Article publié dans l'édition Printemps 2019 de Gestion

L’arrivée des milléniaux sur le marché du travail bat son plein, mais les aspirations professionnelles de cette génération ne correspondent pas toujours aux réalités du marché. Portrait de la situation au sein des grands cabinets d’avocats montréalais.

« Ils ne veulent plus s’acheter une grosse maison à Westmount, cela ne suffit plus à les motiver! » Ainsi s’exprime, l’air passablement découragé, l’associé d’une firme d’avocats montréalaise que nous avons interrogé pour rendre compte du comportement de ses plus jeunes collègues : les milléniaux. Et ce n’est pas un cas isolé. Les grandes firmes d’avocats peinent à attirer et à retenir les jeunes talents au moment où leur modèle traditionnel – up or out, facturation à l’heure intensive, etc. – est en perte de vitesse1. Avides de « sens », d’« impact » et du sacro- saint « équilibre travail-vie personnelle », les milléniaux sont en effet moins sensibles aux compensations financières et au titre d’associé pour justifier leur engagement dans le travail.

Ce problème peut sembler accessoire, car les grandes firmes ne manquent pas de prestige pour attirer beaucoup de candidats. L’enjeu est plutôt de séduire et de fidéliser les futures stars de la profession, notamment les femmes, d’éviter les mentalités de mercenaire (avocats qui changent d’employeur pour aller au plus offrant) et de développer le leadership des futurs associés. Sur ce terrain, la compétition reste féroce2. Les grands cabinets doivent être proactifs pour se différencier dans un marché où les clients sont toujours plus exigeants, notamment en matière d’engagement des avocats et d’efficacité des services juridiques. Comment, dès lors, innover pour attirer et retenir les meilleurs talents dans les grandes firmes ? Notre analyse se fonde à la fois sur notre expérience, sur la littérature spécialisée ainsi que sur les résultats de deux études exploratoires3 menées auprès de huit cabinets montréalais.

Flexibilité du travail

Des initiatives de conciliation travail-vie personnelle existent dans la plupart des cabinets montréalais : télétravail, horaire de travail comprimé (travail intense durant certaines périodes avec congés supplémentaires), horaire irrégulier (flexibilité en fonction des besoins des employés), horaire partagé (temps plein divisé entre deux personnes), temps partiel et retour progressif au travail à la suite d’un congé parental. Des mesures financières d’aide aux familles sont également offertes, comme l’aide aux repas ainsi que diverses prestations parentales (garde d’enfants, aide à domicile, entretien ménager, etc.). La littérature4 montre que ces initiatives ont un effet positif sur la fidélisation du personnel et il faut continuer à les encourager. Les hommes milléniaux sont d’ailleurs très sensibles aux aménagements des horaires de travail auparavant associés exclusivement à la maternité, car leurs préoccupations tendent à s’aligner sur celles de leurs consœurs5.

Toutefois, on note sur le terrain un écart important entre les mesures offertes par les cabinets et la perception qu’en ont les employés. Beaucoup d’avocats, en particulier les plus jeunes, affirment ne pas y avoir recours de peur d’être mal perçus par leurs pairs ou de compromettre leur avancement professionnel. En d’autres termes, l’efficacité des mesures de conciliation est freinée par l’éthos des cabinets, c’est-à-dire les comportements implicitement valorisés6. Cet éthos guide l’accessibilité aux aménagements du travail et la pression reste très forte pour que les avocats « soient présents dans les locaux de leur employeur », fassent de « gros volumes horaires » et retardent au maximum « l’éloignement du bureau lié à la maternité7 ». En complément des dispositifs de gestion, les mesures pédagogiques sont donc cruciales : mentorat, coaching ou ateliers sur la parentalité; elles participent d’une nouvelle forme de socialisation pour les jeunes avocats. Ces mesures sont d’autant mieux acceptées qu’elles sont offertes à l’ensemble des employés, hommes ou femmes, avec ou sans enfants, plutôt qu’à quelques employés clés. Dans cet esprit, un cabinet montréalais observé revoit ses mesures de conciliation selon un principe d’équité, par exemple en payant aux hommes en congé de paternité l’intégralité de leur salaire pour une durée de 18 semaines, soit l’équivalent de ce qui est offert aux femmes.


