Jeux de rôles, tables de ping-pong, toboggans colorés, parties de paintball dans les couloirs du bureau : en quelques années, les jeux ont envahi les espaces professionnels. «Le sérieux du travail aurait-il fait place à la futilité ludique?» s’interroge Stéphane Le Lay. Enquête sur les moteurs et les ressorts ludiques qui sont à la base de ce management distractif.

Au terme anglais de gamification qui désigne «le processus consistant à transformer une activité ou une tâche en un jeu ou quelque chose ressemblant à un jeu», l’auteur préfère le verbe jouer, qui englobe un ensemble d’activités de caractère ludique et qui fait référence à une modalité d’action. Si l’idée d’introduire un esprit de jeu n’est pas nouvelle, sa large propagation est plus récente. Comment expliquer que les jeux – ces activités relevant de l’enfance, de la futilité et du simple divertissement – se soient hissés au niveau d’occupations susceptibles d’influencer sérieusement les activités professionnelles?

Jouez! Le travail à l'ère du management distractif

Le Lay, S., Jouez! Le travail à l’ère du management distractif, Paris, CNRS Éditions, 2023, 221 pages.

Ressort ludique

Ainsi donc, il est devenu courant de jouer au travail. Les raisons sont multiples : pour mieux surmonter les difficultés, pour se détendre après une période de forte concentration, pour souder une équipe, pour former une cohésion interne, pour faciliter la créativité. Mais au-delà de toutes ces raisons, l’auteur décèle un autre motif : «Il n’est pas rare que ces pratiques apparemment légères, anodines, soient mises en place dans des organisations du travail où les rapports de coopération pâtissent, en réalité, de la pression concurrentielle entre travailleurs (qu’il s’agisse d’obtenir de meilleurs postes, des projets plus intéressants ou des primes plus conséquentes).» Somme toute, jouer et travailler ne reviendrait-il pas à transformer le travail (et ses luttes) en «jeu compétitif» stimulant l’esprit de compétition tout en abaissant la tension tant psychique que sociale?

Ludification organisationnelle

Comme sur un terrain de jeu où s’exerce une forme de concurrence, les employés remportent des primes (récompenses) et reçoivent des gratifications (victoires) au travail. Selon l’auteur, ce n’est rien de moins qu’une instrumentalisation calculée des ressorts du jeu au profit de l’employeur. «Cet art de gouverner par le maniement du divertissement et de la diversion passe par la mise en place de dispositifs usant des ressorts propres au jeu dans le but de rendre plus “anodine” la participation aux activités, quand bien même celles-ci comportent de nombreuses sources de souffrance potentiellement déstabilisantes pour les travailleurs», estime-t-il. Qu’en est-il des jeux sérieux (ou serious gaming en anglais)? Sous le couvert du jeu, l’enjeu final demeure toujours la victoire et non la coopération, comme l’explique Stéphane Le Lay. L’esprit de ce jeu-là ne serait qu’un produit d’une philosophie néolibérale où «l’individu est pensé comme un homo clausus (selon l’expression de Norbert Elias), acteur rationnel fermé sur lui-même et préoccupé uniquement par la satisfaction de son besoin de victoire sur autrui, signe de sa capacité à s’adapter en permanence aux changements pour demeurer le meilleur». À bon entendeur (et joueur), voilà une invitation à réfléchir plutôt qu’à jouer!

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion