Article publié dans l'édition été 2015 de Gestion

Chaque jour, cinq millions de messages circulent sur Twitter. Si l’on considère que la longueur d’un tweet (140 caractères) équivaut au message contenu dans un biscuit chinois, ces gazouillis représenteraient plus de 2 500 tonnes de pâte croustillante. Cette avalanche de mots peut toutefois s’avérer bien moins inoffensive que des prédictions un peu simplistes. À l’heure des médias sociaux, une tempête peut se lever sans crier gare et écorcher au passage ce qu’une entreprise a mis des années à bâtir : sa réputation. Nestlé, PFK et Lassonde en savent quelque chose ! 

Twitter n’est qu’une plateforme parmi de nombreuses autres qui contribuent à l’ampleur des réseaux sociaux. Depuis une dizaine d’années, les Facebook, Google+, LinkedIn, YouTube, Pinterest de ce monde ne cessent de se multiplier et d’attirer de nouveaux adeptes (voir encadré). À lui seul, Facebook compte quelque 1,44 milliard d’utilisateurs actifs, soit près de 20 % de la population mondiale. Ces puissantes tribunes imposent de nouveaux défis aux entreprises, des défis avec lesquels elles doivent apprendre à composer. Il en va parfois de leur survie.


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Imputables, même des maillons

medias sociaux

Photo: Istock 

À l’ère de la mondialisation, les entreprises se définissent de plus en plus comme étant des réseaux de contrats. Le modèle du 20e siècle qui limitait une société à un siège social ayant pignon sur rue est désormais bel et bien révolu. Aujourd’hui, les entreprises évoluent au sein d’une chaîne de valeur composée de filiales, de partenaires, de fournisseurs, etc. Fait nouveau, ce sont les détenteurs d’une marque qui, à la face du monde, sont jugés responsables des actions posées par ces tierces parties1. Si bien qu’il devient extrêmement difficile, voire quasi impossible, de faire affaire avec un fournisseur ou un partenaire qui ne montre pas patte blanche. Quand bien même ce dernier exercerait ses activités dans le plus reculé des villages situé à l’autre bout du monde, en quelques clics, ses méfaits peuvent aujourd’hui être révélés au grand jour. Il suffit d’une vidéo efficace ou d’un message percutant pour que la nouvelle se répande comme un virus extrêmement contagieux.

Dans un tel contexte, la réputation des entreprises ne se mesure plus par un sondage annuel effectué par d’illustres magazines d’affaires ; elle s’évalue, en temps réel, sur les réseaux sociaux et par des milliards d’inconnus. Qui plus est, la réputation d’une entreprise ne repose désormais plus entre les seules mains de ses clients ; elle peut être sérieusement entachée par un influenceur négatif qui n’a jamais consommé ses produits.

Auparavant, les entreprises géraient leur réputation directement auprès de leurs clients. Elles leur faisaient remplir des questionnaires de satisfaction, mettaient des boîtes à suggestions à leur disposition, etc. De nos jours, n’importe qui peut amorcer une campagne de dénigrement par l’intermédiaire des réseaux sociaux, et ce, sans pour autant dire la vérité ou encore avoir raison. Certains auteurs veulent parfois juste attirer l’attention en créant le canular le plus vu sur YouTube.

Le monde est de plus en plus petit et de plus en plus connecté. C’est pourquoi la valeur intangible d’une entreprise, soit sa réputation et son image de marque, est devenue et demeurera son actif le plus précieux. Lorsque le chiffre d’affaires d’une entreprise repose sur le nombre de contrats qu’elle tisse avec de tierces parties, elle s’expose de plus en plus au risque de réputation. Un risque qu’elle doit apprendre à gérer en adoptant de meilleures pratiques.

Ainsi, la définition des parties prenantes est devenue beaucoup plus large qu’auparavant. Le client n’est plus l’unique cible des campagnes visant à améliorer l’image de marque des entreprises. Ces dernières doivent aussi composer avec les groupes environnementaux (p. ex. Greenpeace), les organismes de défense des droits et des libertés (Amnistie internationale, Human Rights Watch, etc.) et toute autre organisation susceptible de les associer à quelque chose de répréhensible. Autrement dit, une entreprise peut aujourd’hui être attaquée de toutes parts et mieux vaut qu’elle évite d’être sur le radar.

Quelques exemples éloquents

Au cours des dernières années, plusieurs crises de réputation ont d’ailleurs éclaté sur Internet et connu une ampleur sans précédent. Bien que les histoires n’aient pas besoin d’être véridiques pour être propulsées par les médias sociaux, il est d’autant plus difficile de se sortir d’une impasse lorsque les preuves s’avèrent accablantes.

