Article publié dans l'édition Hiver 2019 de Gestion

Innovation, forte culture d’entreprise, gestion audacieuse : c’est la recette qui a permis à Amazon d’occuper une place prépondérante sur le marché mondial du commerce électronique. Pourtant, rien n’aurait été possible sans le leadership et la vision de son fondateur et PDG, Jeff Bezos. Évolution et portrait récent d’Amazon.

Jeff Bezos, fondateur et PDG d'Amazon

Jeff Bezos, fondateur et PDG d'Amazon

Jeff Bezos a réussi à être systématiquement en avance sur ses concurrents. Il a compris qu’il pouvait varier son offre de produits et profiter de la présence de divers fournisseurs sur sa plateforme. Plus l’offre est riche, plus elle attire des clients et, grâce à ces effets de réseau, plus elle génère des revenus, tant pour la plateforme elle-même – aujourd’hui devenue un site de référence sur le web – que pour les fournisseurs. Quant aux détaillants, ils peuvent, une fois inscrits sur la plateforme d’Amazon, vendre davantage en élargissant leur clientèle. C’est ainsi que, grâce à la notoriété de la marque et à une plateforme transactionnelle bien rodée, Amazon a ouvert son site à d’autres fournisseurs moyennant des frais de service. De cette façon, Amazon augmente et diversifie ses revenus tout en élargissant son offre de produits.

Les fournisseurs qui souhaitent utiliser la plateforme d’Amazon et recevoir le label « Buy Box1 » doivent s’assurer que les délais de livraison et la qualité des produits répondent aux critères exigeants d’Amazon de façon à maintenir la qualité des services d’achats en ligne de la plateforme. La visibilité des détenteurs du label « Buy Box » étant meilleure, on assiste souvent à une augmentation des ventes. Amazon estime que 70 000 firmes font actuellement partie de son site de vente.


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Mais Amazon est allée encore plus loin en exploitant son parc de serveurs destiné à conserver et à utiliser toutes les informations nécessaires à ses activités. Elle a ainsi acquis une expertise en infonuagique et en analyse de métadonnées qu’elle a transformée en segment commercial. En 2006, elle a commencé à offrir aux entreprises ses services d’infonuagique, appelés Amazon Web service (AWS). En plus de générer des revenus supplémentaires, ces services rentabilisent l’infrastructure de l’entreprise et procurent des rendements croissants.

Amazon a donc gravi ce qu’on pourrait appeler un escalier de valeur ajoutée, qui consiste à offrir des services très diversifiés afin d’accroître constamment la création de valeur. Dernière marche de cet escalier, AWS en est aussi l’élément le plus rentable, notamment parce qu’il s’agit d’un service à haute valeur ajoutée et essentiellement numérique, ce qui évacue d’emblée tout problème potentiel en matière de logistique.

L’innovation au cœur du succès d’Amazon

Si Amazon a bouleversé la façon de faire des affaires, elle a aussi créé plusieurs produits innovants. Le plus connu est sûrement la tablette électronique Kindle, lancée en novembre 2007 après trois ans de R-D. En permettant de télécharger des livres numériques, ce produit a offert une solution de rechange à la livraison de livres imprimés. Des innovations de rupture comme celle-ci perturbent les concurrents, qui doivent s’ajuster rapidement à cette transformation numérique de leur secteur d’activité.

L’assistant personnel Echo est l'une des grandes innovations d’Amazon.

L’assistant personnel Echo est l'une des grandes innovations d’Amazon.

Bien sûr, les processus d’innovation comportent des risques, et le parcours d’Amazon n’a pas toujours été couronné de succès. Ainsi, l’idée du téléphone sans fil Fire Phone, qui devait faciliter les transactions en ligne, n’a suscité aucun intérêt auprès de la clientèle et a dû être abandonnée rapidement. Mais cet épisode n’a pas découragé Jeff Bezos pour autant. Le développement de la technologie des assistants vocaux Echo et Echo Dot, dont Alexa est la « porte-parole numérique », devrait faciliter le processus de recherche et d’achat en ligne. En effet, Alexa génère dans l’infonuagique d’Amazon de précieuses données sur les besoins et sur les préférences des clients. L’arrivée récente de cet assistant en ligne est donc venue concurrencer des services semblables chez Google, Microsoft et Apple.

Amazon investit également en robotique et a recours à l’Internet des objets, qui permet d’accroître l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans ses entrepôts afin de continuer à augmenter la productivité de ses services d’entreposage et de livraison.

Principal service d’infonuagique et d’analyse de métadonnées en Amérique du Nord, Amazon a dépensé 13 milliards de dollars en 2017 pour de nouvelles technologies en infonuagique2. Elle continue ainsi à provoquer des ruptures sur le marché et à défier les entreprises dominantes sur le marché des services informatiques.

Amazon veille aussi à maintenir une certaine agilité. Elle a par exemple choisi de construire ses plateformes numériques de façon à ce qu’elles soient souples et s’adaptent constamment à l’évolution du marché. Contrairement à d’autres grands joueurs d’Internet, l’écosystème d’Amazon n’est pas défini par des applications rigidement imbriquées les unes dans les autres : il est plutôt constitué de plateformes indépendantes qui ont pour fonction de répondre rapidement aux besoins des clients, ce qui confère une grande fluidité à l’ensemble.

Le saute-mouton technologique

Pour devenir un acteur de premier plan dans des secteurs d’activité bien différents de son domaine d’expertise initial, Amazon a adopté une stratégie concluante : les acquisitions. Ainsi, en achetant des contenus ou des acteurs de domaines ciblés, elle élargit ses services et concurrence directement les grands de chaque secteur. Cette façon de faire équivaut à jouer à saute-mouton en matière technologique : on fait l’acquisition d’expertise au lieu de la développer soi-même.


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Quand Amazon a voulu offrir du contenu vidéo à ses clients, elle a conclu une entente d’exclusivité avec la chaîne HBO. En 2017, Amazon a annoncé qu’elle allait investir 4,5 milliards dans des émissions de télé et dans des films. Depuis lors, elle concurrence ainsi son client Netflix. En ajoutant un million de pièces musicales à son répertoire en 2017, elle est aussi devenue un concurrent d’Apple. Toujours en 2017, alors qu’elle souhaitait s’implanter dans le secteur de l’alimentation, elle a acquis Whole Foods Market, une chaîne américaine d’épiceries biologiques. Enfin, en janvier 2018, Amazon a annoncé son entrée dans le secteur de la santé en partenariat avec la société d’investissement Berkshire Hathaway et le groupe JP Morgan Chase.

Une culture d’entreprise forte

Si le modèle d’Amazon est aussi innovateur, c’est parce que son dirigeant, Jeff Bezos, a su implanter une culture d’entreprise forte, fondée sur l’innovation et sur la nécessité de toujours se mettre à la place du client. Le but : lui en donner sans cesse davantage et prévoir ses exigences futures. Le leadership d’un PDG est souvent le facteur crucial dans le développement d’une entreprise, notamment dans l’industrie numérique. En ayant pour raison d’être le maintien d’une longueur d’avance sur les concurrents, cette culture de l’innovation crée de l’émulation au sein même de l’entreprise. Ceci permet d’éviter la stagnation du processus d’innovation en exerçant de la pression sur les ressources humaines, l’émulation étant source non seulement de stress mais aussi de créativité.

Un succès fragile

Amazon est aujourd’hui une véritable référence dans le domaine des achats en ligne. Son succès est incontesté. Mais cette position de force comporte des défis et des risques. Ses nombreuses activités presque partout sur la planète risquent à la fois de générer des coûts croissants liés à une grande complexité et d’attirer l’attention des organismes régulateurs sur l’état de la concurrence dans les marchés où Amazon est présente. Par exemple, l’interfinancement entre des activités très rentables et des activités déficitaires pourrait être considéré comme de la concurrence déloyale dans certains marchés en fonction des lois nationales sur les pratiques restrictives du commerce. De plus, les grands fournisseurs dans le domaine de l’infonuagique sont constamment exposés au risque d’infiltration de pirates informatiques qui, en subtilisant et en révélant des données confidentielles, peuvent faire un tort immense à une société comme Amazon.

Dans ce monde désormais numérique, il est toujours possible qu’un nouveau joueur apparaisse et propose des façons de faire différentes qui pourraient fragiliser la position dominante d’Amazon. Rappelons que Facebook a pratiquement éclipsé Myspace, un des premiers médias sociaux, apparu dans les années 2000. Quant au géant chinois Alibaba Group, qui vend de nombreux services sur Internet (marchés publics, plateformes de paiement et de vente au détail, etc.), il pourrait dépasser Amazon en tant que chef de file dans le domaine du commerce électronique.


Pour en savoir plus

Baghai, M., Coley, S. C., White, D., Conn, C., et McLean, R. J., « Staircases to Growth », The McKinsey Quarterly, n° 4, automne 1996, p. 39-62.

Weill, P., et Woerner, S. L., « Is Your Company Ready for a Digital Future? », MIT Sloan ManagementReview, vol. 59, n° 2, janvier 2018, p. 21-25.

Kiron, D., Prentice, P. K., et Boucher Ferguson, R., « The Analytics Mandate » (dossier thématique), MIT Sloan Management Review, n° 55, mai 2014, p. 1-25.

Kampas, P. J., « Shifting Cultural Gears in Technology-Driven Industries », MIT Sloan Management Review, vol. 44, n° 2, hiver 2003, p. 41-48.


Notes

1- Par l’entremise du label « Buy Box », Amazon accorde à un vendeur le privilège de proposer son produit dans la zone d’achat de son site, au détriment d’autres vendeurs offrant le même produit. Ce label est accordé en fonction du prix et de la performance historique du service à la clientèle du vendeur.

2- « Special Report on E-commerce – The New Bazaar », The Economist, octobre 2017.