Quand un professeur de gestion est appelé à assumer une fonction de direction, il éprouve une anxiété bien particulière. «Ceux qui savent, font; ceux qui ne savent pas, enseignent», lui a-t-on maintes fois répété au cours de sa carrière.

Fort de ses études poussées, de ses habiletés pédagogiques et de la légitimité que lui confère l’institution de haut savoir qui l’a recruté, il a pendant des années enseigné aux autres comment bien gérer. Faisant confiance à son bon jugement et, dans les meilleurs des cas, à ses observations régulières des pratiques des gestionnaires, il a formulé et donné à sa façon des cours qui lui paraissaient particulièrement adéquats pour former des gestionnaires de qualité. Puis un jour, sonne l’heure de vérité, du moins l’heure d’une certaine vérité...

Cette situation fut la mienne, lorsqu’au printemps 1985, j’acceptai le poste de directrice des programmes à l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal où j’enseignais le management et le leadership depuis de nombreuses années. Cette fonction, créée au moment de ma nomination, devait chapeauter les directions de programmes spécifiques qui demeuraient toujours en place et impliquait la responsabilité hiérarchique du bureau du registraire, du recrutement des étudiants et de la recherche institutionnelle, d’autres mandats allant s’y ajouter plus tard.


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En plus des inquiétudes qui accompagnent normalement l’entrée dans une nouvelle fonction, une question angoissante m’habitait : mes longues études en gestion et mon enseignement de la gestion allaient-ils m’être d’une quelconque utilité pour bien assumer mon rôle de direction? S’il me paraissait évident qu’à la lumière de mon expérience de gestion, j’allais enrichir mon enseignement ultérieur en accordant plus d’importance à tel aspect plutôt qu’à tel autre ou en ajoutant de nouvelles considérations dans l’analyse de telle ou telle problématique, je n’avais pourtant pas le goût de constater que ce qui avait donné un sens à ma vie professionnelle pendant si longtemps ne se révélât in vivo que phrases creuses et propos débranchés et qu’en conséquence, je ne puisse plus entrer en classe la tête haute.

Mais je me devais d’être honnête. L’expérience que j’allais vivre, toute modeste, singulière et subjective qu’elle fût, me plaçait à un carrefour privilégié où la théorie, l’enseignement et la pratique de la direction pouvaient se rencontrer intimement. Il me fallait en profiter pour réfléchir à l’apprentissage des habiletés de direction et c’est ce que j’ai tenté de faire, moins pendant les six années où j’ai pratiqué la gestion – l’action ne laissant, on le sait, que peu de place à la méditation – que pendant l’année qui a suivi, année au cours de laquelle j’ai préparé mon retour à l’enseignement.

C’est une partie de ces réflexions que je compte livrer ici. Je traiterai d’abord d’apprendre à bien diriger, dans le sens d’acquérir les savoirs utiles à l’exercice de la direction. Je parlerai ensuite d’apprendre à bien diriger, dans le sens d’apprendre aux autres, d’enseigner ce qui est le plus susceptible de favoriser leur succès dans la pratique de la direction.

Comment l’on apprend

Ma réflexion m’a d’abord amenée à établir des liens entre les habiletés que j’ai dû mettre en œuvre pour accomplir adéquatement ma tâche de direction et les façons dont je croyais avoir développé ces habiletés. Dans cette réflexion, je prenais pour acquis que les connaissances techniques associées à la fonction de même qu’une bonne connaissance du milieu étaient acquises par ailleurs. J’ai pu alors identifier quelques sources importantes de mon apprentissage.

Des enseignements

Je constatai en premier lieu que les contenus des nombreux cours que j’avais reçus et donnés ne revenaient que bien rarement à ma conscience pendant mon mandat de gestionnaire. Peut-être avaient-ils été si bien intégrés qu’ils m’influençaient implicitement, sans que je m’en rende compte? Je suis plutôt portée à penser qu’ils avaient été, sinon oubliés, au moins relégués à une partie de moi-même que les exigences de l’action n’interpellaient pas souvent.

Quelques bribes pourtant, toujours les mêmes, me revenaient régulièrement à l’esprit. Leur récurrence était-elle due aux caractéristiques similaires des problèmes à régler ou était-elle fonction de ma personnalité? Il m’est impossible de le dire. Je sais cependant que ces réminiscences, inspirantes pour l’action, se rattachaient essentiellement à trois démarches d’apprentissage.

