L’intelligence artificielle mènera-t-elle l’humanité au désastre ou vers des lendemains qui chantent? Voilà l’idée sous-jacente derrière la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle, signée par plus de 2 000 personnalités du monde de la technologie. En mars 2023, la question a incité plus de 1 000 sommités à signer une pétition demandant à l’industrie de décréter un moratoire de six mois sur la formation des systèmes d’intelligence artificielle (IA).

C’est aussi l’idée à la base du livre I, Human : AI, Automation, and the Quest to Reclaim What Makes Us Unique[1]. «Désormais, nous regardons le monde à travers le prisme de l’IA», affirme son auteur, Tomas Chamorro-Premuzic, directeur de l’innovation chez ManpowerGroup, une firme de consultants en ressources humaines.

Ce psychologue spécialisé en gestion des talents et en développement du leadership est également cofondateur des plateformes d’évaluation de la personnalité Deeper Signals et Meta Profiling. Il se dit plutôt pessimiste quant aux effets de l’IA, qui modifie déjà notre façon de travailler. Son livre propose des pistes pour tirer le meilleur parti de l’IA et éviter les risques qu’elle pose dans nos vies et dans notre travail.

«L’IA est une arme de “distraction massive”, ironise-t-il. Elle est conçue pour détourner notre attention.» Il cite des statistiques stupéfiantes selon lesquelles la productivité diminue aujourd’hui après avoir augmenté entre 2000 et 2010. «Aux États-Unis, on estime à 650 milliards de dollars les pertes de productivité annuelles dues aux distractions numériques. C’est 15 fois plus que les pertes dues à des problèmes de santé ou de bien-être. L’être humain moyen perdra 21 ans de sa vie à regarder son écran!»

L’IA change le comportement humain

Tomas Chamorro-Premuzic, qui enseigne la psychologie des affaires à l’University College de Londres (UCL) et à l’Université Columbia, se dit découragé devant l’utilisation foncièrement abêtissante qui est faite de cette technologie à l’heure actuelle.

«Avec l’IA, les incitations à réfléchir s’évaporent, déplore-t-il. Plus besoin de penser pour choisir un film, une chanson, un restaurant ou même un rendez-vous galant. Les algorithmes le font à notre place!»

Lorsqu’il a commencé à s’intéresser à l’IA au début des années 2010, il croyait en son pouvoir d’améliorer le monde du travail. Mais le psychologue a vite déchanté en réalisant combien cette technologie pouvait approfondir l’effet bien connu de la chambre d’écho. «L’IA expose les gens à des contenus qui correspondent à leurs croyances et qui sont en parfaite cohérence avec leurs pensées et leurs attitudes.» Or, explique-t-il, cette automatisation de l’effet de chambre d’écho est dévastatrice sur le plan psychologique puisqu’elle orchestre la mise en valeur de soi-même et de ses propres idées. «Ça augmente de manière exponentielle le sentiment subjectif d’être intelligent et la confiance en ses propres opinions, tout en isolant la personne de toute information contraire ou malaisante susceptible de faire éclater sa bulle. Il n’y a plus une seule voix discordante.»

Autrement dit, cette machine algorithmique normalise le narcissisme, dit-il. «Si vous vous promenez au bureau en disant à qui veut l’entendre à quel point vous êtes génial, sans écouter personne, en cherchant les louanges et la validation de vos comportements les plus disgracieux, vous serez considéré comme un être profondément anxieux, pour ne pas dire un narcissique odieux. Mais si vous faites ça en ligne, vous êtes un influenceur et tout le monde vous “aime”.»

Il se désole que les humains collaborent volontairement avec l’IA pour améliorer leur propre prévisibilité. Il donne l’exemple des chauffeurs d’Uber qui accomplissent en réalité deux tâches. «Chaque fois qu’ils emmènent des clients de A à B, ils enseignent aux robots algorithmiques comment le faire sans chauffeur. Nous alimentons X (ex-Twitter) avec nos goûts, nos dégoûts, nos habitudes, nos opinions, pour ensuite nous faire dicter ce que nous aimons et où nous irons. Et nous l’écoutons!»

L’IA nous piège par la faute de notre propre système nerveux, soutient Tomas Chamorro-Premuzic, en citant la neuroscientifique canadienne Lisa Feldman Barrett. «Dans ses travaux, elle explique que notre cerveau n’est pas fait pour penser, mais pour produire des interprétations rapides et impulsives du monde. Donc, si l’IA diminue les ressources et les efforts consacrés à cette tâche, le cerveau humain saute littéralement dessus.»

La chasse gardée de l'humanité

S’il est très pessimiste concernant l’impact de l’intelligence artificielle sur les êtres humains, l’auteur se montre plutôt optimiste en pensant aux qualités humaines qui permettront d’éviter le pire. «Pour tout ce qui est algorithmique et qui appelle des réponses logiques, prévisibles et vérifiables, les humains ne pourront jamais rivaliser avec les machines. Mais pour tout ce qui relève de l’intelligence émotionnelle – se gérer soi-même, se soucier des autres, faire preuve d’empathie –, les machines ne peuvent qu’y prétendre, et personne n’est dupe. Nous savons tous qu’une machine qui dirait “je suis désolée” ne l’est pas du tout.»

Selon Tomas Chamorro-Premuzic, le monde du travail recherchera de plus en plus les qualités proprement «humaines», comme la curiosité, l’imprévisibilité, le discernement et la bonne vieille humilité.

