Article publié dans l'édition Eté 2014 de Gestion

S’il est aujourd’hui possible de travailler n’importe où, n’importe quand, grâce aux technologies mobiles, cette recherche qualitative menée auprès d’une vingtaine de cadres et de professionnels québécois montre que ces derniers ont des attitudes ambivalentes en la matière.

En effet, d’un côté, ils sont soucieux de ne pas laisser le travail envahir leur vie personnelle ; d’un autre côté, ils aimeraient profiter pleinement de la flexibilité offerte par les technologies mobiles, mais celle-ci n’est pas toujours permise par l’organisation du travail.

Les technologies mobiles (comme le téléphone intelligent) permettent aujourd’hui de travailler n’importe où, n’importe quand1, ce qui peut avoir pour effet que le travail déborde sur la vie personnelle. Si certains s’inquiètent du fait de devoir être disponibles jour et nuit pour le travail2, d’autres voient dans les technologies de l’information et de la communication (TIC) de nouvelles possibilités pour une plus grande flexibilité dans l’organisation du travail3.

Encore peu de recherches au Québec se sont penchées sur la réorganisation des temps et des espaces de travail consécutive à la généralisation des TIC : travail à la maison, le soir, les fins de semaine, pendant les vacances, etc. L’objectif de cette recherche, menée auprès de cadres et de professionnels québécois œuvrant dans différents secteurs d’activité, est de mieux comprendre ce phénomène.

En premier lieu, nos résultats montrent en quoi le travail se redéploie – dans une certaine mesure – dans de nouveaux espaces et temps, notamment à la maison. En second lieu, ils mettent en lumière la dualité des attitudes des participants à l’égard des technologies mobiles et du travail à la maison. D’un côté, la plupart se méfient d’un envahissement incontrôlé du travail dans leur vie personnelle. D’un autre côté, beaucoup souhaiteraient profiter pleinement des possibilités offertes par les technologies mobiles, mais ils se heurtent souvent à des contraintes de nature organisationnelle.

Technologies mobiles et temps et espaces de travail nouveaux

Les cadres et les professionnels ont plus que les autres travailleurs accès à un ordinateur portable, à un téléphone intelligent ou à Internet4. Ces équipements les rendent plus enclins à vivre un certain débordement du travail sur leur temps personnel5. À titre d’exemple, une étude française révèle que la moitié des cadres interrogés travaillent au moins une heure par semaine à domicile ou dans les transports, et que cette tendance connaîtrait une nette augmentation depuis 20 ans6.

Si le travail à domicile n’est pas une nouveauté en soi, la généralisation des technologies mobiles a certainement contribué à amplifier ce phénomène. Malgré une évolution indéniable, la figure du professionnel « nomade » connecté en permanence et qui travaille n’importe où, n’importe quand, doit être nuancée. En effet, la plupart des cadres et des professionnels travaillent encore principalement dans les locaux de leur employeur7.

Les recherches réalisées ces dernières années ont mis en évidence les effets contrastés des technologies mobiles en matière de flexibilité des temps et des lieux de travail. L’usage de ces technologies serait à la fois fonctionnel, c’est-à-dire qu’il offre de nouvelles possibilités d’émancipation aux personnes désireuses d’avoir plus de liberté dans l’organisation de leur travail, et dysfonctionnel, c’est-à-dire qu’il est à la source d’un envahissement du travail dans la vie personnelle8.

Par exemple, le travail à la maison, permis par les technologies mobiles, représente une solution utile pour limiter le temps de transport, le temps passé au bureau, les interruptions dans le travail ou la conciliation des obligations professionnelles et familiales9. Cependant, le travail à la maison est aussi souvent synonyme d’une charge de travail trop importante pour être réalisée dans les heures normales de bureau10.

Dans ce contexte, cette recherche vise à mieux comprendre pourquoi et comment le travail se redéploie dans de nouveaux espaces et temps, en particulier grâce à l’usage de technologies mobiles. Nous interrogeons aussi les attitudes des cadres et des professionnels à l’égard de ces technologies et du travail à la maison : jugent-ils leur usage fonctionnel ou dysfonctionnel, ou les deux à la fois ?


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À propos de l'enquête

En raison de leur accès privilégié aux technologies mobiles et au caractère pluriel de leurs activités, les cadres et les professionnels forment une population particulièrement intéressante aux fins de cette recherche. Celle-ci a été menée auprès de 21 cadres et professionnels (5 hommes et 16 femmes), travaillant pour différentes organisations dans la région métropolitaine de Montréal. Huit participants n’ont pas de responsabilités d’encadrement, tandis que 13 supervisent des équipes (voir le tableau 1).