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Collaboration adaptée

Les avocats ont une culture d’expertise et d’autonomie dans la relation commerciale (la culture du « star-system ») qui encourage le fonctionnement en silo et limite la collaboration interpratiques. « Ton pire cauchemar, c’est ton partner qui s’invite à ton lunch avec ton client », remarque avec ironie l’associé d’une grande firme montréalaise8. Entre avocats de niveaux hiérarchiques différents, la collaboration s’apparente plutôt à une division des tâches, avec des associés qui contrôlent la relation client et décident de la stratégie des dossiers et des avocats exécutants confinés aux tâches support, dont la sélection se fait par l’endurance et par la capacité de production. Non seulement cette organisation pèse sur l’engagement des plus jeunes, elle est aussi rendue obsolète par les technologies qui automatisent la recherche juridique, la révision de documents préparatoires aux litiges ainsi que l’analyse et la validation de contrats.

Plutôt qu’une simple réduction des heures travaillées au profit d’une meilleure qualité de vie, les milléniaux cherchent de la flexibilité pour définir eux-mêmes leur plan de carrière. Responsabilités et progression rapide (fast tracking) sont également des préoccupations fortes chez eux. Les mécanismes de collaboration et de développement professionnel favorisent cette flexibilité en plus de renforcer l’implication, le sentiment d’appartenance et la fidélisation des avocats9. Différentes pratiques existent sur le terrain, conformes à celles des cabinets de conseil :

  • Gestion des dossiers en mode projet (cadrage, mobilisation des intervenants à toutes les étapes, processus de communication et d’information, etc.) ;
  • Systèmes de mentorat et de formation permettant un développement de carrière personnalisé;
  • Culture de la rétroaction quasi obligatoire (les associés sont par exemple tenus d’expliquer aux plus jeunes les modifications apportées aux documents);
  • Plateformes sophistiquées de partage des connaissances;
  • Évaluation de la performance et incitatifs qui tiennent compte des pratiques de collaboration.

À Montréal, on note une grande ouverture aux pratiques de collaboration dans les cabinets, tout particulièrement dans les cabinets-boutiques, qui dépendent du développement rapide de leurs nouvelles recrues. Toutefois, le mentorat et le partage des connaissances peuvent être entravés s’ils compromettent « la capacité personnelle [des avocats] à facturer des heures10 », qui reste malgré tout un principe dominant.


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La transformation de l’Éthos

On se heurte là encore à la même difficulté : l’efficacité des pratiques de gestion reste limitée si elles ne sont pas supportées par l’éthos des cabinets. Dans les grandes firmes, ces pratiques reposent sur deux piliers indissociables : les heures facturées comme mesure de la performance et la structure de l’association, qui permet la compensation différée des associés et encourage la compétition entre avocats pour arriver au sommet.

L’impact négatif du système des heures facturées sur la rétention des employés (stress, épuisement, pénalisation des femmes, etc.), sur la qualité des services juridiques (focalisation sur les moyens au détriment des résultats, diminution de l’efficience, etc.) et sur la satisfaction client a été largement documenté dans la littérature11. Sur le terrain, les jeunes avocats critiquent à l’unanimité les travers d’un dispositif comptable qui, selon une jeune sociétaire, « reflète peut-être la contribution financière au cabinet mais ne tient aucun compte de l’effort fourni, pas plus que de la qualité ou de la pertinence du travail accompli ». Sur le même thème, un autre avocat explique : « Un avocat facture 200 heures et perd un procès, l’autre facture 100 heures et gagne le sien; le gagnant, pour la firme, c’est celui qui a perdu son procès. Le taux horaire nuit à la rétention des employés, car il récompense les mauvais comportements12. » Difficile, pourtant, de toucher à ce pilier structurant des cabinets juridiques sans repenser en profondeur les mécanismes de promotion et sans affecter la rémunération des associés qui capturent une part importante des profits de la base.