Il s’agit d’abord du cours «Administration, leadership et personnalité» que j’avais suivi avec le professeur Pierre Laurin et que j’ai donné plusieurs fois par la suite. Ce cours est bâti à partir de discussions de cas1 et de textes se fondant sur la psychanalyse. De ce cours, j’avais d’abord retenu le thème principal : on gère comme on est. Ce constat, simple s’il en est, m’a tantôt rassurée sur l’effet-miroir que me renvoyaient mes interventions, tantôt prémunie contre des décisions qui reflétaient davantage mes besoins intérieurs que les exigences de la situation.

J’avais aussi retenu le corollaire de ce thème : les autres aussi gèrent comme ils sont. Cela m’a amenée à percevoir des constantes dans les comportements des gestionnaires qui m’entouraient et à saisir la force et la profondeur de ce qui déterminait ces modèles d’action. Je dois à ce savoir une incroyable économie d’énergies que j’aurais autrement consacrées à tenter de convaincre les autres par des arguments qui n’auraient trouvé aucun écho chez eux. Je lui suis également tributaire d’une forme de réalisme ou de tolérance associée au fait qu’on ne cherche pas à imposer aux autres ce qu’on est soi-même incapable de faire, soit de gérer autrement que comme l’on est.

Une autre leçon de ce cours m’a constamment accompagnée dans l’action. Elle m’invitait à me rappeler sans cesse que tout se passe toujours à deux niveaux : d’une part, l’officiel, le sujet dont on parle explicitement, les raisons qu’on invoque nommé- ment et, d’autre part, l’enjeu personnel sous-jacent, conscient ou inconscient, qui se trouve véhiculé par le premier degré de la discussion. La conscience de ces enjeux cachés m’a, elle aussi, sauvée de bien des peines et orientée vers des comportements plus adéquats.

En plus des réminiscences associées à ce cours, les leçons d’un article théorique que m’avait fait connaître le professeur Alain Chanlat s’avérèrent aussi de très utiles compagnes de route. Dans ce texte, intitulé «Activités de langage et représentations», le linguiste Jean- Blaise Grize explique le sens profond de la communication pour les êtres humains.

Son premier message pourrait se formuler ainsi : chaque fois que je parle, je dis que j’existe et je dis à mon interlocuteur qu’il existe. C’est surtout le dernier membre de cet énoncé qui m’a inspirée. De nombreuses fois, poussée par cette conviction, j’ai délibérément parlé à des gens à qui il me semblait important de faire sentir qu’ils comptaient à mes yeux. Sans l’enseignement de Jean- Blaise Grize, j’aurais, je crois, associé de telles conversations à de la simple courtoisie et, n’en saisissant pas le véritable sens, je les aurais plus souvent négligées.

Le deuxième message de ce texte complète et précise le premier : chaque fois que je parle, je dis qui je suis et je dis à mon interlocuteur qui il est pour moi. Cette conception de la parole, révélatrice autant de l’identité de la personne à qui l’on s’adresse que de la personne qui parle, m’a fait comprendre le caractère éminemment sensible de la communication. J’ai compris pourquoi certaines de mes paroles n’atteignaient pas l’effet désiré, même si leur message apparent semblait pertinent. Au-delà du contenu supposément objectif, mes interlocuteurs saisissaient des opinions que j’entretenais à leur égard et qui les braquaient. J’en ai pris bonne note et j’ai pu m’améliorer.

C’est enfin un cas, «La société Perkins» qui constitue le troisième élément d’apprentissage scolaire auquel je me suis référée explicitement en contexte de gestion. Ce cas raconte une situation de conflit entre le service de génie et le service de production d’une entreprise. À la suite d’un incident, c’est le directeur de l’usine qui doit trouver une solution au problème, alors que l’individu responsable du déclenchement de la crise n’est pas sous sa juridiction et que son propre patron, le vice-président, n’est pas enclin à collaborer positivement à la résolution du conflit.

La discussion de la première partie du cas amène généralement les étudiants à proposer au directeur de l’usine toutes sortes de recommandations difficiles à mettre en œuvre : convoquer les protagonistes, donner un ultimatum au coupable, confronter les vice-présidents des deux services, parler au président, faire changer l’organigramme. La deuxième partie du cas, qui raconte ce que le directeur de l’usine a décidé de faire, est ensuite distribuée aux étudiants. L’on apprend que ce dernier a simplement donné à un de ses contremaîtres la directive de faire ce que le collègue récalcitrant refusait d’effectuer.


