Quelques recommandations manégariales et stratégiques pour soulager les intervenants du réseau…

Notre article précédent (lire « Y a-t-il trop de changements dans le réseau de la santé et des services sociaux? ») proposait une réponse à savoir s’il y a trop de changement dans le réseau de la santé et des services sociaux. Maintenant, il ne suffit pas seulement de diagnostiquer ces trois niveaux d’intensité (fréquence, étendue, impact), mais de mesurer leur retombées négatives en terme de santé au travail et de performance en changement selon les contextes des établissements, des équipes en place et des initiatives transformationnelles. Dans nos travaux de recherche-intervention, c’est par ce croisement diagnostique que nous aboutissons à certaines recommandations managériales et stratégiques. Nous nous proposons ici de tirer les pistes d’actions générales que nous observons en lien avec les effets de saturation de changement liés 1) au rythme, 2) à l’étendue et 3) à l’impact perçu des changements par le personnel.

Concernant le rythme des changements, nous observons en fait que les initiatives transformationnelles proviennent de plusieurs sources, sans intégration profonde du modèle de gouvernance stratégique des transformations. L’implantation des directives ministérielles et des initiatives internes se déploie sous un filtre stratégique qui n’a pas le temps ou les ressources pour être suffisamment sophistiqué, ce qui permettrait de structurer le sens selon un rythme prévu, voulu et performant.

  • Pour gérer ces représentations, il s’avère souhaitable que les initiatives de changement soient intégrées stratégiquement et opérationnellement. Il faut donner un sens, une vision intégratrice des différents projets et des initiatives de changement afin que les employés perçoivent mieux comment certains projets interagissent entre eux et se consolident autour d’une vision commune et partagée. Ainsi, deux projets seront moins perçus comme étant grugeurs des mêmes ressources si le sens fait en sorte d’unir les forces des mêmes ressources. Cela nécessite toutefois de bien documenter le nombre de projets de changement qui ont cours au sein d’un CISSS ou d’un CIUSSS et d’offrir une vision intégratrice et stratégique. Pour prévenir le cynisme, résultante importante d’un rythme trop intense, on peut aussi privilégier une approche où l’on fait collaborer les gens dans l’étude des changements qui les affectent et où on leur demande de tirer des leçons des projets plus avancés afin d’en faire bénéficier ceux qui sont les moins avancés.

L’étendue des changements, tel qu’expliqué dans notre blogue précédent, peut venir affecter l’espace productif, ou le refuge, du personnel s’il est trop intense. C’est une mesure diagnostique fondamentale pour prévenir le désengagement collectif face aux initiatives.

  • Pour gérer la perception de l’étendue des changements, il importe de faire connaitre l’ampleur de ces derniers, en faisant ressortir d’où on part et où on va (vision), de même que les bénéfices. Ensuite, il sera important de statuer par partie prenante, les processus, les procédures et les routines qui vont changer (et ceux qui ne changeront pas) de même que les moyens de soutien qui seront mis à leur disposition. Dans tous les cas, la gouvernance d’un projet de transformation devrait toujours considérer qu’il faut laisser des zones de pratiques confortables, inchangées, pour une équipe d’employés visée. Cela s’inscrit par ailleurs très bien suite aux efforts de gouvernance portant sur l’intégration stratégique afin de contrer les effets de rythme

Un changement peut être plus ou moins étendu, mais son impact peut être critique. Par exemple, on peut changer plusieurs éléments mineurs de coordination dans un processus de soin, en plus de développer des pratiques de leadership dans ces équipes ainsi que de changer quelques raccourcis secondaires utilisés dans les systèmes TI. L’étendue perçue serait plus élevée, mais l’impact ne serait pas aussi intense que la standardisation des comportements cliniques dans un processus donné, ou le changement complet d’un système TI. Quoique l’étendue dans ces derniers exemples serait probablement plus faible, l’impact sera senti plus intensément. Comme nous l’avons observé dans nos recherches, l’impact peut remettre très intensément en question une pratique, une procédure, une équipe et même la valeur d’un métier ou d’une profession, ceci au point de déstabiliser profondément un groupe de personnes. Cela est quelque fois inévitable, mais demeure gérable.

  • En cas de changements multiples, il importe de produire une analyse d’impact de chacun des changements sur chacune des parties prenantes avant de les mettre en place, et ainsi d’avoir le portrait global de la situation à venir. Ce portrait peut ensuite être partagé autant avec les porteurs qu’avec les destinataires dans le cadre de communications structurées et ciblées. Ainsi, chaque partie prenante ou groupe touché pourra avoir une perception plus réaliste de l’ensemble des impacts et prendre les moyens nécessaires pour faire face à ce qui va vraiment changer et ce qui changera moins. Par ailleurs, une intégration stratégique des changements prévus devrait prendre en compte la fréquence et le niveau d’impact des changements sur les mêmes employés.

Pour chacune des catégories d’emploi et chacun des établissements diagnostiqués, nous observons en effet que plus l’intensité perçue du changement est élevée (rythme, étendue, impact), plus il y a entre autre une augmentation significative de l’épuisement émotionnel. En soi, cela confirme non seulement le sentiment ressenti par plusieurs au quotidien, mais pointe aussi vers l’urgence d’agir à un niveau stratégique. Déjà, 37 % de nos échantillons rapportent être épuisés ou fortement épuisés par rapport aux changements. L’épuisement émotionnel est un prédicteur important de la faible performance, et il est fortement associé à d’autres effets pervers identifiés dans nos travaux dont la résistance au changement et le cynisme. En effet, plus les personnes sont épuisées par les changements, plus elles ont tendance à devenir défensives, voire désengagées; ce qui, du coup, pourrait entrainer une perception d’intensité encore plus élevée lors d’éventuels changements. C’est à ce moment qu’un cycle improductif s’enclenche. Plus on est saturé de changement et plus notre perspective diminue vers le court terme par une approche défensive. Il est ainsi plus difficile de capter les visions des initiatives de changement, elles, à long terme et plus on verra naitre certains conflits entre les destinataires des changements. Ensuite, moins nous voyons le sens et la vision et plus il y a de tensions, plus il est facile de se désengager; et plus il y a désengagement face à l’intensité, plus on verra poindre un cynisme certain des différentes équipes. Pour boucler la boucle, il sera d’autant plus facile de percevoir un rythme, une étendue et un impact de plus en plus grand si nous sommes enfermés dans un cycle où nous sommes épuisés, défensifs, court termistes et même cyniques.

Nous voulons également attirer l’attention sur les perceptions des gestionnaires dans nos recherches-interventions. En fait, ils perçoivent plus fortement le rythme des changements, de même que leur étendue et leurs impacts, cela habituellement à cause de leurs responsabilités et de leurs rôles. Quoique l’intensité des changements, l’épuisement, la résistance et le soutien envers les projets soient répartis assez également dans toutes les catégories d’emploi du réseau, les gestionnaires font bande à part. Lorsque c’est le cas, cela est dû en partie à l’impossibilité de prévoir et de planifier les démarches à venir pour leur équipe à travers les turbulences de changements, tout en demeurant les responsables opérationnels. Lorsqu’un gestionnaire en vient à s’épuiser face aux turbulences, c’est toute son équipe qui s’en voit touchée. Il va donc sans dire que la gouvernance stratégique des transformations dans le réseau doit impérativement fixer une priorité sur les gestionnaires comme l’un de ses objectifs principaux.