Article publié dans l'édition printemps 2016 de Gestion

L’exercice du pouvoir a toujours suscité des questions : pourquoi, avec qui et comment se servir du pouvoir ? Existe-t-il de « bonnes pratiques » en matière d’utilisation du pouvoir ? Comment éviter les dérapages que l’on constate chez ceux qui, dans leur quête du pouvoir, en veulent toujours davantage ? Après des décennies de recherches, les experts commencent enfin à avoir des éléments de réponse...

Pourquoi se servir du pouvoir ? Le pouvoir est l’instrument au moyen duquel on amène les autres personnes à faire ce que l’on souhaite. Si on réussit, on pourra conclure qu’on les aura influencées. Il constitue donc un moyen et non une fin. Sous notre influence, ces personnes devraient ultimement converger vers la réalisation des objectifs que l’on poursuit et pour lesquels on a besoin de leur collaboration. C’est d’ailleurs la raison fondamentale qui justifie l’exercice du pouvoir : dès que la réalisation d’un objectif dépend de l’action concertée des autres, le pouvoir – ainsi que l’influence qui en découle – s’impose comme l’unique moyen de faire apparaître cette concertation et de la transformer en collaboration.


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Le défi à relever est alors le suivant : cette concertation, bien qu’elle puisse être imposée aux autres, devrait plutôt être construite avec eux si on souhaite qu’elle dure suffisamment longtemps pour qu’un véritable climat de collaboration s’installe. Mais cette concertation a un prix : les gens accepteront de collaborer s’ils en tirent des avantages. C’est ici que la question des enjeux prend toute son importance.

Un enjeu, c’est essentiellement les gains qu’une personne souhaite retirer d’une situation et les pertes qu’elle souhaite éviter par la même occasion. Par exemple, collaborer à la réalisation d’un objectif peut permettre à certains individus de gagner une certaine notoriété dont ils se serviront pour faire mousser leur carrière ; pour d’autres, ce sera tout simplement la satisfaction personnelle d’avoir contribué à la réalisation de quelque chose d’important. Certains en obtiendront peut-être même des avantages financiers. Bien cerner les enjeux dont se préoccupent les autres, c’est comprendre à la fois quels sont les gains qu’ils pourraient obtenir en se laissant influencer pour s’engager dans une dynamique de collaboration avec d’autres personnes et quelles sont les pertes qu’ils pourraient éviter en le faisant.

Le principe de réciprocité

En étant confronté à des enjeux différents de ceux dont se soucient les membres de son équipe, un gestionnaire de projet cherchera par exemple à consolider sa réputation de gestionnaire efficace alors que certains membres de son équipe chercheront à démontrer leurs compétences en vue de l’obtention d’une éventuelle promotion. L’exercice du pouvoir est donc le moyen par lequel les gens gèrent leurs enjeux, ce qui conduit inévitablement à la question suivante : avec qui utiliser son pouvoir ?

La réponse est simple : on cherchera à influencer les personnes susceptibles de nous aider à maximiser nos gains et à minimiser nos pertes et dont les enjeux sont compatibles avec ceux de l’organisation ainsi qu’avec les nôtres. Par exemple, un patron qui aspire à une promotion aura tout intérêt à mobiliser ses subalternes pour qu’ils atteignent les objectifs ; s’il réussit, ce sera là une preuve tangible de son leadership. Un patron fait la démonstration de son sens politique lorsqu’il s’interroge sur la nature des enjeux de ses subalternes et déploie son influence pour les aider à maximiser leurs gains et à minimiser leurs pertes individuelles. Par simple effet de réciprocité, ses subalternes seront alors plus enclins à l’aider. C’est grâce à l’application du principe de réciprocité qu’émerge la véritable collaboration et que les enjeux organisationnels sont atteints : une direction d’entreprise qui souhaite accroître ses parts de marché a tout intérêt à déterminer en quoi les enjeux collectifs sont compatibles avec les enjeux individuels. S’ils ne le sont pas, c’est que les gens ne voient pas en quoi ils tireront des avantages à déployer des efforts considérables pour atteindre les objectifs que vise la direction.

Les alliés et les opposants

Le principe de réciprocité est à la base de la création d’alliances au sein d’une organisation : un allié est une personne qui en aidera une autre à maximiser ses gains et à minimiser ses pertes, et vice-versa. Ces alliances peuvent se forger entre des personnes de n’importe quel niveau hiérarchique ou appartenant à des unités différentes. Ce sont les alliances qui consolident les liens de collaboration entre les gens.