Tous les participants travaillent dans des organisations de grande taille et se situant dans des secteurs d’activité variés : santé, éducation, industrie cosmétique et banque et assurance. Ils travaillent à temps plein pour un employeur unique et aucun n’a d’accord formel de télétravail. Enfin, aucune politique d’entreprise encadrant les possibilités de télétravail n’a été mentionnée.

La dualité des attitudes à l’égard des technologies mobiles et du travail à la maison

Les participants déclarent en moyenne travailler deux heures par semaine à la maison ou en dehors du bureau (dans les transports, au chalet, etc.); la fréquence varie de zéro à 10 heures par semaine. Le travail à la maison n’est presque jamais comptabilisé dans le temps de travail, ni rémunéré, ni récupéré. Conséquemment, on parle ici d’un débordement du travail sur le temps personnel.

Travailler à la maison pour travailler plus

Lorsqu’ils sont interrogés sur les raisons pour lesquelles ils laissent leur travail déborder sur leur temps personnel, les participants évoquent avant tout leur charge de travail. Ils décrivent soit un manque chronique de temps pour effectuer certaines tâches au bureau, ce qui les conduit à terminer celles-ci à la maison, soit une surcharge de travail occasionnelle liée à certains aléas ou imprévus ou encore à des ressources limitées : « À cause des imprévus, si ça déborde, je rapporte à la maison ce que je ne peux pas finir. » (femme, 46 ans) « On reçoit tellement de courriels que je préfère m’en occuper le soir à la maison pour arriver le matin au bureau et commencer mon travail. » (femme, 37 ans) Bien souvent, le travail à la maison s’ajoute au temps passé au bureau.

Tous les participants ont mentionné qu’ils avaient travaillé à la maison au moins une fois pour absorber une surcharge de travail. On peut conclure ici à une utilisation dysfonctionnelle du travail à la maison, puisque celui-ci n’est pas souhaité, mais subi ; les technologies mobiles apparaissent comme un moyen de prolonger le travail.

Les gestionnaires semblent plus enclins au travail à la maison dysfonctionnel que les professionnels. En effet, ils consacrent la plus grande partie de leur temps au bureau à effectuer des tâches en lien avec la gestion d’équipe (supervision des employés, résolution de problèmes, etc.), ce qui leur laisse très peu de temps pour les tâches administratives, de réflexion, d’information ou de rédaction. Le fait d’avoir une équipe à gérer a donc pour effet de diminuer le temps disponible pour les autres tâches, qui sont parfois reportées à la maison : « Des documents à remplir, des sondages, je fais cela à la maison parce que je n’ai pas le temps de le faire au travail. » (femme, 58 ans)

De la méfiance à l’égard de l’envahissement du travail dans la vie personnelle

Les participants expriment une certaine ambivalence relativement aux technologies mobiles, voire de la méfiance.

Globalement, ils apparaissent tout à fait conscients des risques associés à une utilisation intensive de celles-ci, en particulier le fait de ne jamais vraiment décrocher du travail : « Le BlackBerry devient envahissant parce que c’est plus difficile de se couper du travail lorsqu’il est accessible chez nous.

C’est sûr qu’il faut une certaine discipline afin de ne pas être toujours en train de se servir de cet appareil. Par contre, il y a un côté positif. Je peux quitter le bureau en me disant qu’il est possible de finir le travail à la maison.

Donc, il y a deux poids, deux mesures. » (femme, 58 ans) « Cela nuit à ma qualité de vie à la maison, à ma famille, parce que je ne décroche pas du travail. » (femme, 48 ans) « Je m’apercevais que la première chose que je faisais en me levant le matin, c’était de regarder mon BlackBerry, et avant d’aller me coucher le soir, pour voir si j’avais reçu d’autres courriels. C’est insensé. Alors, ce sont des choses que j’ai essayé de changer, parce que le BlackBerry, il faut le contrôler, ce n’est pas lui qui doit nous contrôler. » (femme, 49 ans)

En conséquence, certains participants cherchent à limiter leur utilisation des technologies mobiles et du travail à la maison pour ne pas se laisser envahir : « J’essaie de limiter le travail à la maison pour ne pas que ça m’envahisse. » (femme, 58 ans) « J’aime mieux rester une heure de plus au bureau et faire ce que j’ai à faire avant de partir. Comme ça, j’arrive chez nous et c’est réglé. » (homme, 55 ans)

Ces extraits mettent en exergue non seulement les réticences à l’égard d’une utilisation continue des technologies mobiles, mais aussi la volonté, exprimée par la plupart des cadres et des professionnels rencontrés, de contrôler l’utilisation des technologies mobiles et d’acquérir une discipline pour ne pas se laisser envahir. Par conséquent, il convient de nuancer l’idée selon laquelle ces technologies auraient fait disparaître les frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle.

