Le magicien et illusionniste Luc Langevin prononcera une conférence sur les biais cognitifs, le 6 juin prochain, lors du 3e Rendez-vous KATA présenté à HEC Montréal. Nous avons récemment discuté avec lui de ces mécanismes trompeurs.

Gestion : Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux biais cognitifs?

Luc Langevin : J’ai découvert ces phénomènes assez tôt dans ma carrière, quand j’ai commencé à concevoir des illusions. J’ai constaté que certains tours de magie très classiques reposaient sur des trucs très simples. Je me demandais comment on pouvait réussir à tromper les gens aussi efficacement avec des secrets aussi simples. En lisant un livre sur le cerveau, je suis tombé sur l’expression «biais cognitifs» et j’ai ensuite effectué d’autres recherches là-dessus. Soudainement, tout s’est éclairé. J’ai compris que ces tours de magie sont devenus des classiques justement parce qu’ils exploitent certaines failles intrinsèques du fonctionnement du cerveau que nous avons tous, peu importe notre âge ou la culture dans laquelle on vit. Je me suis donc mis à bien étudier ses biais pour pouvoir les utiliser dans la conception d’illusions de plus en plus convaincantes.

Cela dit, les biais ne servent pas seulement à amuser la galerie, ils peuvent avoir des effets plus néfastes, comme la polarisation politique, la vulnérabilité aux fausses nouvelles ou des décisions d’achat ou d’investissement peu judicieuses.

Gestion : C’est quoi exactement un biais cognitif?

L. L. : À la base, c’est une erreur de raisonnement. On ne parle pas ici d’une erreur de perception, comme une illusion d’optique par exemple. C’est vraiment plus une erreur dans le traitement de l’information. Au fil de notre évolution, notre cerveau a appris à utiliser des raccourcis pour aller plus vite et nous rendre plus efficaces. Mais parfois, cela l’amène à tirer de fausses conclusions.

Gestion : Donnez-nous quelques exemples de biais qui peuvent nous affecter.

L. L. : L’un des plus communs est le biais de confirmation. Il cause beaucoup de dommage en ce moment, notamment parce qu’il est renforcé par les algorithmes des médias sociaux, qui nous confortent dans nos croyances. C’est un biais que l’on retrouve beaucoup dans la polarisation des opinions.

Notre cerveau a tendance à privilégier les informations qui renforcent nos idées préconçues. Douter de soi et de ses opinions demande plus d’énergie et est plus compliqué et insécurisant. Donc le réflexe du cerveau est d’essayer de confirmer ce qu’on croit déjà. Si on pense que les vaccins représentent un danger et qu’on effectue une recherche sur ces traitements sur Internet, on va surtout cliquer sur les résultats qui parlent du danger des vaccins, alors qu’on devrait plutôt s’ouvrir à des conclusions variées.

Le biais de disponibilité constitue un autre bon exemple. Lorsque l’on se pose une question ou que l’on doit réaliser un choix, certaines réponses nous viennent plus rapidement parce qu’elles découlent d’informations récemment emmagasinées par notre cerveau. Par exemple, vous avez vu une publicité ou quelqu’un vous a parlé de quelque chose peu de temps avant. Spontanément, ce sont ces informations qui alimenteront votre décision. Pourtant, ce n’est pas parce qu’une réponse nous vient vite à l’esprit qu’elle est la bonne. Mais souvent, on s’en tient à cela.

Ce biais est très utile dans le domaine de l’illusion. Par exemple, il m’arrive de mentionner intentionnellement certains éléments en début de numéro. Plus tard, lorsque je pose certaines questions, je sais que ces éléments-là reviendront plus facilement à la surface dans les réponses des spectateurs.

Un autre biais qui fait des ravages actuellement, c’est l’illusion du savoir. On pense généralement que l’on connaît plus de choses et qu’on les connaît mieux que ce qu’on connaît vraiment. Lorsqu’on se fait interroger un peu plus en détail, on constate vite nos limites. Essayer de dessiner un vélo dans le détail, par exemple. C’est plus compliqué qu’on croit. Le cerveau ne retient pas tous les éléments de détail.

Gestion : Comment peut-on se prémunir de ces biais?

L. L. : C’est très difficile en fait, car ce sont des automatismes qui visent à nous rendre plus efficaces au quotidien. Lorsque vous ouvrez une porte, vous ne vous demandez pas chaque fois comment y arriver. Vous le faites sans même y penser. La plupart du temps, les biais n’existent pas pour nous nuire. Mais dans certaines circonstances, ils peuvent créer des problèmes.

L’arme la plus efficace contre les biais cognitifs, c’est le temps. Les biais sont là pour nous faire agir rapidement. Prendre le temps de bien réfléchir aide à les surmonter. Effectuer un raisonnement logique, cartésien et rigoureux et vérifier ses sources d’information permettent généralement d’être moins vulnérable aux biais.

Gestion : Que gagne-t-on à prendre conscience de ses biais cognitifs?

L.L. : On se met à douter un peu plus, ce qui peut être une très bonne chose parfois. On prend des décisions moins impulsives et plus réfléchies. On s’ouvre aussi davantage aux opinions des autres et on acquiert une certaine humilité par rapport à nos opinions. La polarisation que l’on voit de plus en plus dans la société repose beaucoup sur le fait que plein de gens sont convaincus d’avoir absolument raison. Cette tendance est décuplée par les médias sociaux, qui nous enferment dans des bulles où nos opinions sont toujours renforcées et très rarement contredites.

Gestion : Est-ce qu’en prenant conscience de nos biais, on devient imperméable à la magie et aux illusions que vous réalisez?

L. L. : Pas du tout! On peut tout à fait continuer à jouir du plaisir de se faire prendre par la magie. D’ailleurs, quand je pratique une de mes illusions, je me filme. Lorsque je regarde par la suite, je me fais avoir. Je connais toutes les ficelles derrière le tour, mais je ne les vois pas sur le coup. J’ai les mêmes automatismes que n’importe qui. Dans un numéro de magie bien rythmé, le spectateur n’a pas le temps de réfléchir. Un tour de magie, c’est une série d’émotions que l’on vit très rapidement. Donc, n’ayez crainte, vous ne perdrez pas ce plaisir!