La curiosité est une compétence humaine unique que les machines ne peuvent pas reproduire. Lorsque toutes les connaissances du monde auront été organisées,  stockées et rendues exploitables par les algorithmes, avance l’auteur, ce qui changera la donne sera la soif de connaître, la capacité de détecter les angles morts, de poser des questions, en particulier les bonnes questions, et la volonté d’évaluer la qualité des réponses produites. «La curiosité sera d’autant plus recherchée que moins de gens en feront preuve. Les dirigeants devront réfléchir à la manière dont leur personnel pourra consacrer une partie de son temps à libérer sa curiosité et penser à la stratégie et aux tactiques.»

L’imprévisibilité et le discernement se classent également très haut dans l’échelle de la pensée proprement humaine, aux yeux du psychologue. «Notre capacité d’action augmentera, dit-il, si nous nous sentons capables de faire des choses que l’IA ne prédit pas ou ne prévoit pas en nous.» Pour lui, l’imprévisibilité et le discernement sont liés puisque les machines travaillent sur la base de la fréquence. «ChatGPT apprend à partir de la sagesse collective des foules – qui est souvent la stupidité collective des foules. Seuls les humains peuvent apprendre de manière sélective, en décidant ce qui vaut la peine d’être écouté et ce qu’il faut ignorer, malgré ce que tout le monde pense.» 

Quant à l’humilité, cette qualité est celle qui permet de ne pas rejeter les commentaires négatifs et d’y prêter attention. «Elle vous donne la capacité fondamentale de saisir l’écart entre ce que vous êtes et ce que vous voulez être. Et si vous percevez cet écart, vous aurez peut-être alors la motivation nécessaire pour vous améliorer.» Or, explique-t-il, l’enjeu deviendra énorme sur le marché du travail et à l’intérieur des organisations. «Les entreprises sont de plus en plus confrontées à des individus dépourvus de tout sens des réalités, qui se croient extraordinaires et qui s’attendent à être promus au bout de six mois.»

Employeurs et employés devront également apprendre à utiliser l’IA à bon escient, estime-t-il. «Vous pouvez utiliser ChatGPT pour qu’il fasse tout à votre place en espérant que votre employeur continuera de vous payer. Ou, au contraire, vous pouvez vous en servir pour élever votre production à un niveau supérieur, ce qui vous rendra irremplaçable.» Et c’est justement là qu’interviennent les qualités de curiosité, d’imprévisibilité, de discernement et d’humilité dont l’intelligence artificielle est dépourvue.

L’éthique plutôt que la technologie

Tomas Chamorro-Premuzic prédit que ces compétences «humaines» deviendront bientôt plus importantes que les savoir-faire techniques. Selon les données dont dispose ManpowerGroup, la moitié des dix compétences les plus recherchées sur LinkedIn depuis quelques années sont purement informatiques (cybersécurité, apprentissage automatique, IA générative). L’autre moitié de la liste se rapporte à la gestion de soi, à la résilience, à la collaboration et aux compétences non techniques. 

«D’après certaines études et mes propres observations, les diplômés en littérature et en humanités sont maintenant plus demandés que les programmeurs, d’abord parce que l’IA commence à se programmer lui-même, mais aussi parce que la valeur ajoutée commence à venir de la capacité de poser les bonnes questions et d’avoir une certaine largeur de vue.»

Tomas Chamorro-Premuzic est d’ailleurs encouragé par un certain regain d’intérêt pour l’éthique appliquée à l’intelligence artificielle chez les entreprises. «Les organisations devraient avoir leur propre éthicien de l’IA à l’interne. Pas seulement un expert en apprentissage automatique ou un scientifique des données.»

Le psychologue est cependant convaincu que l’intelligence artificielle pourrait contribuer de manière importante à assainir les milieux de travail de certains préjugés programmés depuis toujours dans l’inconscient humain, ceux notamment sur la race ou le genre qui se révèlent être un mauvais réflexe de la pensée humaine et que l’intelligence artificielle peut justement détecter et infléchir. «L’IA n’est peut- être pas meilleure que les êtres humains pour l’apprentissage, mais elle est bien meilleure qu’eux pour le désapprentissage. Par exemple, il serait possible de concevoir un outil de sélection de candidats dépourvu de préjugés et qui nous aiderait à créer un milieu de travail plus inclusif et diversifié.»

L’IA devra cependant inciter les dirigeants à réfléchir sur certaines assises de l’organisation même du travail. «Nous mesurons la productivité en fonction du rendement par heure de travail. Mais si 50% du temps est utilisé à regarder YouTube, Instagram ou TikTok, il y a deux façons de voir la chose. On peut se dire : “Nous ne sommes réellement productifs que la moitié du temps!” Ou encore : “Nous faisons désormais en deux ou trois jours ce que nous faisions en cinq.” Donc, raisonne-t-il, avons-nous encore besoin d’une semaine de travail de cinq jours?»

«Si l’objectif est d’avoir encore des humains dans le tableau, des êtres heureux qui prospèrent et qui créent en utilisant la technique afin de croître et d’augmenter leur potentiel, alors nous devons nous ressaisir.»

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion


Note

[1] Chamorro-Premuzic, T., I, Human: AI, Automation, and the Quest to Reclaim What Makes Us Unique, Boston, Harvard Business Review Press, 2023, 220 pages.