À quoi ressembleront les organisations performantes en 2025 ou 2030? Dans un univers numérique en pleine expansion, l’exploitation optimale des données et l’intégration de l’intelligence artificielle (IA) s’inviteront dans l’équation. Et attention: les années à venir s’annoncent cruciales.

«Évidemment, prédire le futur ne relève pas d’une science exacte», rappelle d’entrée de jeu Michel Dubois, directeur des partenariats à l’Institut québécois d’intelligence artificielle, le Mila. Il y dirige également l’équipe Activation IA, qui offre un soutien aux PME désireuses de recourir à un apprentissage automatique de haut niveau.

«À mon avis, en 2025, on constatera la migration de l’IA des laboratoires jusqu’aux entreprises. C’est déjà en marche, mais d’ici deux à trois ans, l’IA sera bel et bien ancrée dans le quotidien des organisations», prévoit le directeur, qui croit aussi qu’en 2030, on constatera l’ampleur du chemin parcouru et, surtout, on décloisonnera pour de bon les traditionnels modèles de gestion qui sont actuellement appliqués en vases clos.

«Encore aujourd’hui, l’organisation du travail recourt à des pratiques du passé, constate Michel Dubois. Les organisations qui n’auront pas su négocier les bons virages risquent fort de se faire remplacer par des entreprises plus performantes, qui voient et font les choses de manière plus globale », ajoute-t-il. Selon lui, les entreprises doivent voir l’IA comme un moyen, ce qui exige de prendre du recul pour «régler à la base les enjeux organisationnels, plutôt que de chercher à solutionner chaque problème en vase clos, dans chacun des services d’une organisation».

Les vertus de l’automatisation

Professeure agrégée au Département des technologies de l’information de HEC Montréal, Camille Grange signale que l’automatisation des processus par la robotique favorisera l’automation de plusieurs tâches courantes. L’objectif? Imiter «ce qu’un être humain peut générer comme interactions avec son ordinateur». On pense par exemple à l’écriture de courriels ou encore à l’extraction et à la transformation de données. « Dans un environnement où l’on établit des règles, nous pouvons ajouter une couche intelligente, notamment en matière de reconnaissance vocale ou de lecture de documents », explique la spécialiste.

Cette approche consiste à reproduire les actions d’un travailleur du savoir pour éventuellement le remplacer dans ce type de tâches. Camille Grange donne en exemple la lourdeur de l’ensemble des processus de retour de marchandise dans les commerces. «Ces technologies représentent un très gros marché», analyse-t-elle, y compris pour alléger des systèmes ou des opérations plus lourdes ou plus complexes.

L’experte croit toujours à l’intervention humaine: «Les êtres humains sont meilleurs en leadership, en créativité et en compétences sociales, ce qui implique un rôle important pour concevoir et déployer les systèmes, puis entraîner les algorithmes. Leur travail est aussi essentiel pour expliquer les décisions et les facteurs pris en considération par l’IA. À titre d’exemple, leur présence est requise pour analyser les résultats et déterminer s’ils sont responsables, sécuritaires et fondés sur des données pertinentes», explique-t-elle.

Technologie de prédiction et apprentissage machine

La professeure de HEC Montréal entrevoit que l’IA influera de façon notable sur les activités d’une organisation d’ici trois à cinq ans. Elle ajoute que ce qu’elle appelle la « technologie de prédiction » peut pronostiquer une série de comportements qui reposent sur des données historiques. Dès lors, il devient possible de diagnostiquer des processus, de comprendre les investissements et d’optimiser l’allocation des ressources.

À ce chapitre, Camille Grange mentionne l’intervention de l’apprentissage machine, qui recourt aux données pour établir des prédictions visant des gains de performance. « La qualité toujours croissante des données améliore les algorithmes, entre autres pour mieux identifier les consommateurs les plus propices à faire des achats récurrents ou à dépenser davantage.»

Elle signale que l’immobilier (grâce à la réalité augmentée), la santé (grâce à la thérapie comportementale), l’éducation et plusieurs applications destinées au secteur touristique vont aussi profiter de l’IA au cours des prochaines années.

Le Québec sur les rangs

Bonne nouvelle: le Québec se classe au septième rang des nations les plus performantes au monde dans le domaine de l’intelligence artificielle. C’est du moins ce que signalait le Forum IA Québec, un organisme voué au renforcement de l’écosystème québécois de l’IA, au printemps 2022.

Ces chiffres sont extraits d’une étude menée par Tortoise Media, qui recourt à 143 indicateurs pour établir son palmarès, le Global IA Index. Dans ce classement, le Québec devance la France et Israël. Il talonne la Corée du Sud et l’Allemagne, et ce, en dépit d’un impressionnant écart sur le plan démographique.

Cette même étude indique une performance significative de la province dans trois secteurs : la recherche fondamentale et appliquée (5e au monde), la stratégie gouvernementale en matière d’IA (6e) et la création et le financement d’entreprises en IA (7e).

Or, note Michel Dubois, malgré cette place certes enviable, seulement 6 % des entreprises québécoises intègrent des applications de l’intelligence artificielle dans leurs processus d’affaires.

À son avis, si l’écosystème québécois dispose de bases solides, le principal défi consistera à créer des applications et à faire profiter les organisations nationales et internationales des avancées liées à la recherche.