Elles sont certes à la source d’une réorganisation spatiale et temporelle du travail, mais les participants indiquent clairement que, en matière de travail, le lieu et le temps importent. Le « nomadisme » des cadres et des professionnels demeure encore une réalité virtuelle dans la mesure où la plus grande partie du travail est toujours effectuée dans les locaux de l’employeur.

Cela dit, l’arrivée sur le marché du travail de la nouvelle génération pourrait bien changer la donne. En effet, les participants les plus jeunes semblent moins préoccupés que leurs aînés par l’empiétement du travail sur leur vie personnelle : « Les nouvelles générations, les jeunes gestionnaires, ont le BlackBerry greffé sur la main. Les personnalités sont différentes. Moi, je ne vais pas consulter mon courrier électronique à 22 heures. Je remarque cette différence-là. Je vois des gens qui envoient des courriels tard le soir. » (femme, 54 ans) « En fait, je me promène toujours avec mon BlackBerry, je suis tout le temps connecté. » (homme, 34 ans) « Le week-end et pendant mes vacances, je regarde mes courriels et je réponds, mais je ne suis pas obligée. Il y a plein de gens qui ne le font pas. Moi, ça ne me dérange pas de passer cinq minutes à vérifier s’il y a des urgences. Cela dépend aussi des gens. » (femme, 27 ans)

Les réticences évoquées ne signifient pas pour autant que les participants soient hostiles aux technologies mobiles. Bien au contraire, comme le montre la section suivante, la plupart souhaiteraient profiter pleinement des possibilités qu’elles offrent suivant une utilisation fonctionnelle.


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Travailler à la maison pour travailler mieux

La moitié des participants estiment qu’ils travaillent mieux à la maison en ce qui concerne toutes les tâches nécessitant de la concentration. Ils disent avancer plus vite, être plus efficaces, moins dérangés, plus tranquilles à la maison qu’au bureau.

Certains expliquent qu’ils font à la maison le travail de réflexion qu’ils ne peuvent exécuter au bureau à cause des interruptions continuelles. Finalement, ils travaillent à la maison pour travailler mieux : « Au bureau, je suis toujours dérangé. Donc, quand j’ai des documents importants ou des rapports à rédiger qui demandent de la concentration, je reste à la maison. » (homme, 40 ans) « Quand on est présent physiquement au travail, c’est plus difficile de se concentrer. » (femme, 58 ans) « J’y gagne à faire la gestion des budgets, de la paperasse à la maison, car ça me prend 3 heures au lieu de 12 heures au travail. » (femme, 45 ans) « Ce que j’accomplis en deux ou trois heures à la maison, ça va me prendre deux jours au bureau, car il y a des interruptions constantes. » (homme, 34 ans)

Les technologies mobiles sont aussi un moyen de concilier vie personnelle et vie professionnelle. Par exemple, en restant en contact à distance lorsque l’on ne peut se rendre à son travail pour des raisons personnelles ou familiales, l’absence se transforme en présence virtuelle : « Si je prends rendez-vous chez le médecin parce que les enfants sont malades, je suis en contact avec mon travail pendant les heures où techniquement je dois être présent. » (homme, 34 ans)

Devant ces constats, la plupart des participants souhaiteraient pouvoir recourir aux technologies mobiles et au travail à la maison de façon plus fonctionnelle, c’est-à-dire choisir les moments où ils travaillent à la maison, sans que cela soit la conséquence d’une surcharge de travail. Idéalement, les participants aimeraient travailler à la maison entre deux fois par semaine et une fois par mois : « J’aimerais travailler plus à la maison et aller moins au bureau. C’est plus satisfaisant, on évite le transport, je peux faire les tâches ménagères en même temps. » (femme, 45 ans)

« Travailler à la maison une journée toutes les deux semaines, j’adorerais ça ! Il y a plein de choses dans l’organisation du travail qu’on pourrait changer. Tout le monde en profiterait, je voyagerais moins et je serais aussi efficace. » (femme, 43 ans)

Ces extraits fournissent des exemples d’un usage fonctionnel des technologies mobiles et du travail à la maison. Il ne s’agit pas de travailler à la maison en plus des heures effectuées au bureau, mais bien en remplacement de celles-ci.