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De l’étude de ce cas, j’ai d’abord retenu la simplicité de la solution qui a été mise en œuvre, par opposition à la complexité des solutions proposées lors de la discussion. Pourquoi ne pas chercher d’abord des façons simples de régler les problèmes? J’ai aussi été frappée par l’instinct qui a poussé ce gestionnaire à agir là où il avait le plus de pouvoir et d’impact, en jouant dans ses propres plates-bandes au lieu d’essayer de s’immiscer dans les problèmes des autres.

J’ai enfin été impressionnée par le fait que sa solution qui, à première vue ne réglait que les éléments à court terme du conflit, se trouvait à avoir aussi de l’influence à long terme parce qu’elle intégrait les aspects symboliques du problème, en particulier le désir légitime du service de génie de voir son importance reconnue. Ce fut pour moi une source d’inspiration quasi-quotidienne dans les gestes que j’ai eu à poser.

Les constatations que je viens d’exposer relativement à trois éléments de ma formation à la gestion qui ont explicitement habité mon imaginaire alors que je tentais de bien diriger, m’amènent à conclure que l’étude de la gestion s’est révélée utile dans mon cas. Il ressort toutefois, que ce n’est qu’un tout petit sous-ensemble des enseignements qui fut clairement rappelé à ma conscience pour orienter mon action. De plus, il me paraît intéressant de noter que les seuls textes qui semblent avoir été inspirants ressortissent de sciences humaines de base, la psychanalyse et la linguistique, plutôt que du domaine de l’administration.

Heureusement, la poursuite de mes réflexions sur les sources d’apprentissage qui m’avaient été utiles dans l’exercice de la gestion allait me révéler d’autres avenues, extérieures au monde de l’enseignement, qui m’ont semblé très propices au développement des habiletés requises pour bien diriger.

L’observation

L’observation des autres s’est avérée pour moi une inépuisable école. Entrer dans l’action, c’est en effet se rapprocher d’autres personnes qui, chacune à sa façon, exercent le métier de gestionnaire. Les pratiques de ces personnes constituent une sorte de livre ouvert que l’on peut parcourir à loisir.

 Personnellement, je crois avoir appris quelque chose de chacun des partenaires de travail avec qui j’ai été en contact, qu’il s’agisse de mes patrons, de mes collègues, des membres de mon équipe, des membres de comités ou conseils auxquels j’appartenais, des gestionnaires ou experts invités à ces comités ou conseils. Dans certains cas, j’apprenais de leurs bons coups.

Quelques personnes en particulier, passées maîtres dans telle ou telle habileté, savaient susciter mon admiration et leur comportement concret me suggérait des façons d’améliorer le mien. Dans d’autres cas, j’apprenais de leurs échecs, en constatant les failles dans leur approche. Cela se passait comme si un troisième œil m’avait accompagnée dans mes activités, se chargeant d’extraire des situations vécues les éléments susceptibles de favoriser le développement de mes propres compétences.

Les résultats et réactions

Mon apprentissage s’est également nourri de la confrontation avec les résultats de mes actions ou omissions. Ce que l’on vise comme gestionnaire est atteint, ne l’est pas ou ne l’est qu’en partie. C’est là un verdict inexorable qui sert de test à la validité de l’approche adoptée. Chaque fois que je me suis montrée ouverte aux messages que me renvoyaient les résultats de mes initiatives, j’ai appris quelque chose qui a accrû mon habileté à bien diriger.

Il en est allé de même pour les réactions que mes idées ou mes gestes suscitaient chez les autres. Les commentaires explicites, les conseils, les silences de mes partenaires m’ont donné des indications précieuses sur l’à-propos de mes interventions et sur la manière dont je les menais. Évidemment, j’en prenais et j’en laissais, mais ce fut un apport appréciable au perfectionnement de mes habiletés.

Les apprentissages familiaux

Si les cours que j’avais reçus et donnés ne me revenaient à l’esprit que bien sporadiquement, il en allait fort autrement pour les savoirs de diverses natures que j’avais acquis en contexte familial. Ce que j’avais appris à la maison toute jeune, de même que ce que m’avait enseigné ma propre expérience de mère de famille, m’inspirait à tout propos. Rien dans les manuels de gestion ne m’avait pourtant invitée à puiser à cette source.