Il ne s’agit pas, bien entendu, de balayer d’un revers de main les structures de gestion des cabinets ni de demander à ceux qui ont joué le jeu du up or out en supportant un risque considérable de sacrifier leurs avantages. Il s’agit plutôt de reconnaître qu’on assiste à une « redéfinition de la notion de succès professionnel » par les milléniaux, qui renoncent volontairement au titre d’associé13, et qu’il devient nécessaire d’assouplir certaines pratiques. Par exemple, on constate que les modes de tarification alternatifs sont plébiscités sur le terrain, en particulier la tarification à la valeur, même s’ils génèrent moins de 16 %14 des revenus en pratique privée. Plusieurs firmes montréalaises cherchent à faire évoluer leurs dispositifs d’évaluation non seulement pour tenir compte des commentaires des clients, du leadership des avocats, de leur capacité à innover, à collaborer ou à prendre des risques, mais aussi pour y inclure le « rayonnement » à l’interne et à l’externe (influence auprès des collègues, attitude positive, implication dans la communauté juridique, publication d’articles, etc.). Si elles restent encore vagues et discrétionnaires à ce stade, ces mesures doivent être renforcées, car elles réduisent les écarts de traitement et de perception entre les générations au sein des cabinets et assurent au collectif une plus grande pérennité.


Pour aller plus loin

Bourgoin, A., Les Équilibristes – Une ethnographie du conseil en management, Paris, Presses des Mines, 2015, 308 pages.

Empson, L., Leading Professionals – Power, Politics, and Prima Donnas, Oxford, Oxford University Press, 2017, 240 pages.


Notes

1- Empson, L. (dir.), Managing the Modern Law Firm – New Challenges, New Perspectives, Oxford, Oxford University Press, 2007, 272 pages.

2- Gardner, H. K., Smart Collaboration – How Professionals and Their Firms Succeed by Breaking Down Silos, Boston, Harvard Business Review Press, 2017, 272 pages.

3- Bergeron, A., « Comment les firmes d’avocats doivent-elles innover pour retenir les meilleurs talents ? », mémoire d’EMBA, HEC Montréal, 2018, 98 p. ; Brosseau, É., « Innover pour attirer et retenir les talents – Les meilleures pratiques de conciliation travail-vie personnelle dans les grands cabinets d’avocats québécois », projet supervisé, HEC Montréal, 2019 (en préparation).

4- Dumas, M., Vie personnelle et vie professionnelle – Vers un nouvel équilibre dans l’entreprise ? Cormellesle- Royal (France), Éditions Management & Société, 2008, 173 pages.

5- Bergeron, A., op. cit., p. 38-39.

6- Tremblay, D.-G., et Mascova, E., Les avocates, les avocats et la conciliation travail-famille, Montréal, Éditions du Remue-Ménage, 2013, 174 pages.

7- Brosseau, É., op. cit.

8- Bergeron, A., op. cit., p. 64.

9- Gardner, H. K., op. cit.

10- Bergeron, A., op. cit., p. 65.

11- Voir notamment : Williams, J. C., Platt, A., et Lee, J., « Disruptive Innovation – New Models of Legal Practice », Hastings Law Journal, vol. 67, n° 1, 2015, 85 pages ; Barreau du Québec, La Tarification horaire à l’heure de la réflexion – Rapportsynthèse adopté par le conseil d’administration du Barreau du Québec, 2016, 84 pages.

12- Bergeron, A., op. cit., p. 71-72.

13- Moore, K., et Háji, A. R., « The Illusion of Innovation at Canadian Law Firms » (publication en ligne), Academy of Management Proceedings, n° 1, 2017, 28 pages.

14- Barreau du Québec, op. cit., p. 12.