Les participants voient de nombreux avantages à ce mode de fonctionnement : cela permet d’être plus efficace, plus concentré, de réduire le temps de transport, de mieux articuler vie personnelle et vie professionnelle, en plus d’avoir une satisfaction accrue au travail. L’utilisation fonctionnelle des technologies mobiles est donc vue comme une situation gagnant-gagnant avec l’employeur. Toutefois, celle-ci n’est pas toujours possible en raison de certaines contraintes organisationnelles.

Les limites organisationnelles au travail à la maison

L’utilisation fonctionnelle des technologies mobiles – c’est-à-dire pour travailler à la maison en remplacement du travail au bureau et non pas en plus de celui-ci – est souvent limitée par des contraintes organisationnelles. Tout d’abord, la culture de l’organisation ou le supérieur hiérarchique réduisent souvent les possibilités de travailler à partir de la maison : « On n’encourage pas les gens à travailler chez eux. C’est clair qu’il y a une culture, une façon de penser selon laquelle une personne qui travaille chez elle ne travaille pas vraiment. Dans mon unité d’affaires, les gens pensent ainsi. Cela est dû, selon moi, aux valeurs et aux perceptions des gestionnaires. » (femme, 57 ans)

On remarque une différence importante entre les professionnels et les gestionnaires. Le fait de gérer une équipe peut limiter les possibilités de travailler à la maison, car ni l’organisation du travail ni les modes de coordination ne semblent s’être adaptés : « Si je ne travaille pas davantage à la maison, c’est parce que j’ai des réunions ici, des rencontres. Comme je suis responsable de la gestion du personnel, souvent je préfère être ici au cas où il arriverait quelque chose. » (homme, 40 ans) « Superviser les gens du domicile, c’est plus dur. » (homme, 36 ans)

En outre, l’accès aux outils, aux dossiers ou à toutes les ressources nécessaires pour effectuer le travail n’est pas toujours possible : « Dans tous les cas, j’aime mieux effectuer mon travail au bureau. L’environnement de travail est plus productif, car à la maison, il me manque beaucoup de choses. Je n’ai pas de dossiers, pas de contacts avec les autres, je ne vois rien, je n’entends rien. Je ne me sens pas à l’aise. » (homme, 55 ans)

Enfin, la confidentialité et la sécurité des données peuvent être compromises : « Le travail à la maison est interdit, car il ne faut pas que l’information circule, ou que des messages importants soient laissés dans la nature. La direction limite énormément tout ce qui peut sortir. Je le fais quand même, je regarde mes courriels, le soir, chez moi. » (femme, 27 ans)

Ce dernier exemple illustre une stratégie de contournement des règles de l’entreprise pour permettre à cette participante une utilisation plus fonctionnelle des technologies mobiles, qu’elle justifie par le fait d’être plus efficace dans son travail en étant organisée de la sorte.

En résumé, les responsabilités d’encadrement, l’accès aux outils et aux ressources, la confidentialité des données, la culture organisationnelle et le supérieur hiérarchique apparaissent comme autant de freins potentiels à l’utilisation fonctionnelle des technologies mobiles et du travail à la maison.


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Discussion et implications pratiques

Les résultats de cette recherche indiquent que les participants travaillent à la maison principalement pour travailler plus et mieux11 et, dans une moindre mesure, pour concilier leurs activités professionnelles avec les autres sphères de la vie12. De fait, l’utilisation des technologies mobiles et du travail à la maison est surtout dysfonctionnelle, et l’on observe d’ailleurs de la méfiance à l’égard d’un envahissement du travail dans la vie personnelle. En même temps, la plupart des participants aimeraient pouvoir bénéficier d’une utilisation plus fonctionnelle de ces technologies. Il en résulte des attitudes ambivalentes à l’endroit du travail à la maison et des technologies mobiles, qui peuvent tout aussi bien faciliter la vie que l’empoisonner (voir le schéma 1).

Dans ce contexte, le principal défi pour les employeurs est de réussir à tirer profit des technologies mobiles tout en limitant leurs effets négatifs. Pour ce faire, plusieurs pistes de réflexion peuvent être considérées.