Réflexion et expérience faites, je me dois de reconnaître que l’univers familial est un milieu très propice à des apprentissages utiles en gestion. À la maison, il n’y a généralement pas de coupure radicale entre l’intérêt pour les résultats et l’intérêt pour les personnes. On se doit d’intégrer les deux comme le fait, selon moi, le bon gestionnaire.

Dans le contexte d’une famille, on est forcé d’accorder une importance primordiale aux réalisations concrètes. Aucun grand discours, aucune argumentation sophistiquée ne peut se substituer à un toit convenable, à la disponibilité de la nourriture ou aux soins à donner à un enfant malade. Ce parti-pris en faveur du concret prépare bien à l’exercice réussi de la gestion. La famille représente en outre une culture de la proximité. Sauf exception, on ne s’écrit pas de notes, on se parle. Qui dirait que ce n’est pas là un bon pli à prendre pour réussir en gestion?

Le foyer se trouve également le lieu d’apprentissage d’une sagesse concernant la conduite de la vie qui se transmet de génération en génération. Personnellement, j’ai le sentiment d’être habitée par des anges gardiens intérieurs que je me plais à appeler «le chœur des grands-mères». D’autres se réfèrent sans doute plutôt à un chœur de grands-pères ou à un chœur d’ancêtres des deux sexes. Dans mon cas, ce sont des phrases maintes fois répétées par les femmes d’âge mûr de ma famille qui viennent ainsi me hanter et je dois admettre qu’elles ont été infiniment plus présentes dans mon imaginaire de gestionnaire que les enseignements de mes professeurs.

Ce sont des phrases comme : «le pire que tu peux te faire répondre, c’est non»; «si c’est fait pour être fait par du monde, tu dois bien être capable de le faire»; «un p’tit compliment, ça ne coûte pas cher mais ça met de l’essence dans le moteur». Ces maximes, qui représentent vraisemblablement la sorte d’intelligence de l’action qui se transmettait insensiblement dans ma famille, ont beaucoup contribué à façonner les sortes d’approches à la gestion que j’ai adoptées et j’ai la conviction que leur apport m’a significativement aidée.

Ces réflexions sur l’héritage familial terminent mon propos sur l’apprentissage des habiletés de direction. C’est certes par quelques enseignements mais surtout par l’observation des autres, par l’ouverture aux messages que me donnaient respectivement les résultats atteints et les réactions de mes partenaires et par les apprentissages faits dans d’autres milieux que l’entreprise ou l’école, en particulier dans la famille, que je crois avoir appris ce qui m’a été le plus utile pour diriger. Ces constatations m’amènent tout naturellement à en tirer des leçons pour l’enseignement des habilités de direction.

Apprendre aux autres

Avant de poser les paramètres qui, en relation avec les réflexions qui précèdent, m’apparaissent devoir guider l’enseignement relatif aux habiletés de direction, je tiens à formuler trois considérations préliminaires.

Des limites à reconnaître

En premier lieu, il me paraît illusoire d’attendre d’une maison d’enseignement qu’elle soit autre chose qu’une maison d’enseignement. On peut, au mieux, lui demander d’être une excellente école mais on ne peut absolument pas lui demander d’assurer la totalité des apprentissages, en particulier ceux qui ne peuvent se faire que dans l’action réelle. C’est donc avec beaucoup d’humilité, ce qui n’exclut pas une certaine dose d’ambition, que les pédagogues de la gestion doivent envisager leur rôle dans le développement des habiletés de direction. Pour les mêmes raisons, les étudiants en gestion et les entreprises doivent limiter l’ampleur de leurs attentes à l’égard des écoles de gestion en cette matière, tout en les stimulants à aller au moins aussi loin qu’elles le peuvent.

En deuxième lieu, je crois important de reconnaître que les professeurs de gestion ne peuvent se prétendre des «maîtres à gérer». Le professeur, grâce à la maîtrise des compétences spécifiques à son métier, peut s’avérer un maître à penser, un maître à faire de la recherche ou un maître à enseigner. Pour être un maître à gérer, il devrait exercer lui- même la gestion en interaction avec ses étudiants qui seraient alors ses apprentis, ce qui ne peut exister qu’à la marge, lors de la réalisation de certains projets ou dans la mesure où certains aspects de la direction d’une classe peuvent ressembler à de la gestion. En général, un professeur d’habiletés de direction doit plutôt concevoir son rôle comme celui d’un éveilleur, d’un éclaireur, d’un facilitateur, d’un évaluateur éclairé. À d’autres, l’honneur et la responsabilité d’être des maîtres à gérer!

