Article publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

Comment saisir le concept de leadership ? Malgré la confusion suscitée par les différents modèles, une chose paraît claire : il n’est pas réservé à quelques privilégiés. Il est partout, bien plus proche de nous qu’on ne le croit.

Plus que jamais, nous avons besoin de leaders

Dans une ère où on surutilise le concept, on n’a jamais autant cherché à cerner ce qu’est et ce que n’est pas le leadership1. Dans notre monde de défis, d’exigences, de complexité et de performance, on ressent une certaine urgence. Tous attendent qu’enfin de véritables leaders émergent, rallient les troupes et passent à l’action face aux problématiques sociétales et organisationnelles.

Malgré les multiples écrits sur le leadership, l’écart entre la théorie et le terrain semble se creuser. Et si, à l’instar de la notion d’amour, tout le monde peut témoigner du leadership véritable, personne n’a pour autant réussi à le mettre en boîte. Quant aux dirigeants, ils s’arrachent les biographies des Steve Jobs et autres visionnaires dans l’espoir de percer leur mystère, ne récoltant bien souvent qu’un sentiment d’abattement devant ces héros plus grands que nature. De nombreux gestionnaires jalonnent notre route, et pourtant, peu d’entre eux méritent d’être qualifiés de véritables leaders.


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Saisir ce qu’est le leadership

Insaisissable, en perpétuelle mouvance : on a proposé un leadership charismatique, authentique, transformationnel, partagé, situationnel, transactionnel, éthique. On peine à s’y retrouver. Google à lui seul nous offre plus de 500 millions de résultats sur le sujet en moins d’une demi-seconde. Les modèles se multiplient au gré des individus, chacun ayant sa vérité.

Dans les faits, le leadership part de soi. Nous en sommes l’instrument. Le leader, grâce à sa personnalité, ses propos, ses actions et ses attitudes, veut faire la différence dans un groupe ou une organisation. Alors que tous croient qu’une situation est sans issue, le leader montre, avec son optimisme et son engagement personnel, qu’il garde foi dans le projet et entraîne ainsi ses collègues dans la poursuite des efforts et éventuellement vers une solution viable. Pour cela, le leader n’a pas nécessairement besoin d’être en position d’autorité. C’est ouvert à tous.

Collectivement, notre défi consiste à identifier tôt les personnes qui présentent un potentiel de leadership, à soutenir leur développement et à leur procurer les occasions d’avoir de l’influence. Mais pour cela, nous avons besoin d’une approche intuitive et simple qui mette les futurs leaders sur la bonne voie et facilite leur passage à l’action.

Nous vous suggérons de centrer votre attention sur trois caractéristiques qui distinguent le leader : son intelligence (tête), sa capacité à susciter l’émotion (cœur) et sa force de caractère (courage). Rappelez-vous le célèbre film Le magicien d’Oz. La jeune Dorothy, dans son étrange quête le long de la route de brique jaune, rencontre trois personnages, chacun à la recherche d’une facette manquante de lui-même. L’homme de fer-blanc cherche un cœur qui réchaufferait son être ; l’épouvantail, las de cette image de nigaud qui colle à sa veste rapiécée, désire être doté d’intelligence ; le lion, pauvre peureux, recherche le courage. De manière à la fois imagée et évocatrice, ce sont trois caractéristiques qui, réunies chez un même individu, décuplent son potentiel de leadership.

Tête

L’utilisation des données au service d’une vision

Charles vient de prendre la tête de la division. Il s’agit de son premier poste de direction. Le défi est énorme, car la situation est imposante. Un revirement est nécessaire, mais il se sent prêt, car il a fait ses devoirs. Reconnu pour sa capacité à analyser les données, il est doué pour entrevoir des possibilités là où d’autres ne voient que des problèmes. Il manie avec aisance les grilles d’analyse, les chiffres, les indicateurs de mesure et les plans détaillés. Tout est clair dans son esprit. Il a déterminé ses priorités et fixé ses objectifs. Bref, il voit loin et il sait où il s’en va. Avec lui, la direction à prendre est claire. Il se sait apte à justifier ses décisions de façon rationnelle, avec des arguments logiques et solides.

