L’Américaine Frances Haugen a ébranlé un géant en remettant des milliers de documents internes de Facebook au Wall Street Journal en 2021. Elle souhaitait révéler des pratiques qui compromettent la sécurité du public et fragilisent nos démocraties. Entretien avec cette lanceuse d’alerte.

En septembre 2021, le Wall Street Journal a publié une série d’articles qui ont eu l’effet d’une bombe. Les neuf reportages disséquaient en détail des documents internes et confidentiels de Facebook, qui montraient que la compagnie américaine comprenait tout à fait que ses plateformes causaient des préjudices parfois très graves, mais n’agissait pas pour les corriger. Pire : elle en profitait.

Derrière ses révélations, désormais connues sous l’appellation Facebook Files, on retrouve Frances Haugen. C’est elle qui a récupéré les documents et qui les a transmis au journal.

Facebook avait embauché cette ingénieure en 2019 pour lutter contre la désinformation au sein de son service d’intégrité civique. «J’ai découvert une culture d’entreprise qui ne permettait pas le changement, affirme-t-elle. On n’y trouvait pas vraiment d’espace pour la critique; on ne prenait pas les inquiétudes des employés au sérieux et même les rapports de recherche ou les mémos des dirigeants qui révélaient des problèmes ne menaient pas à des améliorations.»

Devenir lanceuse d’alerte

Elle souligne que pour provoquer des changements culturels importants dans une grande entreprise, ses dirigeants doivent nommer des gens qui vont travailler à réaliser ces changements en proposant et en aidant à implanter les bonnes mesures correctrices, et les soutenir.

Entre 2016 et 2020, le service d’intégrité civique de Facebook a joué ce rôle. Cette équipe a cependant été dissoute un mois après l’élection présidentielle américaine de 2020. Désillusionnée, Frances Haugen a alors décidé de récolter le plus de preuves possible et de devenir lanceuse d’alerte. Elle a finalement quitté Facebook en mai 2021, pour amorcer sa démarche.

«Je n’avais pas l’intention d’être une personnalité publique, je souhaitais simplement partager mes informations anonymement, confie-t-elle. D’ailleurs, c’est ce qui se passe pour la très grande majorité des lanceurs d’alerte.»

Son avocat lui a toutefois fait comprendre qu’en taisant son identité, elle offrait une arme de choix à Facebook. Ses dirigeants pouvaient en effet prendre les devants et la nommer. En le faisant elle-même, elle pouvait au moins contrôler le moment de la révélation et le message. Elle souhaitait aussi éviter que d’anciens collègues de Facebook soient soupçonnés, que ce soit à l’intérieur de la boîte ou dans le public. Elle a donc accepté de donner une longue entrevue à visage découvert à la populaire émission 60 minutes. Celle-ci a été diffusée sur CBS le 3 octobre 2021, deux jours avant son témoignage devant un sous-comité du Sénat américain.

On l’avait bien prévenue qu’en s’avançant en public, elle risquait de subir du harcèlement, des tentatives de piratage informatique ou encore de devenir une cible des paparazzis. Mais rien de tout cela ne s’est produit. Déménagée à Porto Rico, elle soutient avoir mené une vie plutôt paisible. En plus d’avoir pris la parole au Congrès américain et à la Securities and Exchange Commission (SEC), elle a notamment témoigné devant les parlements britannique et européen, tout en donnant plusieurs entrevues dans les médias. En 2023, elle a publié une biographie intitulée The Power of One.

Trop, c’est trop

Si elle a décidé de parler, c’est que ce qu’elle voyait au quotidien lui était devenu intolérable. Il faut dire que les problèmes révélés par le reportage du Wall Street Journal sont particulièrement graves. On y apprend que Facebook savait que son application Instagram était néfaste pour les jeunes adolescentes, grâce à plusieurs rapports de recherche internes. Les articles publiés dans le journal indiquent aussi, documents internes à l’appui, que les travailleurs de Facebook préviennent régulièrement leurs dirigeants que la plateforme est employée pour du trafic d’êtres humains, d’organes ou de drogues, pour de la répression politique ou pour inciter la haine et la violence dans plusieurs pays, mais que les réactions restent rares et inefficaces.