Créer des alliances et savoir les faire durer repose donc sur une bonne compréhension des enjeux dont se préoccupent les autres. Mais que se passe-t-il lorsqu’une personne estime que la situation n’évolue pas à son avantage ? Dans de telles circonstances, cet individu est susceptible de devenir un opposant et d’agir afin que cette situation, désavantageuse pour lui, prenne une autre tournure. Il usera de son influence pour entraver la bonne marche des activités. L’opposant n’est pas un ennemi mais bien un allié potentiel qu’il faut tenter de (re-) convertir en allié sûr en lui démontrant qu’il pourra tirer profit de la situation, ce qu’il ne voit manifestement pas encore. C’est là le véritable art de l’exercice stratégique du pouvoir.

Habile stratège

Une fois que les enjeux d’autrui sont bien cernés, la troisième question s’impose d’elle-même : comment exercer son pouvoir pour cultiver des alliances et faire émerger la collaboration afin d’atteindre l’objectif ? C’est la réponse à cette question qui distingue les individus dotés d’un sens stratégique de ceux qui n’en ont pas.

Le stratège est celui qui arrive à cerner les véritables enjeux des autres ; il est habile à évaluer la façon dont leurs enjeux se transformeront au fur et à mesure que la situation évoluera. Il créera des alliances en aidant les autres à maximiser leurs gains et à minimiser leurs pertes en espérant qu’il pourra compter sur eux s’il devait un jour affronter une situation similaire. Le stratège alimentera ces alliances en faisant un usage approprié de ses neuf leviers de pouvoir1. Par exemple, il n’hésitera pas à partager avec d’autres les informations qu’il détient si cela peut les aider à gérer leurs enjeux plus efficacement ; il partagera généreusement ses compétences lorsqu’il estimera que d’autres pourraient en profiter. Face à des opposants, le stratège tentera de les convertir en alliés. Si cela s’avère impossible, il pourra entrer dans une dynamique d’opposition, mais uniquement parce que ses opposants ne lui en laisseront pas le choix. Jamais, dans cet affrontement, le stratège n’abusera de son pouvoir : il restera conscient que l’opposant d’aujourd’hui peut être l’allié de demain.


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Une éthique infaillible

L’exercice du pouvoir consiste essentiellement à rendre les autres perméables à l’influence qu’on souhaite avoir sur eux, c’est-à-dire les amener à adopter les comportements souhaités. Trois conditions doivent être réunies pour que le pouvoir d’un individu se transforme en influence. Tout d’abord, l’objectif visé par l’exercice du pouvoir doit être commun, c’est-à-dire que tous doivent avoir intérêt à ce qu’il soit atteint, bien que la nature de cet intérêt puisse varier d’une personne à l’autre sans toutefois devenir antagonique. Ensuite, l’objectif visé doit être clair : tous doivent savoir pour quelle raison précise on cherche à orienter leurs actions. Enfin, l’objectif doit être connu de tous, et chacun doit avoir la possibilité d’apporter sa contribution. Ce sont là les trois « C » préalables à l’exercice transparent et authentique du pouvoir : l’objectif visé doit être commun, clair et connu.

Quant aux moyens d’exercer le pouvoir, ils relèvent d’un ensemble de comportements qui devraient toujours conserver leur caractère éthique dans leur expression. Bien sûr, ce n’est pas le cas de la personne machiavélique, pour qui l’exercice du pouvoir n’a qu’un seul but : maximiser ses gains et minimiser ses pertes, même si cela s’avère incompatible avec les enjeux collectifs. Si c’est le cas, un tel individu n’hésite pas à commettre des actions contraires aux préceptes de la moralité conventionnelle. Il use de manipulation pour arriver à ses fins et dissimule ses véritables intentions. Jamais les objectifs autour desquels il tente de rallier les autres ne sont clairs, connus et communs, bien qu’il les présente ainsi. Il recourt au mensonge et à la duperie sans le moindre scrupule. S’il est démasqué, il perd toute crédibilité et sa réputation est flétrie à tout jamais ; il le sait, et c’est pourquoi il tente par tous les moyens et en tout temps de paraître honnête, intègre, voire naïf, afin de ne pas éveiller les soupçons. Pour lui, le pouvoir n’est pas un moyen mais bien une fin en soi.