Charles va miser sur ses forces pour se positionner comme le « capitaine » attendu à un moment difficile. Aujourd’hui, devant un univers complexe où les situations difficiles, tissées d’éléments entremêlés, exigent des solutions nouvelles, nous avons besoin de leaders comme lui pour dénouer les enjeux et y voir plus clair. Cependant, il devra aussi compter sur sa capacité de vulgarisation. Pour lui, tout un travail d’éducation reste à faire afin de favoriser l’émergence de sens dans son organisation. Au-delà du fait de trouver des réponses au quoi (priorités, objectifs), au qui (responsabilités) et au quand (délais), il devra également répondre au pourquoi en expliquant les raisons de ses choix afin d’être non seulement bien compris mais surtout accepté. Cette intelligence dans l’action et ce talent de visionnaire ont été largement étudiés, célébrés et vénérés chez les leaders.

Mais cette aptitude à analyser un contexte d’affaires, notamment à reformuler les enjeux, à évaluer les impacts et à soupeser les embûches, cette force stratégique si prisée et dont on ne peut se passer ne suffit pas. Il faut autre chose : du courage pour prendre des risques, du cœur pour comprendre leurs impacts sur son équipe et l’intelligence pour transformer l’engagement en actions tangibles. Car le leader de tête, comme Charles, risque d’avancer tout seul. Peu ressentiront l’envie de le suivre. Le leader de tête porte le revers de ses qualités, ce qui constitue l’effet pervers d’une approche brillante : intelligent et analytique, il doit éviter le piège de l’impatience envers ceux dont la réflexion n’est pas aussi rapide que la sienne et prévenir le danger de se laisser porter par l’arrogance. Il a besoin de laisser émerger ses qualités de cœur et son courage, au risque d’incarner un leadership partiel, et peu engageant.

Cœur

Savoir susciter l’engagement

Après la réflexion, le passage à l’action. Le leader de cœur propose un but commun et sait rallier ses troupes. Colette Roy Laroche, ex-mairesse de Lac-Mégantic, a parfaitement su incarner l’effet contagieux que peut avoir un leader de cœur dans des conditions parfois dramatiques en affichant une force empreinte d’humilité et d’humanité. Avant tout authentique, le leader de cœur adopte les comportements qu’il prône et s’impose à lui-même ce qu’il exige des autres, ne craignant jamais d’aller sur le terrain et de mettre la main à la pâte. Il affiche clairement ses valeurs et, pour lui, la cohérence est une ligne de conduite qu’il applique sans pour autant mettre à l’écart ses sentiments ou ceux des autres. Et bien qu’il se trouve régulièrement devant des choix difficiles, parfois coincé entre les intérêts de l’organisation et ceux des personnes qu’il dirige, il sait traiter chacun avec respect et dignité, être à l’écoute et s’ouvrir aux idées des autres. Inspirant de par son attitude, débordant d’énergie, utilisant spontanément le « nous » dans son discours, le leader de cœur souligne régulièrement la contribution de chacun. Bref, le leader de cœur crée de l’enthousiasme pour sa vision et sait rendre ses projets attrayants et susciter l’engagement.

Une fois le chemin tracé, avancer implique des efforts, des risques et des changements. C’est pourquoi il importe que le message soit vivant, vibrant, emballant ! Le leader de cœur sait mettre en mouvement les membres de l’équipe qu’il dirige, les convaincre de sortir de leur zone de confort malgré les craintes et les hésitations. Il y aura toujours des prudents qui hésiteront à suivre une voie nouvelle et qui observeront tranquillement de la clôture les enthousiastes du projet commun. Cependant, ce qui importe le plus consiste à créer un mouvement qui finira par entraîner l’équipage tout entier. Pour réussir cet exploit, le leader peut évidemment s’appuyer sur les approches motivationnelles formelles, mais utiliser tout simplement son cœur est probablement un point de départ encore plus gagnant. Là encore, tout est question d’équilibre. Sans vision claire et convaincante, le chic type qu’on apprécie tant et avec qui on aimerait prendre une bière n’exerce qu’un leadership partiel. Il lui faut aussi ce regard affirmé du leader qui sait où il s’en va. Et du courage, car la route sera longue.


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Courage

La dimension négligée

Sir Ernest Henry Shackleton, celui que ses hommes appelaient « Boss », marin dans l’âme et explorateur britannique du début du xxe siècle qui a sillonné les régions polaires de l’Antarctique dans des conditions difficiles à imaginer aujourd’hui, n’a pourtant jamais laissé les embûches éroder son optimisme et son courage2. Figure héroïque et véritable inspiration en matière de leadership, Shackleton a non seulement su garder son équipage uni dans des conditions extrêmes à la suite d’un naufrage et d’une errance de près de deux ans dans une des régions les plus inhospitalières de notre planète mais aussi ramener tous ses marins sains et saufs.