Finalement, il convient de constater que certaines règles du jeu de l’activité pédagogique vont clairement à contre-courant de l’apprentissage des habiletés de direction. À cet égard, je pense en particulier à l’évaluation des travaux d’étudiants qui se fait généralement selon le mérite objectif du texte présenté. En gestion, il ne suffit pas de produire un travail de grande qualité pour qu’il obtienne du succès, il faut en outre mettre en œuvre une foule d’habiletés interpersonnelles susceptibles d’entraîner l’adhésion à la proposition présentée. Cette constatation invite à remettre en cause certaines pratiques presque universellement acceptées en pédagogie qui ont pourtant le tort d’encourager des comportements inadéquats en gestion.

Ces remarques étant faites, je me propose de présenter maintenant les leçons que je tire de mon expérience personnelle quant aux objectifs, au contenu et aux méthodes qu’on pour- rait mettre de l’avant dans l’enseignement des habiletés de direction.

La pensée et l’expérience des autres

D’abord, je considère qu’on devrait continuer, au moins en partie, à utiliser des textes et des cas dans ces enseignements. Les textes nourrissent l’esprit de points de vue d’experts qui peuvent à l’occasion venir au secours du dirigeant ou de la dirigeante qui a besoin de comprendre pour mieux agir. Quant aux cas, ils représentent une sorte d’objet transitionnel entre les visions abstraites de la gestion ou des gestionnaires et la réalité concrète dont les impératifs ont de quoi faire peur aux non-initiés. Grâce à l’étude de plusieurs cas de direction, l’étudiant peut, me semble-t-il, retirer quelques leçons marquantes, comme cela se passa pour moi avec le cas de

«La société Perkins», mais surtout «fréquenter» une variété de personnes et de situations qu’il doit observer et analyser. Cela contribue à développer ce sens de l’observation que j’ai identifié précédemment comme l’une des clés de l’apprentissage des habiletés de direction.

Dans cette perspective, former l’œil des futurs gestionnaires me paraît être l’un des objectifs fondamentaux à poursuivre dans un cours d’habiletés de direction. Suivre le cours devrait inciter l’étudiant à accorder de l’importance à l’observation des gestionnaires comme moyen de se développer et l’habiliter à mieux voir, avec plus de finesse et avec une meilleure grille d’analyse, ce qui, dans leur comportement, mérite attention et réflexion et peut lui inspirer des améliorations de sa propre approche.

Cette initiation à l’observation éclairée est d’autant plus importante qu’on peut en tirer profit sans être soi- même gestionnaire. Elle permet à l’étudiant de s’y exercer à la faveur de ses emplois à temps partiel et de ses premières années sur le marché du travail. S’il sait alors être attentif et ouvert, son expérience comme subordonné sera un apprentissage valable pour mieux gérer par la suite.

Le feed-back sur sa propre expérience

Former l’oreille des étudiants, leur capacité à recevoir et interpréter les messages de leur environnement quant à leur performance et à leurs modes d’intervention, me semble également une priorité. À cet égard, les professeurs ne peuvent se contenter de communiquer à leurs étudiants le feed-back classique sur la qualité de leurs travaux écrits. Il faut que d’autres sortes d’épreuves soient proposées aux étudiants – des exercices oraux, des simulations, des jeux – afin qu’ils puissent être exposés à des rétroactions portant sur des activités qui se rapprochent davantage de celles qu’ils auront à remplir dans les postes de direction.

Il faut, en outre, initier concrètement les étudiants à l’art de recevoir ces feed-back avec une attitude propice à l’amélioration plutôt qu’en se plaçant sur la défensive. Par là, ils acquerront un atout qui me semble fondamental pour le développement ultérieur de leurs habiletés de direction.

À mon sens, ces interventions du professeur, pour être vraiment efficaces, doivent être personnalisées. Recevoir des messages sur son propre comportement de la part d’une personne sonne éclairée, généreuse et fiable est une denrée rare et précieuse dans nos sociétés. C’est, à mon avis, un rôle que les bons professeurs d’habiletés de direction peuvent et doivent jouer.

Ce feed-back individualisé me paraît d’ailleurs une des façons de reconnaître concrètement l’importance de la subjectivité dans la pratique de la direction. On gère comme on est, affirmé-je plus tôt. Cela doit avoir des conséquences sur la façon dont on enseigne la gestion. La façon d’être rigoureux dans la recherche et l’enseignement portant sur les habiletés de direction n’est pas de rechercher l’objectivité et la bonne marche à suivre. La seule façon d’être rigoureux dans ce domaine est de reconnaître que la personne qui dirige de même que la personne qui est dirigée sont des sujets qui expriment leur spécificité par leurs actes. Dans cette perspective, le professeur rigoureux doit être prêt à accorder une attention suivie à la démarche de chacun et l’inciter à trouver sa propre voie dans la recherche du succès.

