Professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal, Gérard Ouimet a signé récemment un essai décapant sur les dérives de notre époque et, plus largement, sur celles de la pensée. Son ouvrage s’intitule La république des égarés. Entretien avec l’auteur dont les réflexions ne manquent pas de mordant

«Il n’existe que deux choses infinies : l’univers et la bêtise humaine... mais pour l’univers, je n’ai pas de certitude absolue.» La citation d’Albert Einstein qui sert d’épigraphe à La république des égarés donne le ton de cet essai.

Témoin lucide de son temps, Gérard Ouimet fait une remarquable démonstration de ce qui a mené l’homme hypermoderne à errer au milieu des limbes, à la fois branché et déconnecté de son propre monde. Omniprésence des réseaux sociaux, consumérisme, cyberdépendance, syndrome FOMO (fear of missing out), recherche compulsive d’expériences immersives plus stimulantes les unes que les autres... tout y passe. Gérard Ouimet déconstruit une à une les absurdités de notre époque, sans complaisance aucune.

Âmes sensibles s’abstenir, car, bien que l’auteur ne manque pas d’humour, il sait se montrer cinglant.Toutefois, force est de constater que notre société a peut-être besoin d’un puissant électrochoc pour se réveiller et sortir enfin du brouillard numérique.

Qu’est-ce qui vous a incité à rédiger ce livre?

Gérard Ouimet : J’enseigne depuis 40 ans à l’université et, il y a une quinzaine d’années, j’ai commencé à remarquer que les étudiants éprouvaient davantage de difficulté à saisir les concepts et que je devais leur fournir plus d’explications, et ce, tant au premier qu’au deuxième cycle.

Au début, j’ai cru que le problème venait de moi et que j’avais perdu en finesse pédagogique. Mais, au fil du temps, j’ai réalisé qu’en fait les étudiants avaient peine à comprendre des choses qu’ils saisissaient facilement auparavant. Il y a une réelle dégradation de l’entendement des choses simples et de la construction de raisonnements déductifs.

J’ai également observé chez eux d’importants problèmes d’attention : la dissipation et la distraction sont engendrées par leur incessant textage ou furetage sur Internet.

Tout cela m’a poussé à entreprendre une réflexion. Je me suis demandé si j’étais tout bonnement victime de mes propres préjugés, si j’étais devenu un vieux professeur radoteur et incompétent. Ou si, au contraire, nous étions en présence d’un véritable égarement de la pensée, une sorte de naufrage des fonctions cognitives. Cet essai tente de fournir quelques pistes d’explications – toutes personnelles, certes – aux questionnements qui m’habitent à ce sujet.

Au Royaume des égarés

 

Ouimet, G., La république des égarés : essai sur la psychologie de l’Homo limbus, Montréal, Éditions Château d’encre, 2022,104 pages.

Vous avez choisi l’approche chronologique pour appuyer votre démonstration. Quelles sont les grandes périodes qui jalonnent cette ligne du temps?

J’ai en effet adopté une perspective longitudinale, qui part de la modernité jusqu’à l’hypermodernité. La modernité s’est caractérisée par le développement des connaissances scientifiques. C’est le siècle des Lumières, la rupture avec la tradition religieuse. Au «je crois», on a substitué le «je pense».

Outre la science et la primauté de la raison sur l’observance aveugle de la tradition, les autres composantes de la modernité sont la démocratie, qui s’est substituée à la monarchie, la promotion des droits de la personne et les lois du marché, de l’offre et de la demande.

Puis vient l’effritement du monde moderne, en grande partie provoqué par l’accroissement de la diversité des biens de consommation et de leur accessibilité au grand public. Ainsi, l’émergence de la société de consommation de masse observée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a sérieusement miné la disposition des populations à se soumettre volontairement à l’observance des impératifs contraignants de la discipline, intrinsèquement liés à la modernité.

L’expérience exaltante de l’affranchissement de soi sans l’aide de la salvatrice –mais combien astreignante– discipline de la modernité constitue la postmodernité. C’est le début d’une période d’affirmation impétueuse, une parenthèse hédoniste entre le début des années 1960 et celui des années 1980. Au cours de cet intermède d’effervescence jouissive, l’homme postmoderne a voulu vivre dans le présent l’émancipation promise par la modernité.

C’est aussi une brève période de vives contestations de l’autorité et d’exploration du potentiel à la fois libérateur et euphorisant de l’univers des sensations. La postmodernité se veut le catalyseur d’une recherche encore plus intense des plaisirs corporels.

Quand débute l’hypermodernité et comment se caractérise-t-elle?

Du début des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, on entre dès lors dans l’ère de l’hypermodernité. C’est une période de recherche irrépressible de plaisirs surpassant en intensité les précédents et dont l’expérience grisante est systématiquement étalée au grand jour. Contrairement à son prédécesseur postmoderne désabusé du monde qui l’accueillait, l’hypermoderne n’a de souci que d’en abuser. Voulant répondre avant tout à ses besoins pulsionnels, il préfère de loin exploiter de façon débridée les moyens déjà mis à sa disposition, qui lui assurent une jouissance instantanée et sans cesse majorée, plutôt que de les contester.

