Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

Pour surmonter les épreuves et pour assurer leur croissance, les entreprises doivent revoir et simplifier leurs règles internes. Gestion s’est entretenue avec le professeur Donald Sull sur la notion de simplicité volontaire dans le domaine de l’administration des affaires.

La mise en œuvre de stratégies d’affaires n’a plus de secrets pour Donald Sull, professeur à la Sloan School of Management du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui a également enseigné à Harvard et à la London Business School.

En 2015, ce conseiller en stratégie pour la Fondation Bill & Melinda Gates a publié Simple Rules – How to Thrive in a Complex World1, signé conjointement avec Kathleen M. Eisenhardt, de l’université Stanford. Dans cet ouvrage, les auteurs démontrent comment quelques règles de gestion simples et limpides peuvent permettre aux entreprises de surmonter les échecs et de renouer avec la croissance. La revue Gestion en a discuté avec M. Sull.


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Gestion : Qu’est-ce qui vous a amené à étudier la nature des règles de gestion ?

Donald Sull : L’univers des études en gestion s’intéresse aux stratégies depuis 50 ans; on a écrit 30 000 livres sur ce sujet et chaque programme de MBA offre au moins un cours là-dessus. Or, bizarrement, presque personne n’a pris la peine d’étudier la mise en œuvre des stratégies.

Vous insistez pour dire que les règles de gestion doivent être simples. Pourquoi ?

Parce que je suis convaincu qu’une stratégie d’affaires, pour connaître du succès, doit avant tout reposer sur des règles simples et claires. La simplicité exige de la clarté, et toutes deux sont non seulement utiles mais surtout indispensables pour bien établir les priorités. Un PDG qui expose une stratégie en 200 diapositives PowerPoint n’est certainement pas en train de prioriser ! Des règles simples doivent être faciles à communiquer et à retenir. J’en ai vu, des entreprises où on produit des systèmes de règles complexes : elles remplissent des cartables entiers qui accumulent la poussière parce que personne ne les ouvre. Pour être utiles, des règles de gestion doivent tenir sur une seule page et permettre à la fois aux employés et aux gestionnaires d’exercer leur jugement dans la mise en œuvre d’une stratégie. Ce dernier point est crucial : l’initiative personnelle et la possibilité pour chacun de trouver des solutions sont des éléments clés de la réussite d’une stratégie.

Mais pourquoi est-ce si compliqué de faire les choses simplement ?

Règles simples et idées claires vont de pair : il faut accepter que les règles ne puissent pas tout prévoir. En réalité, elles sont faites pour harmoniser. Dans notre livre, nous donnons l’exemple d’une entreprise européenne active sur Internet qui s’est donné des règles simples pour élaborer de nouveaux produits. Ça ne s’est pas fait en criant lapin ! L’entreprise connaissait une période de forte croissance, les occasions d’affaires étaient nombreuses et les employés débordaient de créativité. Chaque équipe avait sa stratégie et la poussait. Résultat : quand est venu le moment de faire la synthèse, la direction s’est retrouvée devant une trentaine de règles différentes ! À ce stade, la plupart des entreprises baissent les bras ; incapables de concilier les approches, elles sont coincées dans un ensemble de règles complexes, difficiles à comprendre et à mettre en œuvre. Dans le cas qui nous occupe, grâce à des consultations, cette entreprise est parvenue à réduire le tout à quelques règles communes, fondées sur des critères précis, sans pour autant interdire à chaque équipe de définir sa propre approche à l’intérieur de ces règles.

Pouvez-vous donner un autre exemple d’entreprise qui a surmonté des difficultés grâce à des règles simples ?

Vers 2007 ou 2008, la Herkimer Corporation [nom fictif], un grand équipementier dans le domaine du pétrole et du gaz, traverse une mauvaise passe : les prix sont en chute libre, l’économie mondiale ne va pas bien et cette firme a vu défiler trois PDG en quatre ans. Chaque membre de la haute direction a sa stratégie et c’est la guerre à l’interne. Aussitôt en poste, le nouveau PDG, Victor Belmondo [pseudonyme], décide de se concentrer sur le plus gros problème de l’entreprise et de le faire selon des règles simples. À l’époque, Herkimer participe à 95 % des appels d’offres dans l’industrie mondiale, mais elle n’en remporte que 4 %. Après avoir étudié ce qui cloche, la direction en vient à la conclusion qu’elle poursuit trop de lièvres à la fois ; elle définit donc ce qui constitue, pour elle, un appel d’offres prometteur, ce qui lui permet ni plus ni moins d’en écarter 80 % pour se concentrer sur les 20 % qui présentent un véritable intérêt. Assez rapidement, elle se met à remporter presque tous les appels d’offres auxquelles elle participe.

Pourquoi des règles simples sont-elles nécessaires à la mise en œuvre d’une stratégie d’affaires ?