Temps et lieux de travail : adopter un nouveau paradigme

Tout d’abord, les organisations devraient s’interroger sur les raisons de l’utilisation dysfonctionnelle des technologies mobiles et du travail à la maison. Des travaux précédents13 ont montré que certaines cultures organisationnelles ou les pressions exercées par la hiérarchie étaient en cause et pouvaient conduire les cadres et les professionnels à devoir être disponibles en tout temps pour le travail.

Afin de limiter les effets négatifs associés à un usage dysfonctionnel des technologies mobiles, les organisations devraient se poser les questions suivantes : quels sont les comportements encouragés par la culture organisationnelle ? Quels sont les normes et les messages relayés par la direction ? Comment inciter les employés à mettre des balises acceptables dans leur utilisation des technologies mobiles pour leur permettre de préserver leur vie personnelle et familiale ?

Aujourd’hui, la question n’est plus tant de savoir si les entreprises devraient ou non adopter certaines technologies mobiles14 – celles-ci sont déjà largement répandues – que de déterminer dans quelle mesure elles peuvent aider leurs employés à en faire une utilisation plus fonctionnelle. À ce titre, nos résultats indiquent que la culture organisationnelle représente un frein important à une utilisation fonctionnelle des technologies mobiles.

En effet, tout se passe encore comme si les activités professionnelles étaient cloisonnées entre les murs de l’organisation sans qu’il y ait de possibilités de travailler autrement. Les organisations étudiées demeurent imprégnées de l’idée que la présence quotidienne dans les locaux de l’employeur est importante tant pour l’exercice des responsabilités d’encadrement que pour des questions d’accessibilité ou de sécurité des données.

Au regard du potentiel des technologies mobiles, les organisations auraient pourtant intérêt à remettre en question le paradigme traditionnel d’unités de temps et de lieu autrefois dicté par des impératifs de coordination et de contrôle du travail. Une telle remise en question apparaît d’autant plus pertinente que les effets bénéfiques escomptés sont nombreux : une meilleure concentration, une plus grande efficacité dans le travail, une diminution du temps de transport, une meilleure articulation entre le temps personnel et le temps professionnel et, finalement, des cadres et des professionnels plus satisfaits.Schéma

De surcroît, les jeunes générations, plus ouvertes que leurs aînés à une certaine porosité entre le temps personnel et le temps professionnel15, accordent aussi une plus grande importance à leur équilibre de vie16 et recherchent une flexibilité réciproque avec l’employeur.

Repenser l’organisation du travail pour une plus grande flexibilité

Une fois le changement de paradigme opéré, il serait également indispensable de repenser en profondeur l’organisation du travail, les pratiques de gestion et les modes de coordination en fonction des nouvelles possibilités offertes par les technologies mobiles. Là encore, les défis sont nombreux.

Comment promouvoir le travail à distance si les participants en position d’encadrement considèrent eux-mêmes comme ardue la gestion de leur équipe à distance ? On note une tension entre le désir des gestionnaires de travailler plus souvent à la maison et les difficultés qu’ils y entrevoient.

Cette tension peut s’interpréter comme la conséquence de l’inadéquation entre les pratiques de gestion en présence et le travail à distance.

Pourtant, les travaux sur le management à distance17 nous enseignent qu’il est possible de repenser le rôle du gestionnaire et les modes de coordination, et de supprimer les freins de nature technique pour une utilisation fonctionnelle des technologies mobiles. L’engagement et l’exemplarité de la direction ont été relevés comme des éléments cruciaux dans la réussite d’une telle réorganisation du travail18.

Mentionnons en outre que les risques associés à une perte de contrôle sur le travail des employés apparaissent extrêmement faibles pour des cadres et des professionnels qui sont réputés autonomes et engagés dans le travail, et souvent évalués sur la base de leurs résultats. À titre d’exemple, le fait de permettre aux cadres et aux professionnels (et pourquoi pas aux autres employés ?) de travailler à la maison quelques jours par mois en leur donnant les moyens de le faire constituerait une mesure relativement peu coûteuse et très appréciée en vue d’une plus grande flexibilité.

Conclusion

Cette étude n’échappe pas aux limites propres aux recherches qualitatives. L’échantillon est très restreint et ne prétend en aucun cas représenter fidèlement la population ciblée. Cela dit, à l’ère des technologies mobiles, nos résultats font ressortir un important décalage entre les possibilités offertes par ces technologies et l’usage, trop souvent dysfonctionnel, qui en est fait. Ce décalage se reflète à travers les attitudes ambivalentes des cadres et des professionnels rencontrés. Les employeurs devraient donc prendre la mesure des attentes de leurs cadres et professionnels en la matière.