Prenons l’exemple de la chaîne de restauration rapide Poulet frit Kentucky-Taco Bell. Le 23 février 2007, une station de télévision new-yorkaise (WNBC-TV.1) mettait en ligne un reportage dans lequel on pouvait voir plusieurs rats dans l’un de ses restaurants de Greenwich Village. Selon une recherche effectuée par la firme Technorati, plus de 1 000 blogues auraient propagé cette histoire et des milliers d’autres en auraient discuté. À ce jour, cette vidéo a été téléchargée 1,7 million de fois. Près de 3 200 commentaires incendiaires l’accompagnent et incitent les consommateurs à ne plus vouloir connaître la recette du Colonel (Sanders). Et les ravages se poursuivent, car huit ans plus tard, cette vidéo est toujours disponible sur YouTube et le restera tant que le propriétaire – en l’occurrence la station de télévision locale – ne la retirera pas. C’est-à-dire fort probablement jamais.

Plus près de nous, les Industries Lassonde ont appris que les médias sociaux ne visent pas que les multinationales. Un certain samedi de Pâques 2012, La Presse publie un article relatant les déboires en justice d’une petite entreprise québécoise, Olivia’s Oasis (chiffre d’affaires de 250 000 $) face aux Industries Lassonde (ventes de 760 000 000 $ en 2011). Le fabricant veut protéger sa marque de commerce « jus Oasis » en demandant à la PME de ne plus utiliser le mot « oasis » pour commercialiser ses savons et de lui reverser les profits réalisés par leur vente. L’article nous apprend en conclusion que bien que la savonnière ait gagné son combat contre Goliath, la Cour d’appel l’oblige à assumer les 80 000 $ nécessaires à sa défense. Moins d’une heure après la parution du texte, la page Facebook de Lassonde est assaillie par les internautes québécois. Manque de chance pour Lassonde, plusieurs personnalités influentes, dont Guy A. Lepage, relaient l’histoire et affichent leur mécontentement sur Twitter en y boycottant les jus Oasis. À la fin de la journée, Lassonde cède sous la pression populaire et décide de rembourser les frais juridiques engagés par Olivia’s Oasis !

Mauvaise gestion de crise

Au chapitre des exemples illustrant une mauvaise gestion de crise, mentionnons le cas de Nestlé survenu en mars 2010. Depuis plusieurs années, le groupe environnemental Greenpeace faisait pression sur le géant suisse afin qu’il cesse d’utiliser l’huile de palme. Devant l’inaction de l’entreprise, Greenpeace lance une redoutable campagne en ligne visant à dénoncer le fait que pour fabriquer sa populaire tablette de chocolat KitKat, Nestlé achète son huile de palme d’un fournisseur indonésien qui décime de vastes forêts pour y installer ses plantations. Or, il se trouve que cette déforestation détruit l’habitat naturel des orangs-outans en voie de disparition. Une vidéo percutante montre un employé de bureau qui s’apprête à prendre sa « pause KitKat ». Mais surprise, le populaire bâtonnet a été remplacé par un doigt de singe recouvert de chocolat. Lorsque le travailleur le croque, du sang gicle sur son menton sous les yeux horrifiés de ses collègues. Le clip se conclut sur un jeu de mots qui somme Nestlé d’offrir plutôt une pause aux grands singes.

Mauvais réflexe : Nestlé tente d’abord de censurer la vidéo. Conséquence : une attaque explose sur les médias sociaux. La page Facebook de l’entreprise est rapidement inondée de commentaires négatifs et de demandes incitant le géant à abandonner l’huile de palme. Une escalade s’amorce et l’entreprise jette plutôt de l’huile sur le feu en menaçant de supprimer les commentaires non désirables. Loin d’apprécier cette riposte, les attaquants transportent leur champ de bataille sur Twitter où toutes les quinze minutes un nouveau commentaire négatif est transmis. Les médias traditionnels s’emparent alors de l’histoire et des articles sont publiés dans The Economist, The Guardian et le Wall Street Journal. Résultat : cette crise a non seulement considérablement nui à la réputation de Nestlé, mais elle a également engendré d’importantes pertes financières occasionnées par la baisse des ventes et du prix des actions. Au final, Nestlé a dû capituler et retirer de l’ensemble de ses produits toute trace d’huile de palme. Une dépense considérable qu’elle aurait peut-être pu éviter, si elle avait joué ses cartes autrement.

Un prix à payer

Ces exemples montrent l’urgence pour les entreprises de prendre conscience des risques réels qu’elles encourent. Si ces risques sont parfois sans grandes conséquences, ils peuvent aussi s’avérer catastrophiques. Ainsi, les dirigeants doivent réaliser qu’une faible probabilité d’occurrence peut aujourd’hui donner lieu à de graves conséquences.

