Point de vue publié dans l'édition été 2015 de Gestion

Je venais d’être recruté par le magazine Commerce et mon directeur de l’époque m’avait invité à luncher au restaurant du rez-de-chaussée de notre édifice du Vieux-Montréal.

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Pierre Duhamel,  journaliste économique depuis près de 30 ans

Le grand patron de l’entreprise y était aussi. C’était la première fois que je rencontrais Rémi Marcoux, le cofondateur et alors président de l’entreprise qui s’appelait GTC Groupe Transcontinental. Il était assis à la table voisine avec les dirigeants d’une imprimerie de Calgary.

Rapidement, il est venu nous saluer et engager la conversation. Il s’est ensuite rendu à une autre table où il connaissait des gens. Pendant au moins 30 minutes, il s’est livré à des discussions simultanées en français et en anglais avec une dizaine de personnes assises à trois tables. M. Marcoux ne mangeait pas au restaurant, il mangeait avec le restaurant !


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Je n’avais jamais rencontré auparavant un « énergumène » (plutôt phénomène ?) semblable, mais mon ancien directeur m’a fait comprendre que je n’avais encore rien vu et que les grands patrons étaient des personnages très dynamiques et d’une vitalité étonnante.

C’est cette vitalité qui les distingue très souvent des autres cadres de leurs entreprises ou de leurs salariés. Le PDG est le marathonien des affaires. En plus de ses nombreux talents, il doit aussi avoir de l’énergie et de l’endurance à revendre. Je me souviens du patron d’une grande entreprise arrivé frais et dispos à son bureau, quelques heures à peine après être revenu d’un voyage de cinq jours à Singapour, alors que moi, j’étais « comateux » à mon retour d’un voyage en Chine et au Vietnam il y a quelques années.

Je ne sais pas si les étudiants des écoles de commerce sont conscients de la quantité et de la durée des efforts qu’ils devront faire pour arriver et se maintenir au sommet. Si c’est leur objectif, je leur conseille de fréquenter davantage le gymnase que la bibliothèque.

Les grands patrons sont au poste avant tous leurs employés et finissent la journée tard le soir, après un gala, une cérémonie ou un dîner avec un client important. Ils doivent faire preuve d’une grande concentration tout au long de la journée et lire d’innombrables rapports et études, souvent en soirée ou la fin de semaine.

Le patron canadien de Fiat et de Chrysler, Sergio Marchionne, dit se réveiller à 3 h 30 quand il est en Amérique pour ne rien manquer de sa journée européenne. Tim Cook, chef de la direction d’Apple, se lève à 4 h 30 chaque matin et Jeff Immelt, de GE, avoue travailler 100 heures par semaine depuis 24 ans.


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Dans de telles circonstances, inutile même de rêver à la conciliation travail-famille. Isabelle Hudon, chef de la direction de la Financière Sun Life Québec et vice-présidente principale, solutions clients de la Financière Sun Life, était d’une grande lucidité quand elle a déclaré à l’émission Tout le monde en parle : « C’est extrêmement exigeant comme train de vie. Quand vous parlez de gestion ’’travail-famille’’, je préfère dire que j’essaie de gérer mon déséquilibre plutôt que de viser l’équilibre – qui est impossible. Si l’on tente d’atteindre l’équilibre entre le travail et la famille, on ne peut être que déçu, soir après soir. »

Il semble néanmoins que l’on peut échapper à ce destin. Noemie Dupuy, une diplômée de HEC, est entrepreneure technologique. Budge Studios, l’entreprise qu’elle a fondée et qu’elle codirige avec ses deux partenaires, est le deuxième éditeur mondial d’applications mobiles de jeux vidéo pour enfants. On parle ici d’une entreprise de 70 employés.

Noemie me jure qu’elle ne travaille que de 9 h à 17 h et jamais le week-end.

« Je suis en mission auprès des femmes entrepreneures. On nous a endoctrinées dans une culture obsessionnelle du travail et des semaines de 95 heures. Moi, je ne suis pas d’accord avec ça. »

Effectivement, il est possible de moduler ses horaires et de limiter ses efforts en termes d’heures de travail quand on est propriétaire de l’entreprise. En revanche, je n’ai jamais vu un cadre de grande entreprise gravir les échelons en se limitant à 35 ou 40 heures de travail par semaine.

Pour accéder au sommet, il faut être la personne qui a obtenu les meilleurs résultats, bâti la meilleure équipe et développé le meilleur réseau à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Pour y arriver, cette personne a dû travailler sans relâche. Et elle est même prête à accélérer la cadence pour gravir le dernier échelon.