Les leçons de la vie

Une dernière piste pédagogique découlant de mon expérience pourrait se formuler ainsi : inciter les étudiants à reconnaître les apprentissages qu’ils ont faits dans leurs familles et leurs loisirs comme pertinents pour leur succès en gestion. Pour ce faire, il convient de recourir explicitement à ces apprentissages dans les activités du cours, par exemple en favorisant les analogies avec des situations familiales ou sociales dans la discussion d’un cas.

De cette façon, en plus d’initier à la démarche de transfert de compétences d’un milieu à l’autre, l’on contribue à bâtir chez l’étudiant une confiance de base en ses propres capacités. Cette confiance est de nature à favoriser son insertion dans une carrière; sans elle, le débutant, par excès d’insécurité, peut être amené à adopter des comportements inappropriés, comme essayer de plaire à tout le monde, fuir les responsabilités ou se montrer fort, arrogant et rigide.


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En réfléchissant sur ma propre pratique de la gestion, il me vient en outre à l’esprit une liste de compétences exigées par la tâche auxquelles les enseignements en gestion accordent peu d’importance. Cela m’amène à souhaiter qu’au plan cognitif, on mette un peu moins l’accent sur les habiletés d’analyse, de synthèse et de prise de décision pour donner une meilleure place aux habiletés à décrire une situation, à argumenter et à imaginer. La maîtrise de ces habiletés s’avère des plus utile dans la pratique de la direction. Je note également que l’enseignement des habiletés de direction se concentre généralement sur les compétences du gestionnaire dans sa relation avec ses subordonnés.

Or une direction réussie suppose qu’on soit tout aussi compétent dans ses relations avec ses collègues et avec son propre patron, ne serait-ce que pour procurer à son équipe les ressources dont elle a besoin. Je suggère donc qu’une plus grande place soit faite à ce type de relations dans l’enseignement des habiletés de direction. Je souhaite enfin que des thèmes un peu sombres, comme la fatigue et la panique, et des thèmes un peu méprisés, comme la subtilité et la courtoisie, soient abordés dans des cours d’habiletés de direction, compte tenu de l’importance qu’ils peuvent revêtir dans le succès ou l’échec de la gestion au quotidien.

Pour conclure

Les considérations présentées dans ce texte émanent, comme je l’ai indiqué en introduction, d’une expérience modeste, singulière et subjective. Il ne saurait être question d’y chercher une vision exhaustive ou définitive des grands paramètres de l’apprentissage des habiletés de direction et de son enseignement.

À l’heure où les entreprises réclament de plus en plus des universités qu’elles communiquent à leurs étudiants et étudiantes non seulement des savoirs mais également des savoir-faire et où l’on constate parallèlement que les supports conceptuels et les outils pédagogiques relatifs à l’enseignement des habiletés sont encore bien restreints, il m’apparaît tout de même important d’apporter cette contribution personnelle à la construction progressive d’un modèle d’intervention valable.

 Ma démarche, si humble soit-elle, a le mérite de partir du concret. Puisse-t-elle inciter des praticiens et praticiennes de la direction à poursuivre leurs réflexions sur l’apprentissage de leurs propres habiletés et à la partager avec les professeurs de gestion.

L’auteure remercie Laurent Lapierre, Patricia Pitcher et Bertin Giasson pour leur lecture attentive de ce texte et leurs commentaires éclairés.


Notes

1 En enseignement de la gestion, on appelle «cas» des récits de situations problématiques qui se sont présentées dans des entreprises ou des récits de vie de leaders. Par l’analyse et la discussion de ces cas, on vise l’apprentissage de compétences utiles en gestion.

Références

Grize, J.-B., «Activités de langage et représentations» in Chanlat, Alain et Dufour, Maurice, La rupture entre l’entreprise et les hommes, Québec- Amérique, 1985, p. 167 à 179.

La société Perkins (A) et (B), cas rédigés par P.R. Lawrence de la Harvard University, traduction française révisée par Véronika Kisfalvi. Distribué par la librairie universitaire de la coopérative de l’École des Hautes Études Commerciales.