Le parcours de Shackleton et ses récits de conquête de l’Antarctique sont passionnants. Mais on n’a pas sorti le héros des oubliettes innocemment. En fait, disons-le sans détour, il est difficile de trouver ce genre d’inspiration dans une société de performance à ce point aveuglée par le court terme. On manque de modèles de courage, voilà. Prendre des décisions difficiles qui ne seront pas appréciées sur-le-champ présente des risques pour l’avenir de celui qui les impose. Quand on est soucieux de se maintenir en poste, faire preuve de courage apparaît périlleux. Il est tellement plus simple, en effet, d’attendre que le temps ou que d’autres personnes prennent la décision à notre place !

Le courage renvoie à la solidité, aux convictions profondes d’un individu qui se connaît bien et qui est prêt à les défendre. Un idéaliste ? Un conquérant ? Certainement un être enraciné prêt à défendre ses convictions. Dans un dossier que nous avons tous suivi comme un véritable téléroman, la célèbre commission Charbonneau, nombreux sont ceux qui ont défilé, la tête légèrement penchée, le regard peu convaincant, pour clamer avec sérieux : « Je voyais ce qui se passait… mais qui étais-je, moi, pour dénoncer de mauvaises pratiques ? » Ceux-là comme tant d’autres, effrayés et paralysés devant les risques encourus, ne sont pas parvenus à défendre ce qui leur semblait juste.

C’est dommage, car dans le contexte actuel, qui est chargé, exigeant et complexe, la société et les organisations ont grandement besoin de ce courage oublié. Un leader courageux n’hésite pas à prendre des risques, à expérimenter, à se lancer dans l’action et à affronter ses peurs. Sans peur, point de courage. Fort de ses convictions, le leader courageux remet en question le statu quo et n’hésite pas à prendre des décisions difficiles, prêt à faire ce qui doit être fait. Esprit libre, il construit sa propre pensée et affronte les moments de vérité qui en effraient plusieurs. Engagé, persévérant, exigeant, il sait se relever à la suite d’une période plus sombre.

Les occasions qui révèlent les leaders

On dirige comme on est, disait Laurent Lapierre3, affirmant ainsi l’unicité de chaque leader avec ses qualités… nuisibles et ses défauts… utiles. Entre tête, cœur et courage, la recherche d’un certain équilibre – et non de la perfection – mène à un leadership véritable. L’introspection et la prise de conscience, qualités essentielles qui nous sont moins naturelles, s’avèrent alors les meilleures pistes pour poursuivre son développement personnel.

Mais cette prise de conscience doit aussi s’étendre à une autre dimension. En effet, si tout part de l’individu, c’est le contexte qui dévoile le leader. Le cas de l’ex-mairesse de Lac-Mégantic en est un bon exemple : une situation de crise devant laquelle certains se liquéfieront alors que d’autres émergeront devant la possibilité de construire et d’entraîner avec eux tout un groupe qu’ils auront su convaincre. Ce contexte, soit dit en passant, n’est pas nécessairement une épreuve. Il peut être un projet, un défi stimulant. Question d’angle et d’approche. Ou encore, consciemment, un dirigeant peut littéralement créer de toutes pièces un sentiment d’urgence afin de sortir une organisation de sa complaisance et lui permettre de dépasser ses limites. Finalement, certains contextes exigeront davantage de tête, d’autres un peu plus de cœur ou encore une incroyable dose de courage. Les possibilités s’ouvrent à l’infini ; rien n’est cristallisé.

Quoi qu’il en soit, si chacun possède un leadership unique et personnel, les organisations ont plus que jamais besoin de leaders capables de faire preuve à la fois de tête, de cœur et de courage. Avez-vous besoin d’exceller sous ces trois aspects en tout temps ? Probablement pas. La question est de savoir lire le contexte et d’analyser votre angle mort sur le plan de vos limites pour déterminer lesquelles de ces facettes sont les plus déterminantes pour vous. Un beau défi !


Références

1. Sardais, C., et Miller, D. (2012), « Qu’est-ce que le leadership ? », revue Gestion, vol. 37, no 3, automne 2012, p. 77-84.
2.  Perkins, D., Leadership sous Oo – Leçons de leadership tirées de l’extraordinaire aventure de l’expédition de Shackleton en Antarctique, Gatineau, Éditions du Trésor caché, 2003, 236 p.
3.  Lapierre, L., On dirige comme on est, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2012, 240 p.