Le fin stratège, au contraire, utilise les leviers de pouvoir qu’il a à sa disposition pour démontrer en quoi cette collaboration est bénéfique pour les membres qui l’entretiennent. Son comportement s’appuie sur une éthique infaillible, ce qui contribue à consolider sa crédibilité. Sa réputation le précède et les gens cherchent à collaborer avec lui afin de réaliser des projets auxquels ils seront fiers d’avoir participé. Cette description semble trop idéale – voire idéaliste – pour être vraie ? Regardez autour de vous, au sein de votre propre organisation : vous trouverez sûrement des hommes et des femmes qui, souvent sans vraiment s’en rendre compte, cultivent les alliances et ont beaucoup de pouvoir et d’influence. Ce sont des stratèges qui font bon usage du pouvoir. Peut-on apprendre à le devenir ? Assurément, si on fournit les efforts nécessaires. Le bon usage du pouvoir, cela s’enseigne et s’apprend…


Êtes-vous plutôt survivant, bon soldat ou agneau sacrificiel ?

L’exercice habile du pouvoir est complexe, car c’est à partir d’une bonne compréhension des enjeux des autres et de l’impact potentiel du contexte sur ces mêmes enjeux qu’on peut ensuite bâtir des alliances tout en renforçant les leviers qui procurent du pouvoir. Certains n’arrivent pas tout à fait à relever ce défi. C’est le cas des trois types d’individus suivants :

  • LE SURVIVANT voit l’exercice du pouvoir comme une série de pièges qu’il faut éviter à tout prix. Son faible goût pour le risque le fait souvent hésiter à user de son pouvoir alors que la situation pourrait lui être avantageuse. C’est en cultivant des relations harmonieuses avec les autres membres de l’organisation qu’il arrive à minimiser les risques qu’il perçoit dans les situations de pouvoir. Et s’il fait un faux pas, on le lui pardonnera bien : il est si sympathique !
  • LE BON SOLDAT, quant à lui, est moins habile que le survivant : il est conscient que l’exercice du pouvoir peut être utile mais n’y a que rarement recours. Il estime en effet ne pas avoir en main les bons outils pour y arriver. Il aura tendance à surutiliser son pouvoir de compétence mais négligera l’importance et la portée des huit autres leviers d’influence. Il n’hésitera pas à se porter volontaire pour aller sur le champ de bataille même s’il n’a pas les armes nécessaires pour en revenir victorieux.
  • Enfin, L’AGNEAU SACRIFICIEL, le moins habile de tous, a en horreur l’exercice du pouvoir, qu’il assimile systématiquement à des tentatives de manipulation. Il croit à tort que seul le mérite suffit pour progresser au sein d’une organisation. Il néglige de se doter des leviers qui pourraient accroître son influence, et même s’il y parvenait, il ne saurait pas quoi en faire. Il marche inexorablement vers l’abattoir en suivant le chemin qu’il a lui-même tracé.

Les questions à se poser pour créer des alliances solides

Une personne qui fait preuve de sens stratégique exerce son pouvoir grâce à sa compréhension fine du contexte dans lequel les autres évoluent. C’est dans les questions suivantes que réside l’art du maniement habile du pouvoir :

  • Quels sont les gains qu’ils cherchent à faire dans la situation actuelle ?
  • Comment puis-je les aider à maximiser ces gains ?
  • Quelles sont les pertes qu’ils veulent éviter ?
  • Par quels moyens essaieront-ils de parvenir à leurs fins ?
  • Que pourrait-il se passer s’ils n’y arrivaient pas ?
  • Comment peut-on, par réciprocité, s’assurer de leur engagement pour se concerter autour de l’objectif ?

Pour en savoir plus

  • Cohen, A. R., et Bradford, D. L., Influence without Authority, Hoboken, John Wiley & Sons, 2005, 310 pages.
  • Crozier, M., et Friedberg, E., L’acteur et le système, Paris, Seuil, coll. « Sociologie politique », 1977, 445 pages.
  • Molm, L. D., Peterson, G., et Takahashi, N., « Power in Negotiated and Reciprocal Exchange », American Sociological Review, vol. 64, 1999, p. 876-890.

Note

1. Lainey, P., « Les neuf piliers du pouvoir et de l’influence », Gestion, HEC, vol. 40, n° 3, automne 2015, p. 104-108.