors que très peu offrent la même chose en contrepartie.

Heureusement, certains gestionnaires ont expérimenté d’autres approches. Et ils constatent aujourd’hui des gains en matière de performance, d’attachement à l’organisation et de productivité. Le secteur des technologies et du multimédia, qui compte un grand nombre de jeunes parents, commence à s’ouvrir à ces nouvelles mesures. Ces entreprises font davantage preuve d’ouverture face aux situations familiales. Certaines intègrent même la conciliation travail-famille dans leurs valeurs, favorisant de ce fait la recherche de solutions. Basée sur la flexibilité, cette approche, qui ne coûte presque rien à déployer, leur permet de conserver leurs ressources, surtout lorsqu’elles ne peuvent pas offrir de meilleurs salaires que leurs concurrentes. Cette mesure pourrait donc se révéler très bénéfique pour un grand nombre de PME québécoises.

*Article écrit en collaboration avec Liette D'Amours, rédactrice-journaliste