Généreux, Jérôme Ferrer l'est tout autant que sa cuisine. Celui qui fait maintenant partie du club primé des Grands Chefs Relais & Châteaux nous reçoit à son restaurant-phare, l'Europea, situé au centre-ville de Montréal, à travers un agenda, on le devine, très bien rempli. Qu'à cela ne tienne, le chef prendra tout le temps qu'il faudra, et bien plus, pour nous raconter son cheminement, la vision qu'il a progressivement développée pour son groupe, et la direction résolue qu'il entend lui donner dans les années à venir.

Raconter Jérôme Ferrer, c'est raconter une histoire où se combinent une succession de parfums, ceux de son Languedoc natal, ceux du Québec où il est venu chercher l'aventure, parfums combinés à une bonne dose d'efforts, de travail acharné et peut-être, comme il sied à tous les entrepreneurs qui ont réussi, un zeste de chance! Car on a beau vouloir suivre une recette pour réussir, il faut parfois également s'en remettre à l'instinct, à l'inspiration du moment, à la chance... et toucher du bois!


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La fortune sourit aux audacieux

Cette histoire débute donc sur le Vieux Continent, à l'école hôtelière, mais prend surtout son envol à Montréal. Jérôme Ferrer et ses deux complices de toujours, Ludovic Delonca et Patrice De Felice, y débarquent en ce début de millénaire avec l'espoir tout simple d'y ouvrir un restaurant et d'y gagner ainsi leur croûte, pour demeurer dans le thème culinaire. Le travail sans relâchement de la petite brigade et le talent feront le reste : l'Europea se positionne peu à peu parmi les meilleures tables montréalaises et contribue à asseoir la réputation du chef Ferrer. Puis survient le moment clé de toute petite entreprise, celui où le propriétaire est devant le choix du statu quo ou de la croissance. Certes, Jérôme Ferrer aurait très bien pu se contenter du succès généré par l'Europea. Mais c'est bien mal connaître le chef, conscient à la fois des possibilités du marché québécois (l'un des plus exigeants, selon lui!) et de la responsabilité qui lui incombe, en sa qualité de chef d'entreprise et de pourvoyeur d'emplois pour près de 300 personnes aujourd'hui. Comme il le souligne lors de notre entretien, le marché de la restauration, notamment à Montréal, est un véritable coupe-gorge, les marges bénéficiaires sont bien minces et il faut servir une bonne quantité de plats avant de couvrir ne serait-ce que les 40 000 dollars du loyer mensuel de l'Europea. Autant, donc, pousser de l'avant!

Se distinguer aux yeux de tous et de chacun!

Cette diversification désormais souhaitée, elle passera, à l'esprit de Jérôme Ferrer et de son futur groupe Europea, par l'ouverture d'autres établissements, mais toutefois destinés à différents segments de clientèle. Démocratisation? Pourquoi pas! « Être un chef, avant tout, c'est transformer la matière chargée d'histoire. La cuisine, c'est d'être au service des gens. C'est prendre du plaisir pour donner du plaisir, c'est d'être rassembleur, c'est de donner ce bonheur-là! » Certes, le chef provençal continuera de servir et de desservir une clientèle capable de défrayer les coûts de la haute gastronomie à l'Europea. Mais d'autres établissements donneront aussi à une clientèle peut-être moins en moyens l'occasion de tâter du palais les talents du chef : ce sera successivement le Bistro Gourmand Beaver Hall, l'Europea Espace Boutique, qui offre dans le Vieux-Montréal des boîtes à lunch et des plateaux à des prix fort abordables, le Birks Café, niché sur la mezzanine de l'édifice abritant le célèbre joaillier montréalais, l'Europea Traiteur, et jusqu'aux camions de l'Europea Mobile, qui se font fort de rejoindre les amoureux de la bonne cuisine dans les rues de Montréal.


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Un casse-croûte, dites-vous?

Suite logique à la diversification amorcée, les Jerry Ferrer, casse-croûte du terroir sont tout dernièrement venus s'ajouter à la gamme des établissements du groupe Europea. Avec cinq établissements ouverts cet été et sept autres à venir dans un futur proche, en plus des deux camions de rue identifiés à cette marque nouvelle, le chef Ferrer prend-il un risque de « ternir » le lustre du groupe avec ce concept? « Faire quelque chose avec la connotation "restauration rapide" m'aurait déplu. "Casse-croûte", pour moi, est l'interprétation d'un lieu où l'on s'arrête, qui est convivial, qui est sans prétention, qui est tenu de génération en génération par des familles, des gens d'ici », précise-t-il. Qu'il s'agisse de la décoration, de l'ambiance et, pour sûr, des aliments proposés sur le menu (allez-y jeter un oeil, vous en baverez d'envie!) et revisités par le chef, tout est mis en place afin de rappeler à tous d'heureux souvenirs, lorsque l'on s'arrêtait prendre une bouchée dans un casse-croûte anonyme, quelque part sur la route des vacances! Il faut croire que le concept avait du potentiel, car avant même d'avoir ouvert les portes du premier Jerry Ferrer, quarante-cinq franchisés potentiels se sont manifestés au chef afin d'obtenir leur établissement! Seuls douze ont été appelés, pour l'instant!

Le leadership à la sauce Ferrer

Le groupe Europea, aujourd'hui à la frontière de la moyenne et de la grande entreprise, demande, on le devine bien, d'avoir les rênes bien tenues. À ce titre, bien des chefs ont cette réputation d'être « cassants » en cuisine. Mais qu'en est-il du chef entrepreneur Ferrer? Comment qualifierait-il son style de leadership? La question posée, Jérôme Ferrer prend deux instants pour y réfléchir : « Mon grand ami, le comédien Francis Reddy, me dit que j'ai une personnalité assez complexe, comme le vin! Je suis avant tout quelqu'un d'entier, de passionné. Je suis quelqu'un d'hyperactif, de très dynamique, et par souci de gain de temps, je vais aller droit au but. Mais par contre, j'ai toujours aussi le souci de me dire que ce que je vais demander ou exiger de mes équipes, il faut que je sois moi-même en mesure de savoir le faire. » Réciprocité, donc, voilà en quelque sorte le modus operandi du chef, une réciprocité rendue obligatoire par la taille actuelle du groupe, mais surtout profondément enracinée dans la philosophie de gestion de Jérôme Ferrer : « Avec une dizaine d'entités différentes, je ne peux pas être à dix endroits différents : il me faut déléguer. Et déléguer, c'est avant tout faire participer ces gens-là [nos employés] avec beaucoup d'humilité, d'être près d'eux et d'être transparent ». Jérôme Ferrer allonge même la sauce jusqu'à pratiquer la politique du livre ouvert avec ses employés, question que tous aient un juste aperçu de la situation du groupe. Gage de confiance, facteur de motivation : voilà deux ingrédients qui font, entre autres choses, le succès du groupe Europea. Quant à l'avenir, Jérôme Ferrer ne s'en inquiète guère. L'artiste-chef saura bien réagir aux aléas du moment, ajoutant à la recette de son succès une dose supplémentaire de cette inspiration qui l'a si bien servie à ce jour, et corsant le tout d'un soupçon de risque!