Il évolue aussi dans une perspective existentielle dépourvue de balises normatives spatio-temporelles déterminant ce qui est socialement acceptable de faire ici et maintenant. Il ne peut que très difficilement se soustraire aux demandes d’assouvissement intempestives de ses pulsions. Ignorant ce qui convient, il vadrouille ici et là au rythme de ses impératifs pulsionnels.

La figure mythologique qui symbolise le plus adéquatement l’homme hypermoderne est Œdipe. Le roi de Thèbes, découvrant qu’il est l’auteur de parricide et d’inceste, se crève les yeux pour ne plus voir ses crimes. Chassé de son royaume par ses fils, il erre sur les routes et disparaît mystérieusement dans la forêt.

Si l’homme moderne est un frustré, si l’homme postmoderne est un contestataire, l’homme hypermoderne est un égaré... L’Homo limbus, tel un naufragé dont le radeau dérive au gré des vents et des courants marins, est incontestablement un être en perdition. Il avance à tâtons, sans référents identitaires.

Quels sont les dangers qui guettent l’homme hypermoderne?

Nous vivons dans un monde d’algorithmes et d’applications. Sans son téléphone intelligent, l’homme hypermoderne est perdu, déboussolé. Les applications ont remplacé l’utilisation de l’intelligence. C’est d’ailleurs un facteur de difficulté pour les étudiants. Ainsi, ils évoluent dans un environnement où l’on accède rapidement à l’information, en un seul clic. L’être humain privilégiant le moindre effort, on assiste alors à l’avènement du docteur Google, du professeur Google, etc.

Cet état d’endormissement de la pensée finit par créer une cyberdépendance. S’il n’a pas d’applications à sa disposition, l’être humain hypermoderne ne peut plus progresser.

Mais on observe plusieurs autres dérives, comme le besoin constant de stimulations sensorielles procurant du plaisir, et ce, le plus rapidement possible, dans toutes les sphères de l’existence. C’est pourquoi, aujourd’hui, l’enseignement universitaire doit être une expérience immersive agréable.

Les autres doivent aussi savoir à quel point on mène une vie excitante et on se doit de la diffuser le plus largement possible afin d’obtenir la reconnaissance d’autrui, au moyen du cumul des likes, notamment.

La société hypermoderne, c’est aussi la juxtaposition des individus, chacun vivant dans sa propre bulle spatio-temporelle. Cette cohabitation d’univers parallèles participe à la raréfaction de véritables contacts humains, non virtuels. Or, comment parvenir à forger une représentation de soi dans un monde exsangue, dénué de matériel identitaire?

Somme toute, l’individu hypermoderne vit dans un maelstrom de confusion, le plaisir s’étant substitué au bonheur. Évoluant sans repères et sans limites, il est à juste titre un égaré soumis au diktat de son obsession de la jouissance exponentielle et, conséquemment, de son aversion à tout ce qui lui fait obstacle. Captif d’une course folle à la gratification instantanée, il ne parvient pas à saisir à quel point elle s’effectue au détriment de son bien-être durable.

Qu’y aura-t-il après l’hypermodernité?

L’égarement pourrait faire place à l’abêtissement. L’Homo limbus se transformera en Homo brutus, un être intellectuellement lourd, parce que crédule, inculte et profondément inconscient de son incompétence.

Convaincu d’avoir la science infuse, il ne se fiera qu’à son intuition, évidemment erronée, pour se prononcer sur tous les sujets lui venant à l’esprit. Grâce à la primauté communicationnelle des médias sociaux, il pourra livrer son opinion et dispenser de prétendument précieux conseils sur tout et n’importe quoi. Ainsi assistons-nous au pullulement d’experts en tout genre : coach de vie, mentor, stratège, influenceur, etc. Il y a aussi fort à parier que la post-hypermodernité sera le théâtre du triomphe des fausses nouvelles. 

À cela s’ajoutent les irrémédiables effets délétères du consumérisme sur le renouvellement et la redistribution mondiale des ressources naturelles de la planète.

Y a-t-il néanmoins de l’espoir ou sommes-nous condamnés à devenir des Homo brutus?

Il n’est jamais trop tard! Mais le catalyseur d’un retour en arrière devra être une crise, et sera probablement la crise climatique. Nous n’aurons pas le choix, car l’humanité ne pourra plus avancer. Il faudra nécessairement amender nos comportements.

Mais que le lecteur ne se méprenne pas : je ne suis pas opposé à la technologie, à l’intelligence artificielle, etc. Je dis simplement qu’il faut être vigilant et faire preuve de circonspection.

Rappelons-nous que, dans les années 1960, les physiciens pensaient que le nucléaire constituait la panacée, et il a fallu un drame comme Tchernobyl pour réaliser qu’on avait créé un monstre. Les utopies se révèlent souvent des dystopies; il faut donc faire preuve de prudence.

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion