Comment peut-on préparer le futur et décoder tous ces phénomènes qui viennent bouleverser notre monde? C’est la question que se pose constamment la futurologue et auteure britannique Tracey Follows. Rencontre avec celle que la revue Forbes classe parmi les 50 femmes les plus influentes dans le domaine de la prospective.

Tracey Follows se lève tôt chaque matin pour scruter l’horizon, à la recherche de tendances. Elle s’intéresse aux artistes qui vendent leurs œuvres sous forme de jetons non fongibles, aux pays qui veulent interdire TikTok, à la place des femmes à la tête des grandes entreprises, à la nouvelle législation chilienne sur l’identité numérique et aux manifestations brésiliennes pour la protection de l’environnement. Mais la futurologue boit aussi son café en observant la croissance démographique en Afrique, la reconversion d’une vedette hollywoodienne ou les dernières couleurs à la mode.

En réalité, Tracey Follows recherche quelque chose de bien plus important que les tendances. «Je souhaite distinguer les effets de mode et les lubies passagères des phénomènes qui auront un effet réel sur le cours des choses», dit la fondatrice de Futuremade, une firme londonienne spécialisée dans le conseil en matière de prospective stratégique. Professeure invitée pour un cours de maître sur l’avenir du numérique et l’identité à l’Université du Staffordshire, elle vient de publier l’ouvrage The Future of You.

Parmi ses faits d’armes, la consultante est particulièrement fière de sa prédiction concernant les «neurodroits». Ce champ d’expertise nouveau, associé au développement des neurotechnologies qui lient les machines au fonctionnement cérébral, concerne la mise en place des règles normatives pour la préservation du cerveau et de l’esprit humain. «Il y a seulement quelques années, tout le monde se disait que c’était ridicule et que personne n’allait s’y intéresser. Aujourd’hui, des tas d’entreprises y travaillent!» Et maintenant, les gouvernements commencent à s’en mêler. En 2022, le Chili a été le premier pays à vouloir légiférer sur les neurodroits. «De nombreuses entreprises vont devoir examiner cette question», mentionne-t-elle. Alors que les futurologues (aussi appelés «prospectivistes» ou «prévisionnistes») sont souvent associés aux nouvelles technologies, Tracey Follows encourage les entreprises à élargir le périmètre. Parce que les grands changements à venir ne seront pas que technologiques : ils toucheront la démographie, l’identité, la sécurité, l’inclusion, la numérisation et l’environnement, entre autres. «Les tendances les plus intéressantes se trouveront au carrefour de deux ou plusieurs de ces éléments.»

 The future of you

 

Follows, T., The Future of You: Can Your Identity Survive 21st-Century Technology?, Londres (Royaume-Uni), Elliott & Thompson, 2022, 232 pages.

Les bons leaders seront prévoyants

Forte d’une clientèle prestigieuse où les Snapchat, Coca-Cola, Google et Lego côtoient les Diageo, Condé Nast, Virgin et Cossette, Tracey Follows rappelle que l’avenir promet le meilleur comme le pire. C’est le message de son plus récent livre. «Je voulais explorer la notion d’identité dans un monde numérique pour en présenter les deux côtés de la médaille, et pas seulement le plus reluisant. Nous nous déplaçons désormais en tant qu’avatars virtuels dans un cybermonde où il est même possible de préserver son identité après sa mort! Mais, d’un autre côté, il existe des mouvements et des forces plus autoritaires qui nous obligent à certifier notre identité et à nous authentifier dans tout ce que nous faisons et dans tout ce que nous achetons.»

Tracey Follows estime que les entreprises doivent également prendre en compte les avantages et les inconvénients de l’avenir numérique. «Des statistiques montrent qu’une entreprise qui pratique le télétravail et qui encadre le droit de travailler numériquement peut recruter 1 800 télétravailleurs dans le temps qu’il en fallait pour embaucher un seul employé en personne! Entre-temps, cependant, nous avons décidé d’échanger des données personnelles pour des raisons de commodité. Et ce faisant, nous avons perdu de vue la valeur des données que nous échangeons», explique-t-elle.

À ses yeux, les changements technologiques sont si rapides, actuellement, que la prévoyance est devenue une compétence en matière de leadership. «Il faut développer une culture d’anticipation plutôt qu’une culture de réaction», explique Tracey Follows, qui agit également comme conférencière invitée dans le cadre du programme de développement accéléré pour les chefs d’entreprise de la London Business School.

La futurologue estime que les entreprises doivent être conscientes du fait que l’avenir sera façonné par une tension permanente entre la politique, le numérique et les médias. Une situation que la guerre en Ukraine a exacerbée en consolidant deux blocs opposant la Russie et la Chine à l’OTAN. «La Russie a immédiatement interdit la BBC. Le Royaume-Uni a fait de même avec Russia Today. Cela renforce des récits qui opposent deux visions du monde. Qu’est-ce que cela signifie pour les médias de partout? Aujourd’hui, nous avons littéralement deux Internet totalement différents, l’un en Chine et en Russie, l’autre en Occident! Nous avons des lois et des règlements complètement différents et le résultat, c’est que les visions du monde ne convergent plus.»

Selon Tracey Follows, cette évolution aura certainement des répercussions sur les entreprises, à commencer par celles qui sont mondialisées. «Si la Chine est leur principal fournisseur de produits manufacturés, elles feront face à de sérieuses restrictions et à divers problèmes de communication.» 

Ne reniez pas le passé!

Paradoxalement, l’une des clés d’une bonne prospective est la compréhension du passé, explique la consultante, qui cite Paul Saffo, prévisionniste réputé de l’Université Stanford, très branché sur la Silicon Valley. «Pour lui, l’un des secrets d’une bonne prévision consiste à regarder plus loin derrière que devant. Autrement dit, si je veux me projeter dix ans en avant, je dois remonter 20 ans en arrière.»

La raison en est simple : «Ce qui se passe aujourd’hui est une réaction à des événements antérieurs, explique-t-elle. Pour comprendre ce qui se passe actuellement en Russie, il faut remonter à la chute du mur de Berlin en 1989 et à la désintégration du régime communiste.»

«Le monde est cyclique, comme les saisons ou les marchés financiers. La nature des tendances est faite de flux et de reflux, d’augmentations et de diminutions. Les futurologues doivent donc comprendre ces mouvements. La plupart des choses que nous observons sont cycliques. C’est ainsi que l’on peut déterminer ce qui va se passer à l’avenir», dit-elle.

Tracey Follows se retrouve souvent face à des clients pour qui une vision d’avenir consiste à faire table rase de l’histoire. «Rejeter le passé, c’est la dernière chose que les dirigeants devraient songer à faire. Une grosse partie de mon travail consiste à intégrer l’ancien dans le nouveau et vice-versa.»

Dans le premier cas de figure – l’ancien dans le nouveau –, elle pourrait aider une entreprise, par exemple, à trouver des moyens de parler des nouvelles technologies et de les introduire d’une manière qui serait familière et rassurante. «Pour cela, il faut s’inspirer de ce qui se fait d’habitude dans l’environnement des personnes, afin de désamorcer les aspects plus effrayants de la nouveauté», explique-t-elle.

Dans la seconde situation – apporter du nouveau à l’ancien –, Tracey Follows encourage les entreprises à travailler à partir de leurs acquis. «Même les entreprises qui veulent développer une vision prospective pour anticiper la concurrence sont un peu figées dans leurs habitudes. Prenons l’exemple d’un fabricant de boissons dont la marque serait très ancrée dans les idées traditionnelles sur la masculinité. Ce n’est pas en rejetant la masculinité que l’entreprise réussira à se réinventer, mais en examinant les nouveaux codes émergents du comportement masculin.»

Reconnaître ses propres préjugés

Pour cultiver une vision prospective juste, Tracey Follows estime que les personnes doivent reconnaître leurs idées préconçues et souvent inconscientes, et s’en libérer afin de ne pas se limiter involontairement quant aux solutions possibles. «Si vous pensez que seuls les gouvernements peuvent fournir des services publics, vous vous limitez à des politiques et à des processus qui vous entraîneront dans une sorte de vision bureaucratique de l’avenir. En réalité, tout le monde peut déployer ou offrir un service public. Des plateformes comme Amazon et Google, par exemple, pourraient très bien fournir des services en éducation et en santé.»

Quel que soit le défi auquel on s’attaque, Tracey Follows juge essentiel que tous les services d’une entreprise soient dans le coup. «On ne peut pas se contenter de dire : “Nous transformerons le marketing numérique et nous laisserons les autres services de l’entreprise tranquilles.” Il faut une vue d’ensemble et un plan pour savoir comment chacun peut contribuer et comment tout le monde sera touché et à quel degré.»

Évoluer tout en gardant l’avenir à l’esprit nécessite également un travail d’équipe plus inclusif, selon Tracey Follows. «La question est toujours de savoir qui peut inventer l’avenir. Depuis toujours, les grandes avancées technologiques ont été le fait d’une poignée d’individus qui sont devenus milliardaires en imposant leur vision à tout le monde! On observe un intérêt croissant pour les avenirs participatifs, qui font place à des groupes beaucoup plus diversifiés. Les chefs d’entreprise doivent y réfléchir.»

Aux yeux de Tracey Follows, la futurologie est davantage une affaire de préparation que de prédiction à proprement parler. «Les dirigeants doivent envisager tous les scénarios possibles et penser à la direction que leur organisation pourrait prendre, afin de ne pas être pris au dépourvu. Il ne s’agit pas d’essayer d’avoir raison, mais plutôt de ne pas avoir tort.»

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion