Article publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

Un véritable tsunami bouleverse actuellement l’industrie des médias. Tout change : les modèles d’affaires, les façons de faire, les contenus, les contenants et même les concurrents. Si bien que les principaux acteurs ne savent plus trop où tout cela les conduira. Une seule certitude demeure : les réponses d’hier ne suffisent déjà plus à assurer leurs lendemains.

Tous les fondamentaux de l’industrie des médias s’écroulent en ce moment et aucun secteur – télévision, imprimés, radio, cinéma, jeux, Web – n’est épargné. Ce phénomène d’envergure mondiale impose un changement fondamental dans la relation entre le récepteur et l’émetteur. Bien que l’œil de cette tornade semble en grande partie émerger du numérique, il serait faux de croire qu’il puisse en être l’unique responsable.

Premier bouleversement : tous les outils de production et de diffusion ont radicalement changé. De nos jours, de nouvelles technologies sont non seulement accessibles à tous les budgets mais aussi très faciles à utiliser. Il n’est plus nécessaire de détenir une expertise particulière ou des infrastructures extraordinaires pour produire des contenus et les rendre disponibles. N’importe qui peut créer un média, l’exploiter depuis son sous-sol et se constituer un auditoire sur lequel il a un véritable impact.

Par conséquent, les modèles d’affaires classiques ne tiennent plus la route. Coincés dans leurs structures trop coûteuses, les acteurs traditionnels peinent à rivaliser. Des concurrents insoupçonnés font sans cesse leur apparition, les barrières à l’entrée sont devenues quasi inexistantes et David peut désormais rivaliser contre Goliath.

600 milliards en acquisitions

consommation en ligne

1. Jeff Bezos (Amazon)

2. Larry Page et Sergey Brin (Google)

3. Reed Hastings (Netflix)

Avec la mondialisation, le territoire est par ailleurs devenu international. Les consommateurs ont aujourd’hui accès à des contenus qui proviennent de partout dans le monde. D’anciens et de nouveaux acteurs, dotés d’imposants moyens financiers, multiplient actuellement les acquisitions, les partenariats et les fusions à l’échelle de la planète. Selon le récent rapport Le défi du grand flou, produit par le Fonds des médias du Canada (FMC), les plus grandes sociétés technologiques pourraient dépenser jusqu’à 600 milliards de dollars cette année pour acquérir des entreprises en démarrage.

Dans cette mouvance, les géants américains Discovery Communications, AMC Networks, Viacom et Warner Bros. ont tous acheté diverses sociétés européennes de télévision et de médias en 2014. Il faudra aussi surveiller les Big 5– Google, Amazon, Microsoft, Facebook et Netflix –, qui cherchent également à se positionner sur cet échiquier. Netflix vient notamment de pénétrer les derniers grands marchés européens, dont la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Luxembourg et la Suisse. Par ailleurs, les trois principaux services de vidéo sur demande par abonnement (Netflix, Amazon et Hulu) prévoyaient dépenser 6,8 milliards de dollars en 2015 pour des acquisitions et de la programmation originale, selon les pronostics de RBC Capital Markets.

Autre changement considérable : avec l’avènement du numérique, les contenus se sont non seulement dématérialisés mais aussi démocratisés. Si bien que cette transformation majeure soulève moult questions à plusieurs égards : la crédibilité des sources, la propriété intellectuelle, la surabondance, la gratuité, etc. Même la matière première des médias a changé. Les débats ne sont plus les mêmes.

Ainsi, toutes les assises de l’industrie des médias sont actuellement fortement touchées.

Les nouveaux joueurs dominent le marché des contenus télévisuels.

Protéger les contenus nationaux

Devant ces changements radicaux, quels sont les principaux défis auxquels l’industrie canadienne et québécoise des médias est actuellement confrontée ? À court terme, les acteurs devront se positionner, et le FMC soutient même que l’ère des essais-erreurs tire à sa fin. Les modèles d’affaires doivent être réinventés afin de redevenir viables, ce qui représente un enjeu de taille dans un monde qui n’a pas fini de se transformer.

La création de grands réseaux internationaux soulève aussi des questions complexes en ce qui a trait, d’une part, à la protection des cultures et des langues nationales et, d’autre part, au financement. Comment allons-nous protéger le système canadien face à l’arrivée des diffuseurs de nouveaux contenus télévisuels tels que Netflix, Google et Amazon ? Comment allons-nous promouvoir les contenus qui valorisent les cultures nationales ? Quelles mesures devrons-nous prendre devant l’émergence de nouvelles formes de financement, et surtout, comment garantir le financement de nos productions canadiennes ?

toujours plus connectes

Toujours plus connectés: Le taux de pénétration des appareils intelligents sur le marché canadien poursuit sa croissance. C’est désormais un Canadien sur quatre qui possède une télévision connectée et presque un sur deux qui détient une tablette.

Une consommation en ligne qui croît sans cesse: La consommation hebdomadaire moyenne de contenu vidéo en ligne augmente tandis que celle de la télévision connaît une faible baisse. / CRTC, Enquête sur les revenus de publicité en ligne au Canada 2013-2014, OTM, 2O14

Déjà, les habitudes de consommation changent. À ce chapitre, le marché américain a atteint un important point de bascule en 2014 : les abonnés Internet sont maintenant plus nombreux que les abonnés à la télévision par câble. Il y a donc fort à parier que ce n’est qu’une question de temps avant que cette réalité devienne aussi canadienne.

Une surabondance nocive

La surabondance de contenus cause aussi plusieurs maux de tête aux stratèges de l’industrie. Selon le FMC, on parle de surabondance lorsque le volume d’information potentiellement utile et pertinente à laquelle les utilisateurs ont accès devient si élevé qu’il dépasse leur capacité de traitement et s’avère plus une nuisance qu’un atout. En cette matière, les plus récentes statistiques sont sans équivoque : les données non sollicitées créent actuellement un véritable épuisement chez les internautes, si bien que leur capacité d’attention est passée de douze secondes en 2000 à huit secondes en 2013.

Le rapport du FMC rapporte également que, selon une récente étude américaine, 61 % des abonnés de Facebook auraient réduit leur utilisation de ce média social, faisant même des pauses de plusieurs semaines dans certains cas. Ces utilisateurs expliquent ainsi leur décision : 21 % évoquent une certaine lassitude, 10 % mentionnent une perte d’intérêt et 10 % sont arrivés à la conclusion que les heures passées sur Facebook sont du temps perdu. Ce rapport révèle également que 90 % de l’ensemble des données mondiales ont été générées au cours des deux dernières années et que le citoyen américain consomme en moyenne 34 Go de données par jour. À ce rythme, pas étonnant d’apprendre que la surabondance d’information est devenue la sixième cause de stress aux États-Unis.

Attirer l’attention sur ses contenus représentera donc plus que jamais un défi de taille. Jusqu’à maintenant, le Canada a protégé ses contenus en contraignant les diffuseurs du pays à les rendre accessibles à l’échelle nationale. Mais comment réussir ce tour de force dans un univers où les auditoires ne sont plus captifs, où les créneaux ne sont plus réglementés et où les technologies abattent les frontières ? Désormais, le consommateur a accès à l’ensemble de la planète médiatique.

Dans un tel contexte, comment les organismes de réglementation pourront-ils préserver la santé économique de notre industrie des médias ? Cette économie repose de plus en plus sur la capacité des acteurs à attirer l’attention des utilisateurs. Dans cette mer d’information, l’attention du public représente aujourd’hui la principale rareté et une source de valeur inestimable pour qui possède l’art de susciter l’intérêt.

À ce sujet, rappelons qu’il y a trente ans, il était bien plus facile de fidéliser le consommateur, car ce sont les contenus qui se faisaient rares. Aujourd’hui, l’utilisateur croule tellement sous l’information que le temps qu’il peut désormais lui consacrer vaut son pesant d’or, tant pour les producteurs que pour les entreprises.

Le problème est à ce point préoccupant que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) tiendra sous peu un colloque sur la « découvrabilité » des contenus. Cette rencontre se veut une occasion de réfléchir aux stratégies et aux réglementations à adopter afin que les productions canadiennes ressortent parmi tous ces contenus made in the world.

Jusqu’à maintenant, le CRTC a opté pour une position très générale quant à l’avenir des médias. Il a adopté une approche à la fois prudente et stratégique. Cet organisme a bien compris que les réponses d’hier ne permettront pas de gérer l’industrie de demain.

Quelques conseils aux dirigeants

Voici quelques pratiques à adopter pour se positionner plus stratégiquement face à la situation actuelle et, au final, en tirer le meilleur parti.

  • Faire preuve d’agilité, car la concurrence peut surgir de partout.

  • Être ouvert à des partenariats jusqu’ici improbables.

  • Continuer à développer l’information décisionnelle : le changement est loin d’être fini.

  • Intégrer les communications à la stratégie globale.

Le Québec davantage à l’abri ?

À première vue, on serait porté à croire que le Québec serait plus à l’abri que le reste du Canada en raison de l’attachement particulier que ses citoyens éprouvent envers leur culture. Mais ce lien pourrait éventuellement s’amenuiser. Avec l’immigration, la population se diversifie. Les Québécois ont des origines de plus en plus variées et sont par conséquent plus exposés à des cultures multiples. À long terme, les médias internationaux gagneront aussi du terrain.

Pour survivre, les producteurs québécois devront non seulement tenir compte de ces nouvelles réalités pour fidéliser les consommateurs d’ici mais aussi exporter davantage. Nous ne sommes que huit millions d’habitants ;c’est bien peu pour soutenir une industrie. En parallèle, de nouvelles possibilités s’ouvrent : selon les prévisions, le nombre de francophones dans le monde devrait tripler d’ici trente ans. Toutefois, 90 % d’entre eux vivront sur le continent africain, ce qui requiert une certaine adaptation de nos contenus si on désire saisir l’occasion.

Bonne nouvelle : les producteurs indépendants occupent une vaste place au Québec. Depuis deux ou trois ans, nous assistons à une consolidation de l’industrie des médias. De grandes maisons de production télévisuelle comme Attraction Images et Zone 3 ont ainsi vu le jour. Cette restructuration est nécessaire, voire indispensable, car seuls des producteurs assez forts et possédant assez de ressources pourront exporter les contenus québécois. Et, de surcroît, seule l’exportation de nos produits permettra de garder notre industrie bien vivante. Pour réussir ce virage, il faudra miser sur la fibre entrepreneuriale de l’industrie, car les signaux sont déjà très clairs : nous ne pourrons pas tout régler au moyen de la réglementation. Sans compter que le financement public se fait de plus en plus rare.

Heureusement, le Québec compte déjà plusieurs entreprises qui savent tirer profit de ce grand bouleversement. Parmi les plus impressionnantes, Stingray (anciennement Galaxie) est devenue en peu de temps un leader mondial en distribution de produits et de services musicaux multiplateformes. Cette société compte aujourd’hui quelque 110 millions d’abonnés de la télévision payante dans 111 pays. Voilà un bon exemple d’entreprise qui a vraiment compris que le monde a changé et qui a su miser sur ces nouvelles possibilités.

La Presse+ s’avère aussi un exemple intéressant d’entreprise traditionnelle qui a su se réinventer. En délaissant le papier pour investir dans le numérique, cet éditeur a réussi à acquérir une importante part de marché au Québec. Il lui reste maintenant à faire la preuve que son modèle d’affaires peut tenir la route dans un environnement encore instable.

Nouvelle ruée vers l’or

Dans toute révolution, il y a évidemment des gagnants et des perdants. Ainsi, la tempête actuelle n’entraînera pas que des désastres. Loin de là. Pour l’heure, l’eau est brouillée, car tous les points d’ancrage ont changé, mais il ressortira de cette métamorphose de nouvelles réalités qui pourront représenter d’énormes possibilités pour tous les types d’entreprises. La vigilance est donc de mise.

À peu de frais, il est aujourd’hui possible de créer son propre média : blogue, production vidéo, forum, etc. Les nouvelles technologies permettent non seulement d’atteindre un plus vaste auditoire mais aussi de lancer des campagnes de sociofinancement pour subventionner des projets, de sonder d’éventuels et d’actuels clients pour mieux répondre à leurs besoins, de créer une véritable loyauté envers ses produits et, enfin, de trouver rapidement des collaborateurs dont l’expertise viendra enrichir la nôtre. Jamais dans l’histoire de l’humanité la connaissance n’aura été aussi accessible.

Mark Z

Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook.

Une chose est certaine : ces nouveaux outils technologiques n’affecteront pas que l’industrie des médias. Aucune entreprise, aucun secteur d’activité n’est aujourd’hui à l’abri de cette révolution. Nous n’avons qu’à penser au milieu hôtelier, qui constate avec inquiétude les parts de marché grandissantes qu’Airbnb lui ravit. Même souci dans le secteur du taxi avec l’arrivée d’Uber.

Et on ne peut passer sous silence le risque d’atteinte à la réputation, devenu l’une des principales menaces pour les entreprises. Avec le développement accéléré des médias sociaux, un seul client mécontent peut désormais causer beaucoup de dommages. Une société peut aujourd’hui tomber sous le couperet d’une guerre déclenchée au moyen de ces réseaux. A contrario, une communauté de clients satisfaits peut considérablement favoriser l’expansion d’une entreprise.

Les organisations ont donc tout intérêt à miser sur l’effet de levier des médias sociaux et à se prémunir contre leur effet potentiellement dommageable. Malheureusement, peu de dirigeants semblent conscients de cette réalité. Jusqu’à maintenant, les communications ont toujours été perçues comme étant assez secondaires dans les entreprises, mais de nos jours, les dirigeants auraient tout avantage à les ramener sur le plan stratégique. Elles ne peuvent plus être dissociées de la stratégie globale

À ce chapitre, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, déclarait ceci : « Auparavant, les communications dans les organisations pouvaient se comparer à une partie de quilles. Quand on lançait un message (la boule), il pouvait atteindre un nombre maximal de cibles (les quilles). Aujourd’hui, les communications organisationnelles ressemblent plutôt à des parties de pinball. Le message part dans toutes les directions et se répercute partout. » Personne ne peut prédire combien de temps durera la partie : trente secondes ou quinze minutes, on ne sait jamais. Le message peut devenir viral ou mourir dans l’œuf. Ainsi, autant que faire se peut, les entreprises tentent de contrôler un maximum de choses, mais beaucoup leur échappent.

Comme les communications sont plus complexes qu’auparavant, il faut s’en préoccuper davantage. Cette fonction dépasse aujourd’hui largement la simple notion de publicité et de marketing. Elle est devenue déterminante pour établir une relation, un engagement avec le consommateur. Cette nouvelle réalité contraint les entreprises à réfléchir à des enjeux d’éthique, de transparence, de cohérence et de responsabilité sociale. Il en va de leur survie.

Défi ultime

Enfin, derrière toute cette révolution technologique, nous avons souvent tendance à oublier, malheureusement, que des hommes et des femmes ont plus que jamais besoin de communiquer. Et bien que nous n’ayons jamais disposé d’autant d’outils (ordinateurs, téléphones intelligents, tablettes, etc.) pour recevoir et émettre de l’information, il n’y a jamais eu autant de confusion.

Avec l’explosion des médias sociaux, la crédibilité des sources devient un enjeu majeur. À titre d’exemple, il serait difficile de se fier à ces réseaux pour comprendre les subtilités entourant le débat actuel sur la religion. Ce problème n’est pas simple, il ne se résume pas en trois mots ni à une impulsion du moment. Pourtant, on retrouve tout et son contraire sur les plateformes Internet. N’importe qui peut s’y exprimer et créer de véritables commotions.

Plus que jamais, notre société a donc besoin de journalistes objectifs, crédibles, capables de nous aider à distinguer le vrai du faux, de mener des enquêtes approfondies et de dénoncer. Au final, ces révélations servent à modifier les lois, à mieux protéger les citoyens et à créer une meilleure société. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à penser au scandale de l’industrie de la construction au Québec ou encore à l’affaire de corruption à la FIFA.

De tout temps, les médias ont servi à enrichir la vie démocratique et culturelle ainsi qu’à assurer une certaine cohésion sociale. Avec l’immigration et la mondialisation, nous avons encore plus besoin de comprendre les différences. Cette connaissance s’avère essentielle pour mieux vivre ensemble. Plus nous allons comprendre les réalités de l’autre, plus il nous sera facile de trouver des solutions. À l’opposé, moins nous serons adéquatement informés, plus ce sera source de conflits.

Dans le débat actuel, il serait donc dommage de perdre cette réalité de vue.