Article publié dans l'édition Printemps 2022 de Gestion

Leadership transformationnel, collaboratif, authentique, transparent, servant : ces divers qualificatifs permettent de décrire ce que l’on a considéré, au fil du temps, comme étant les qualités les plus importantes que doivent démontrer les personnes dirigeantes pour être en adéquation avec les attentes de leur époque. Alors que nos sociétés font face à une crise écologique qui menace la biodiversité et, ultimement, la vie humaine, la nécessité de prendre des décisions difficiles pour soutenir la transition devrait s’imposer comme l’exigence suprême de notre temps[1].

Nolywé Delannon

Nolywé Delannon est professeure agrégée au Département
de management de la Faculté des sciences de l’administration
de l’Université Laval.


Transposée au monde des entreprises, cette exigence se traduit par un besoin de responsabilité sociale qui prenne forme dans les discours et les pratiques organisationnelles, et qui s’incarne chez les personnes dirigeantes. Dès lors, la marche vers un leadership responsable – conçu comme un engagement à repenser fondamentalement les décisions stratégiques des entreprises de manière à soutenir la transition écologique et la justice sociale – apparaît indispensable. Mais quelles sont les chances qu’un tel mouvement se déploie à grande échelle?

Première perspective : une chimère

Pour les esprits les plus désabusés, les entreprises et leur haute direction ont largement fait la démonstration de leur incapacité à prendre la pleine mesure de leur responsabilité sociale. Que l’on pense aux problèmes abondamment documentés de pollution massive, d’appauvrissement des travailleuses et des travailleurs au profit des hauts dirigeants et des actionnaires, ou d’évitement fiscal généralisé, il est difficile de ne pas reconnaître que la tendance est à la déresponsabilisation. À travers ce prisme, les réponses au besoin de responsabilité sociale face à la crise ne sauraient émaner des entreprises et de leurs figures dirigeantes, qui s’octroient des privilèges sans grand égard pour le bien commun.

Deuxième perspective : une impasse

D’importants travaux critiques mettent en évidence les fondements hautement problématiques de la conception même du leadership. Ancrés dans une vision reposant sur l’héroïsation et la domination, ces fondements sont rarement remis en question, et ce, en dépit du fait qu’ils conduisent inlassablement à faire apparaître la figure de leader sous les mêmes traits[2]. La sous-représentation persistante des femmes, des personnes autochtones et racialisées ou des personnes en situation de pauvreté dans les portraits de leaders en dit long sur l’impasse que constitue la valorisation d’un leadership responsable qui reste de façade. Un tel leadership ne peut contribuer à la nécessaire remise en question des (dés)équilibres de pouvoir qui verrouillent la société, pas plus qu’il ne peut déconstruire les imaginaires collectifs qui façonnent nos représentations biaisées de ce qu’est un leader.

Troisième perspective : une urgence

Devant ces constats, est-il raisonnable de croire à l’émergence et à la diffusion d’un leadership responsable qui s’inscrive résolument dans un mouvement de décarbonation et de justice sociale nécessairement plus coûteux pour les entreprises? La réponse à la fois lucide et optimiste à cette épineuse question est que le besoin de leadership responsable est aussi criant qu’urgent. En effet, au vu de la place centrale qu’occupent les entreprises dans l’économie et du pouvoir d’influence qu’elles ont sur les gouvernements, l’exercice d’un leadership responsable devrait constituer une exigence sociétale de premier plan. Or, s’il est vrai qu’il n’existe pas de recette pour normaliser un tel leadership, certaines balises peuvent assurément être posées. La première, et la plus importante, est que diriger ne devrait pas être considéré comme relevant d’une poignée d’individus éclairés, mais plutôt comme le résultat de processus collectifs faisant place au débat et à la pluralité dans une perspective de partage du pouvoir. Voilà toute une révolution à initier, et cela ne saurait se faire sans pressions de la part de diverses parties prenantes. Ces pressions peuvent provenir des États grâce à leur pouvoir de réglementation, mais également de la société civile, qui a démontré, au cours de l’histoire, sa capacité à provoquer des changements majeurs par l’entremise des mouvements sociaux.

Maintenant, que faire de ces trois perspectives irréconciliables en apparence? Nul besoin de les départager, car, lorsqu’elles sont mises en commun, elles sont porteuses d’enseignements importants sur le besoin d’un leadership responsable. Elles permettent de mettre en lumière les obstacles structurels qui entravent l’avènement d’un tel leadership, d’établir l’ampleur de la tâche à accomplir pour sortir de l’impasse et, enfin, de dessiner les sentiers à emprunter pour ouvrir l’horizon. Le défi qui se pose est colossal, mais la nécessité de le relever est plus grande encore. Pour nous-mêmes, mais aussi, et surtout, pour les prochaines générations.


Notes

[1] Fraser, N., «Contradictions of capital and care», New Left Review, vol. 100, juillet-août 2016, p. 99-117.

[2] Liu, H., Redeeming Leadership – An Anti-Racist Feminist Intervention, Bristol (Royaume-Uni), Bristol University Press, 2020, 216 pages.