Selon une autre étude2 réalisée au CIRANO en 2012, la réputation constitue le plus important moteur de création ou de destruction de valeur pour une entreprise. Une analyse effectuée aux États-Unis auprès des 50 premières entreprises cotées en Bourse a révélé qu’une baisse de un point de la réputation représentait une perte moyenne sur le marché d’environ 5 milliards de dollars. C’est dire combien il est essentiel de s’en préoccuper. Selon l’enquête de CIRANO, seulement 50 % des entreprises québécoises évoquent la réputation dans leur rapport annuel ou autres outils de communication. Et, fait déplorable, aucune des organisations qui considèrent la réputation comme étant un actif important n’a mis en place un système de gestion visant à la mesurer et à la gérer.


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Pour illustrer certaines situations qui peuvent dégénérer, citons la désastreuse interruption de service subie par les millions d’utilisateurs de BlackBerry. Les dirigeants ont attendu trois jours avant de s’expliquer publiquement et de présenter leurs excuses. Conséquence : entre mars et décembre 2011, la valeur des actions de Research In Motion a dégringolé de 75 %. Même débandade pour la très respectée firme d’ingénierie SNC-Lavalin qui a vu la valeur de ses actions chuter de plus de 20 % lorsque des allégations de dépenses discutables sont apparues pour la première fois dans les médias en février 2012. Et rien n’avait alors été prouvé !

Adopter de meilleures pratiques

À la lumière de ces constats, une évidence s’impose : les entreprises doivent être davantage proactives. En d’autres mots, elles doivent adopter de nouvelles pratiques, et ce, tant pour mieux gérer le risque de crise que pour en amoindrir l’impact. À cet égard, les chercheurs recommandent aux dirigeants de s’assurer que leur équipe de communication comprend bien les nouveaux enjeux liés aux médias sociaux et est préparée à l’éventualité que la marque de l’entreprise soit un jour attaquée. Si leurs effectifs en communication sont trop restreints ou encore inexistants, ils devraient dresser une liste d’agences qui pourraient les aider à gérer une crise potentielle. L’idée ici est d’être prêt à réagir rapidement.

Toute entreprise devrait aussi faire un audit de ses pratiques afin de s’assurer qu’elles sont irréprochables et, si ce n’est pas le cas, de tenter d’en estimer l’impact tant à l’interne que dans sa chaîne de valeur. Dans la même optique, elle devrait aussi mener une analyse causes/ conséquences de ses liens d’affaires (fournisseurs, partenaires, clients, etc.) afin d’évaluer les perceptions et de se préparer à certaines éventualités. Cet exercice permet de prendre des décisions plus éclairées, moins précipitées.

De plus, nous recommandons aussi l’adoption d’outils technologiques afin d’exercer une surveillance continue sur les médias sociaux et de mesurer ainsi la réputation de l’entreprise en temps réel. Il existe actuellement plus de 200 logiciels destinés à effectuer divers types de veille stratégique. Pour n’en nommer que quelques-uns : Alterian-SM2, Brandwatch, Converseon, Cymfony-Maestro, Meltwater-Buzz, NM Incite-Mes BuzzMetrics, Radian6, Sysomos, Visible Intelligence. Certains sont mêmes offerts gratuitement : Yahoo Pipes, Addict-o-matic, BoardReader, Google Alertes, HyperAlerts, Klout, Netvibes, Twazzup et WhosTalkin.

Dernier conseil : toujours se rappeler que les gens consacrent bien plus de temps à rédiger des commentaires négatifs sur le web social qu’à faire l’éloge des entreprises. Par conséquent, faire preuve de grande vigilance n’est pas un luxe, car aujourd’hui encore plus qu’hier, il faut bien moins de temps pour perdre sa réputation que pour la bâtir.

*Article écrit en collaboration avec Liette D'Amours, rédactrice et journaliste


Notes

1. Warin, T., de Marcellis-Warin, N., Sanger, W., Nembot, B. et Mirza, V.H. (2015). « Corporate reputation and social media : a game theory approach », International Journal of Economics and Business Research, vol. 9, no 1, p. 1–22. - L’équipe de recherche au CIRANO sur l’analyse des données non structurées est composée de T. Warin, N. de Marcellis-Warin, W. Sanger, B. Nembot, V. H. Mirza et G. Digoin.

2. de Marcellis-Warin, N., et S. Teodoresco (avril 2012). « La réputation de votre entreprise : est-ce que votre actif le plus stratégique est en danger ? », Rapport Bourgogne CIRANO.