Une stratégie d’affaires constitue le véhicule qui permet aux entreprises de prendre des décisions et de progresser vers un objectif. De façon générale, elle s’exprime en trois, quatre ou cinq points, dont la durée de vie utile se situe entre trois et cinq ans. Mais pour réaliser cette stratégie, les cadres et les employés doivent prendre des centaines de décisions : quelle clientèle cibler ? Quels produits lancer ? Qui embaucher ? Etc. D’une part, une stratégie, même la plus élaborée qui soit, ne peut pas prévoir toutes les situations ni concilier les objectifs parfois contradictoires de tous les services. D’autre part, il faut des directives qui rassemblent tout le monde, sinon les employés risquent de s’éparpiller et même de travailler les uns contre les autres. Des règles simples permettent d’intégrer des douzaines, voire des centaines d’activités cruciales dans une seule stratégie et d’établir une ligne directrice pour que, chacun dans son domaine, tous les employés travaillent dans la même direction, celle précisément définie dans la stratégie de l’entreprise. Elles limitent parfois certaines initiatives, mais elles n’interdisent pas de profiter des bonnes occasions.

À quoi reconnaît-on des règles simples ?

D’abord, par leur petit nombre, ce qui les rend faciles à expliquer, à communiquer, à comprendre et à retenir. Ensuite, par leur spécificité : elles s’appliquent à des situations ou à des décisions particulières. Des règles simples ne sont pas l’équivalent des Dix Commandements : elles ne transcendent pas toutes les époques et ne sont pas immuables! Elles sont taillées sur mesure pour un contexte donné et il ne faut pas hésiter à les modifier si la situation l’exige. Elles ne sont pas non plus un algorithme universel : elles nous fournissent tout simple- ment un cadre qui nous indique quelles voies suivre et quelles actions entreprendre pour la suite, et ce, en laissant place à la créativité et au jugement des personnes qui les appliquent.

Ce n’est pas essentiel, mais ça peut être utile. Dans les entreprises, il y a toujours des situations qui se répètent systématiquement et pour lesquelles certaines règles fonctionnent très bien. Par exemple, une PME qui ne dispose que de ressources limitées devrait avoir des règles établissant des limites quant aux investissements à faire, aux occasions à privilégier, aux types de clients à solliciter et aux employés à embaucher. Cela permet de faire un tri rapide et d’éviter l’éparpillement et l’épuisement des ressources ; dans ce cas, des règles de priorisation peuvent aussi être très utiles. Mais il est difficile de généraliser.

Comment une organisation crée-t-elle des règles simples ?

De fait, c’est assez élémentaire. Tout d’abord, il y a le contenant. Il est primordial de mettre à contribution les cadres et les employés qui vont appliquer les règles, parce qu’ils sont les mieux placés pour utiliser un vocabulaire courant, accessible à tous. La chose qu’il ne faut surtout pas faire, c’est de tomber dans le jargon des consultants ! Les règles simples doivent toujours s’exprimer dans une langue compréhensible plutôt qu’en termes conceptuels, qu’on utilise aux échelons supérieurs de l’entreprise. Les gestionnaires qui vont avoir à suivre ces règles devront aussi être capables de les expliquer à leurs pairs et à leurs équipes : ils en seront les ambassadeurs, en quelque sorte. Un langage clair et familier leur donnera de la crédibilité auprès de leurs collègues.

Puis, il y a le contenu : une règle simple doit s’appuyer sur des faits, des chiffres, et non sur des impressions ou des opinions. Prenons le cas d’une entreprise canadienne distributrice d’équipement dentaire. Certes, les dizaines de milliers de dentistes au Canada représentent autant de clients potentiels, mais ils ne sont pas tous acheteurs et on ne peut pas s’éparpiller pour les solliciter tous. Chaque directeur avait sa petite opinion sur la meilleure manière de s’y prendre. L’entreprise a donc bâti sa stratégie à partir de règles simples, basées sur des faits. On a donc défini les caractéristiques des clients susceptibles d’acheter la plus grande quantité de produits et on est parti de là.

Dernier point : une règle doit être mise à l’épreuve. Je dis toujours ceci aux dirigeants d’entreprise : commencez par des règles provisoires et faites un essai!


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Ce n’est donc pas nécessairement l’équipe de direction qui crée des règles simples ?

Il est possible de partir du sommet, mais les règles seront- elles suivies et utiles? Les employés adhéreront-ils vraiment à des règles édictées par la haute direction ou par une firme de consultants? La haute direction ne connaît jamais aussi bien le terrain que les cadres intermédiaires et le personnel. Les employés qui concourent à l’énoncé des règles comprendront mieux les compromis inhérents au processus : avec des règles simples, on ne peut pas prévoir toutes les situations. Dans une organisation complexe, il est impératif que chaque service, qu’il s’agisse des ventes, des finances, de la production ou de l’administration, participe à la formulation des règles qui s’appliqueront à tous, sinon le personnel les percevra comme une mode passagère.

Julie Barrlow est journaliste.


Note

1 Sull, D., et Eisenhardt, K. M., Simple Rules – How to Thrive in a Complex World, Boston (MA), Mariner Books, 2015, 288 pages.