S’ils veulent profiter pleinement du potentiel des nouvelles technologies, ils devront revoir le paradigme traditionnel d’unités de temps et de lieu pour s’adapter aux nouvelles réalités du travail.

Tableau 1 : Échantillon (organisations et participants)

Secteur Sexe Âge (Nombre de personnes encadrées)

Éducation (secteur parapublic)
8 entretiens

Femme 30 Professionnelle
Femme 49 Gestionnaire (2)
Femme 57 Professionnelle
Femme 31 Professionnelle
Femme 29 Professionnelle
Femme 43 Gestionnaire (13)
Femme 32 Gestionnaire (10)
Homme 40 Gestionnaire (15)

Industrie cosmétique (entreprise privée)
3 entretiens

Femme 27 Professionnelle
Femme 37 Professionnelle
Homme 34 Gestionnaire (10)

Santé (secteur public)
7 entretiens

Femme 48 Professionnelle
Femme 42 Professionnelle
Femme 46 Gestionnaire (50)
Femme 54 Professionnelle
Femme 58 Gestionnaire (21)
Homme 49 Gestionnaire (160)
Homme 36 Gestionnaire (16)

Banque et assurance (entreprise privée)
3 entretiens

Femme 58 Gestionnaire (27)
Femme 45 Gestionnaire (13)
Homme 55 Gestionnaire (7)

Notes

1 Duxbury et Smart (2011), Genin (2009).

2 Bittman et al. (2009), Cederström et Fleming (2012).

3 Hislop et Axtell (2011), Matusik et Mickel (2011), Tremblay et Genin (2010).

4 Duxbury et Smart (2011).

5 Genin (2009), Metzger (2009).

6 Bergère et Chassard (2013).

7 Thoemmes et al. (2011).

8 Matusik et Mickel (2011), Middleton et Cukier (2006).

9 Tremblay et Genin (2010).

10 Genin (2009), Hislop et Axtell (2011), Metzger (2009).

11 Metzger (2009).

12 Genin (2009).

13 Bittman et al. (2009), Cederström et Fleming (2012).

14 Matusik et Mickel (2011).

15 Genin (2009).

16 Duxbury et Smart (2011), Pronovost (2006).

17 Brunelle (2010), Middleton et Cukier (2006).

18 Bittman et al. (2009), Matusik et Mickel (2011).

Références

Bergère, J.-M. Chassard, Y. (2013), À quoi servent les cadres ?, Odile Jacob.

Bittman, M., Brown, J.E. Wajcman, J. (2009), « The mobile phone, perpetual contact and time pressure », Work, Employment & Society, vol. 23, n° 4, p. 673-691.

Brunelle, E. (2010), « Télétravail et leadership: déterminants des pratiques efficaces de direction », Management international, vol. 14, n° 3, p. 23-35.

Cederström, C., Fleming, P. (2012), Dead Man Working, John Hunt Publishing.

Duxbury, L., Smart, R. (2011), « The “myth of separate worlds”: An exploration of how mobile technology has redefined work-life balance », dans Kaiser, S., Ringlstetter, M.J., Eikhof, D.R., Pina e Cunha, M. (dir.), Creating Balance ?, Springer, p. 269-284.

Genin, É. (2009), « L’empiètement du travail des femmes et des hommes cadres sur leur vie personnelle », Gestion, vol. 34, n° 3, p. 128-136.

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Matusik, S.F., Mickel, A.E. (2011), « Embracing or embattled by converged mobile devices? Users’ experiences with a contemporary connectivity technology », Human Relations, vol. 64, n° 8, p. 1001-1030.

Metzger, J.-L. (2009), « Les cadres télétravaillent pour… mieux travailler », Informations sociales, vol. 3, n° 153, p. 75-77.

Middleton, C., Cukier, W. (2006), « Is mobile email functional or dysfunctional? Two perspectives on mobile email usage », European Journal of Information Systems, vol. 15, n° 3, p. 252-260.

Pronovost, G. (2006), Temps sociaux et pratiques culturelles, PUQ.

Thoemmes, J., Kanzari, R., Escarboutel, M. (2011), « Temporalités des cadres et malaise au travail », Revue Interventions Économiques, n° 43.

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