Michel Dubois conclut en soulignant l’apport – nécessaire et concret – de l’IA dans les causes sociales. À cet égard, il évoque la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’IA (2018) et deux projets illustrant ses principes. Le premier, Biaisly, est une solution alimentée par l’IA pour contrer les biais sexistes et raciaux générés par l’humain et l’ordinateur. Le deuxième, Infrared, est conçu pour lutter contre le trafic de personnes au Canada.

Apprentissage profond et décentralisation

Michel Dubois estime que nous sommes actuellement à l’étape des balbutiements de l’apprentissage profond. «Si, jusqu’à présent, les grands groupes privés ont pu profiter des avancées de cette discipline, nous observons qu’elle se démocratise et suscite l’adhésion d’organisations de toutes tailles, y compris les PME, les organismes sans but lucratif et les organisations publiques.» Selon lui, ces organisations ont la capacité d’intégrer l’apprentissage profond à leurs processus d’affaires.

Camille Grange ajoute que les technologies de décentralisation, popularisées par les chaînes de blocs, vont créer de nouveaux réseaux de confiance pour vérifier des identités et valider des documents et des transactions. «À terme, nous pourrions éliminer de lourds processus administratifs dont certains exigent, même aujourd’hui, l’utilisation de documents imprimés», précise-t-elle.

Quels dangers pour l’être humain?

Camille Grange signale qu’un des enjeux de l’IA est «la perte de vision stratégique et de perspectives plus humaines, plus larges». Elle explique que les individus doivent exercer leur jugement pour éviter l’atrophie de leurs habiletés. «De la conception au déploiement, on a besoin des humains et de leur collaboration», ajoute la professeure, qui évoque également un certain risque lié à la «myopie de la donnée». Selon elle, il faut toujours se rappeler que les données sont souvent compilées dans un contexte particulier. Autrement dit, si certaines d’entre elles s’appuient sur un contexte qui n’existe plus, leur valeur ou leur pertinence s’éloignent de l’objectif initial.

Des investissements en IA de plus en plus importants

Les investissements consacrés au domaine de l’intelligence artificielle alimentent un climat d’effervescence qui favorise non seulement les avancées technologiques, mais aussi la transformation de certains secteurs d’activité. Michel Dubois, directeur des partenariats à l’Institut québécois d’intelligence artificielle (Mila), commente certaines données liées à la progression de l’IA un peu partout dans le monde.

En août 2021, l’International Data Corporation (IDC) dévoilait les résultats de son Worldwide Artificial Intelligence Spending Guide, un rapport qui expose les investissements et les prévisions mondiales en intelligence artificielle. Parmi les faits saillants, on note que tous les secteurs d’activité emboîtent le pas pour créer un avantage concurrentiel, grâce à une meilleure connaissance client, à une plus grande efficacité des employés et à l’accélération de l’innovation. Ce document indique que les investissements mondiaux dans les systèmes d’IA passeraient alors de 85,3 milliards de dollars en 2021 à plus de 204 milliards en 2025.

Plus d’argent en automatisation

Un rapport de Statista publié en 2020 rapportait que les investissements dans le seul secteur de l’automatisation allaient doubler en seulement quatre ans (2020-2024).

Les observations de l’expert

Selon Michel Dubois, parmi les facteurs qui expliquent la croissance de l’IA, on trouve au premier plan la démocratisation de son utilisation pour automatiser et accélérer des tâches rudimentaires qui exigeaient jusqu’à maintenant une intervention humaine. « À une autre époque, les industries ont intégré les outils électriques pour accélérer le travail effectué avec des outils manuels. Aujourd’hui, les organisations se dotent d’outils de l’IA pour accélérer le travail des employés », explique-t-il. L’expert insiste : ces innovations ne se feront pas au détriment des employés. «En fait, leur travail deviendra sans doute plus intéressant, au fur et à mesure que les tâches plus répétitives seront remplacées par celles qui valorisent les contacts humains et le recours à l’esprit critique.»

Dans quels secteurs utilise-t-on l’IA?

Relayé lui aussi par Statista en 2020, le graphique suivant illustre la répartition des champs d’intervention de l’IA.

«Nous remarquons des cas d’utilisation qui figurent parmi les plus prometteurs. Pensons à l’automatisation de certaines tâches pour faciliter le service à la clientèle, les processus de vente, l’aide aux enquêtes, la prévention des fraudes ou encore l’automatisation de certaines requêtes en TI.»

Les observations de l’expert

«Nous remarquons des cas d’utilisation qui figurent parmi les plus prometteurs. Pensons à l’automatisation de certaines tâches pour faciliter le service à la clientèle, les processus de vente, l’aide aux enquêtes, la prévention des fraudes ou encore l’automatisation de certaines requêtes en TI.»

Croissance exponentielle des données

En 2022, Statista diffusait une autre donnée provenant de l’International Data Corporation. Ce graphique permet d’illustrer l’historique de croissance et le volume anticipé de données générées, captées, copiées et consommées dans le monde entre 2010 et 2025.

Les observations de l’expert

Le volume total de données produites annuellement (englobant celles qui sont créées, captées, copiées et consommées) passera donc de 2 à 181 zettabytes (1ZB = 1021 bytes) en 15 ans. Pour Michel Dubois, cela «montre que les individus génèrent, produisent et consomment de plus en plus de données, et que les organisations en récoltent aussi davantage ». Il estime que les instances gouvernementales et de réglementation devront « encadrer cette nouvelle réalité pour garantir un usage responsable et éthique des données produites et recueillies.»

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion.