Les recherches en neurosciences font état de 200 à 300 biais cognitifs. À l’œuvre tant sur le plan individuel que collectif, on les retrouve aussi dans un contexte organisationnel. De quelle façon affectent-ils notre façon de raisonner? Est-il possible de les contrer?

Personne n’est à l’abri des biais cognitifs : ils agissent comme de véritables automatismes et peuvent fausser le jugement. En entreprise, ils sont actifs à différents niveaux, qu’il s’agisse du recrutement, de la prise de décision, du travail en équipe et même lors du processus créatif. Pour mieux les traquer et éviter qu’ils n’influent sur notre raisonnement, mieux vaut savoir les reconnaître et les identifier. Suivez le guide.

Biais et heuristiques

Au début des années 1970, deux psychologues américains, Amos Tversky et Daniel Kahneman, lequel fut prix Nobel de sciences économiques en 2002, ont développé un modèle novateur pour expliquer certaines décisions illogiques prises dans le domaine économique.

Ainsi, les chercheurs ont mis en lumière les raccourcis cognitifs utilisés par le cerveau : les heuristiques, un processus facilitant la prise de décision lorsqu’on manque de temps et d’information sur une problématique. Parce qu’elles remplacent une analyse plus complète et globale, les heuristiques peuvent conduire à des jugements erronés et constituent une source potentielle de biais. «Les heuristiques sont des stratégies cognitives qui permettent de réaliser une réflexion rapide et donc d’éviter une surcharge mentale. Mais elles sont également susceptibles de causer une déviation du raisonnement», résume Marine Agogué, professeure agrégée au Département de management à HEC Montréal et détentrice d’un professorship en créativité organisationnelle. Et lorsque les erreurs sont systématiques, on se trouve dès lors en présence de biais cognitifs.

Comment définir ces derniers? «De façon générale, on considère qu’il s’agit de raisonnements incorrects, d’erreurs de jugement ou de perception qui dévient la pensée logique ou rationnelle. Ils peuvent se produire lorsqu’on doit interpréter et gérer des informations provenant du monde qui nous entoure», précise Cloé Gratton, candidate au doctorat en psychologie cognitive au Laboratoire des processus de raisonnement de l’Université du Québec à Montréal et cofondatrice du site Raccourcis : Guide pratique des biais cognitifs

Série Biais cognitifs

Des conséquences multiples

Dans le monde du travail, les conséquences négatives des biais cognitifs sont légion. À cause du biais de confirmation, un gestionnaire pourrait par exemple refuser de considérer l’idée qu’un problème de communication mine la productivité de son équipe, parce que son hypothèse de départ repose plutôt sur un manque de formation. Il s’attachera aux informations qui abondent dans le sens de sa croyance préalable et réfutera les autres propositions.

«Ou encore lors d’un processus d’embauche, l’effet de halo fera en sorte que notre première impression du candidat sur un aspect bien précis, son physique par exemple, sera appliquée à toutes ses autres facettes. Par conséquent, on évaluera son professionnalisme en se basant sur un élément non pertinent», soulève Cloé Gratton. Les biais cognitifs peuvent donc teinter tous les processus décisionnels, mais aussi relationnels et nuire à la collaboration entre les individus. Au bout du compte, c’est toute l’organisation qui en souffrira.

Par ailleurs, plus on est surchargé de travail et plus ils sont susceptibles de s’activer. «Il y a une corrélation directe entre le surcroît de travail, la fatigue et le stress, et la tendance à être influencé par les biais. Quand on doit réagir vite et qu’on y va au ‘’feeling’’, à l’intuition, les stéréotypes prennent davantage de place», note Annie Boilard, CRHA et présidente du Réseau Annie RH. Car mener une réflexion globale nécessite du temps et des efforts, autant de ressources dont on risque de manquer lorsqu’on est débordé.

Contrer les biais

Pour contrer les biais cognitifs, il n’y a pas de recette miracle. Commencer par en prendre conscience et les identifier est toutefois un premier pas, même si cela demeure insuffisant. «En connaissant nos biais, on peut avoir recours à diverses techniques. Par exemple, à cause du biais de confirmation, on préfère les informations qui corroborent nos idées et on rejette les autres. En allant chercher des opinions et des avis divergents, des solutions, on ouvre ses horizons», indique Cloé Gratton.

Pour sa part, Daniel Payette, psychologue organisationnel, directeur de l’équipe Évaluation et développement du leadership au sein de la firme Gallagher, souligne que faire preuve d’humilité et accepter que notre raisonnement puisse être biaisé est un bon départ. «Une façon de réduire l’influence de ces biais est de réfléchir à des scénarios situés aux deux extrêmes, le pire et le meilleur. Ensuite, il sera plus facile d’en faire la synthèse et de se placer dans une position médiane», explique-t-il. Il ajoute que, de façon générale, revenir et s’attacher aux données objectives, s’en servir comme point de référence aide aussi à confronter ses biais.

Appliquer des procédures rigoureuses, utiliser les mêmes critères pour tous, lors des entrevues de recrutement ou d’évaluation notamment, est un autre ingrédient clé, recommande Annie Boilard.

Au niveau organisationnel, l’étape suivante consiste à faire appel à des experts pour poser un diagnostic plus global. Ensuite, le déploiement et la mise en œuvre d’un plan d’action concret, notamment en matière d’Équité, de diversité et d’inclusion (EDI), permettront de passer de la parole aux actes. Un suivi régulier des retombées de ces mesures est également nécessaire pour s’assurer qu’elles ne restent pas lettre morte.

En fin de compte, tous les employés sortiront gagnants du processus, puisque chacun pourra œuvrer dans un environnement sain et plus équitable. L’entreprise en récoltera aussi les fruits.

Petit lexique des biais cognitifs1

Plusieurs biais cognitifs se manifestent en milieu de travail. Sans être exhaustif, ce lexique en présente quelques-uns souvent à l’œuvre dans les organisations.

Biais de justification du choix : Il s’agit de la tendance à surestimer rétrospectivement les points positifs d’une option après l’avoir choisie. Cela implique aussi de sous-estimer les aspects négatifs de ce choix. 

Biais de confirmation : Il s’agit de la tendance à interpréter une information disponible pour qu’elle concorde avec une hypothèse préétablie en ignorant d’autres possibilités.

 Biais d’automatisation : Il consiste à faire preuve d’une confiance disproportionnée envers de l’information offerte par une machine, un outil ou un logiciel, au détriment de son sens critique.

Biais de l'insensibilité liée à la taille de l'échantillon : Ce biais implique de surestimer la représentativité d’un petit échantillon comparativement à sa population de référence.

Biais de négativité : Tendance à être plus affecté par les informations et les éventualités négatives que par celles positives.

Biais pro-endogroupe : Tendance à attribuer des caractéristiques plus positives à son groupe d’appartenance qu’à un groupe externe.

Biais d’homogénéité de l’exogroupe : Tendance à sous-estimer les différences existant entre les membres d’un groupe auquel on n’appartient pas et à considérer que ces personnes sont caractérisées par des traits stéréotypés. Inversement, on considère les membres du groupe auquel on appartient comme étant diversifiés.

Biais d’impact : Il peut survenir lorsqu’un individu surestime l’intensité et la durée des émotions qu'il vivra face à un évènement.

Biais d’optimisme : Ce biais fait référence aux individus qui minimisent l’impact des risques qu’ils prennent, en se convainquant qu’ils ne vivront pas les conséquences associées à ces risques.

Erreur d’attribution fondamentale : Cela consiste à expliquer le comportement d’autrui par ses caractéristiques personnelles tout en sous-estimant l’influence des facteurs externes.

Effet de halo : Ce biais cognitif se manifeste lorsqu’on juge rapidement une personne en se basant sur les impressions favorables ou défavorables d’une de ses caractéristiques.

Effet d’ancrage : Ce biais consiste à ancrer son jugement dans la première information obtenue afin de juger quelqu’un, prendre une décision ou résoudre un problème.

Effet de répétition : Il se manifeste lorsqu’un individu croit qu’une information est de plus en plus vraie lorsque celle-ci lui est souvent répétée.

Prophétie autoréalisatrice : Prédiction qui se réalise dans la mesure où les croyances qui en découlent orientent le comportement de la personne. Elle interprète les évènements ou les intentions des autres et se comporte d’une certaine façon en concordance avec sa prédiction, ce qui mène fatalement à la réalisation de sa prédiction initiale.


Note

1.Les définitions sont tirées du site Raccourcis : Guide pratique des biais cognitifs (www.shortcogs.com), sauf celle de l’effet d’ancrage.