La plupart des efforts de Facebook pour contrer les messages haineux ou violents se font seulement auprès des utilisateurs de langue anglaise, alors que la plateforme compte plus de 3,8 milliards d’usagers dans le monde chaque mois. Dans une plainte à la SEC, Frances Haugen donne en exemple certaines pages Facebook en Inde qui incitent à la violence contre les musulmans. Rédigées en hindi ou en bengali, elles échappent largement aux mesures de contrôle de Facebook.

Par ailleurs, Facebook aurait pris conscience que les contenus haineux ou polarisants suscitent plus d’engagement de la part des usagers. Un programme aurait ainsi utilisé l’amplification de la haine, de la désinformation et des troubles politiques pour augmenter le nombre d’usagers et la durée de leur présence sur la plateforme.

Les conséquences sont parfois terribles. En 2017, des milliers de Rohingyas ont été tués, torturés et violés dans une féroce opération de nettoyage ethnique des forces de sécurité du Myanmar. Moins de cinq ans plus tard, un rapport d’Amnistie internationale accusait Facebook de ne pas avoir agi, alors que ses dirigeants savaient que ses algorithmes amplifiaient la propagation de contenus anti-Rohingyas qui ont contribué à ce massacre. Des problèmes similaires se sont produits plus récemment en Éthiopie.

«À un certain moment, on a le choix entre devenir lanceur d’alerte ou souffrir au quotidien, indique l’ingénieure. C’est pour cela que beaucoup de lanceurs d’alerte sont usés au moment où ils passent à l’action. Ça fait souvent longtemps qu’ils gardent des secrets pour eux.»

Manque de transparence

Devant le tollé suscité par les révélations de Frances Haugen, Facebook s’est efforcé, pendant un temps, de corriger certaines de ses lacunes (tout en effectuant un lobbyisme intense auprès des élus américains pour empêcher toute réglementation plus sévère). Le géant a notamment embauché plus de modérateurs, dans plus de langues. Il a aussi rehaussé ses dépenses en sécurité. Mais comme Meta a mis à pied 20 000 employés au cours des deux dernières années, nous ne savons plus dans quel état se trouvent les équipes de sécurité de Facebook.

C’est ce genre de situation qui convainc Frances Haugen que nous avons besoin de lois pour forcer plus de transparence de la part des plateformes comme Facebook ou X. «Si rien ne les oblige à divulguer les conséquences de leurs choix sur la sécurité du public, leur modèle d’affaires les amènera à couper les coins ronds et elles n’en subiront aucune conséquence», croit-elle.

Elle cite l’exemple du comportement de Facebook et de Google au Canada. Pour protester contre le projet de loi C-18 du gouvernement fédéral – qui vise à forcer les géants du Web à indemniser les médias d’information pour le partage de leurs articles et reportages –, les deux plateformes ont cessé de relayer les contenus des médias canadiens[1].

«Les géants du Web craignent qu’un pays comme le Canada donne des idées au gouvernement américain en adoptant chez lui des lois plus sévères, donc ils tentent de punir et d’intimider le gouvernement canadien, explique-t-elle. C’est très révélateur qu’ils puissent se comporter comme ça sans subir de conséquences. Quelle autre entreprise pourrait agir ainsi?»

Elle estime que la réaction du gouvernement canadien sera très importante pour la suite des choses, et pas seulement au pays. Elle aura l’occasion de suivre ce débat de près, puisqu’elle a récemment rejoint le Centre pour les médias, la technologie et la démocratie de l’Université McGill. Elle a aussi fondé l’ONG Beyond the Screen, dont l’objectif est d’assainir les médias sociaux.

«C’est là que j’ai le plus d’impact en ce moment, avance-t-elle. Je suis fière d’avoir pris le risque de révéler ce que je savais des pratiques de Facebook. Je suis fière d’avoir fait ma part. Maintenant, j’espère que les gouvernements trouveront les moyens de rendre les géants du Web plus transparents, afin qu’ils soient dans l’obligation de travailler pour éliminer les aspects les plus dommageables de leurs pratiques.»


Note

[1] En novembre 2023, Google a accepté une entente qui prévoit un versement annuel de 100 millions de dollars aux médias canadiens.