Au fil du temps, le cerveau des êtres humains a évolué et s’est transformé. Alors que nous chassions l’antilope et cueillions des bleuets, nous avons été contraints d’apprendre à explorer et à inventer. L’avènement de l’agriculture et l’industrialisation nous ont ensuite amenés à développer notre capacité de prévision et de planification. Aujourd’hui, à l’ère de l’automatisation, les machines sont-elles en voie de redonner leurs lettres de noblesse aux compétences des chasseurs-cueilleurs?

C’est le constat que font Gabriella Rosen Kellerman, directrice du développement des produits chez BetterUp, une plateforme qui offre des expériences de coaching transformatrices pour améliorer la productivité des employés, et le psychologue américain Martin Seligman. En 2023, ils ont publié l’ouvrage Tomorrowmind: Thriving at Work with Resilience, Creativity, and Connection – Now and in an Uncertain Future, qui explore les changements survenus dans le monde du travail.

Selon les données du Bureau de la statistique des États-Unis, l’automatisation déplacera entre 20 et 25% de la main-d’œuvre au cours des 10 à 20 prochaines années. «Le monde du travail actuel comporte autant d’incertitudes et de risques que le monde dans lequel vivaient nos ancêtres», explique Gabriella Rosen Kellerman, que la revue The Software Report a classée en 2020 parmi les 50 leaders féminines les plus influentes. «Nous traversons une période de prise de conscience massive à cause de l’intelligence artificielle, mais de nouvelles technologies perturbatrices continueront d’apparaître et nous nous inquiéterons d’autre chose dans quelques mois.»

D’autres changements témoignent de transformations tout aussi importantes, poursuit l’autrice. «La durée de travail n’est plus la même non plus. Certains groupes démographiques ne travaillent jamais plus de deux ans au même endroit ou au même poste.» Selon les auteurs de Tomorrowmind, c’est l’image du «rapide tumultueux», un cours d’eau dont le courant est agité et tourbillonnant, qui illustre le mieux ce monde de travail où le changement constant est la norme et où le parcours professionnel lisse et prévisible est devenu l’exception. «Le flot du rapide n’arrête jamais de couler. C’est le monde dans lequel nous vivrons pour le reste de notre carrière, tout comme le feront nos enfants et petits-enfants après nous», dit Gabriella Rosen Kellerman, qui collabore à des publications aussi prestigieuses que The Atlantic, Scientific American Mind et The Wall Street Journal.

Cette nouvelle conjoncture exige une adaptation permanente. Les auteurs de l’ouvrage citent le Forum économique mondial, selon lequel nous devrons nous réinventer professionnellement tous les dix ans. L’Institut Global McKinsey prévoit que d’ici 2030, tous les travailleurs devront avoir acquis de nouvelles compétences pour travailler avec des machines de plus en plus sophistiquées.

Pour survivre et prospérer dans ce monde nouveau, nous devrons raviver nos vieilles compétences d’Homo sapiens. «L’évolution précoce du cerveau humain lui a conféré une forte capacité de créativité, mais aussi d’exploration. Les dirigeants doivent connaître ces compétences et aider leurs équipes à les perfectionner», dit Gabriella Rosen Kellerman.

La résilience, une compétence de base

Pour évoluer dans ce monde en plein déferlement, il faut redécouvrir et cultiver les qualités qui ont permis à l’humain de composer avec l’incertitude. Selon l’autrice, cela représente un véritable défi, car quelques millénaires vécus dans une société structurée nous ont amenés à voir tout changement comme une menace. «Voilà pourquoi dans un environnement en flux constant, en particulier lorsque le changement est opaque et complexe, nous n’arrivons pas à comprendre immédiatement de quoi il s’agit. Nous risquons alors de souffrir de stress chronique.»

Selon les auteurs, nous vivons désormais dans un monde où le changement est redevenu la norme et où les travailleurs doivent réapprendre à s’appuyer sur cette qualité fondamentale qu’est la résilience. «C’est en quelque sorte un canot qui nous permet d’affronter les vagues, les unes après les autres. C’est la capacité de rebondir sans subir de dommages, de devenir plus forts grâce à ces défis, explique Gabriella Rosen Kellerman. Si une perturbation majeure se produit au sein de votre personnel sur votre lieu de travail, vous devez apprendre à rester à flot et éviter d’être englouti.»

La résilience repose sur cinq capacités : la régulation émotionnelle, l’optimisme, l’agilité cognitive, l’autocompassion et l’efficacité personnelle. La régulation émotionnelle est la capacité à prendre du recul par rapport à nos émotions et à remettre en cause nos réactions. «Cette capacité se cultive, notamment avec la thérapie cognitivo-comportementale», précise-t-elle.

Viennent ensuite l’optimisme, qui nous permet de percevoir le changement autrement que comme une catastrophe, et l’efficacité personnelle, qui repose sur la conviction que nous pouvons nous adapter et agir sur notre avenir. «Ces choses-là s’enseignent aussi», ajoute Gabriella Rosen Kellerman.

L’autocompassion consiste à mettre ce qui nous touche en perspective. «Cette qualité permet de ne pas se culpabiliser à l’excès devant nos erreurs ou nos insuffisances. Cela s’acquiert simplement, en se mettant à la place de quelqu’un d’autre qui connaît des difficultés», dit Gabriella Rosen Kellerman. Enfin, il y a l’agilité cognitive : «Pour survivre sur un cours d’eau agité, il faut anticiper les chutes et les passages difficiles entre les ressauts, les rochers et les canyons, et recevoir les informations des personnes qui se trouvent sur d’autres parties de la rivière.»

Un travail qui compte

Cependant, la résilience seule ne suffira pas à rendre automatiquement les travailleurs heureux : ils doivent avoir le sentiment de faire une différence, affirment les auteurs, qui citent des études montrant que les gens sont même prêts à sacrifier 23% de leurs revenus pour occuper un emploi qui a un sens. «Le mot “sens” prête ici à interprétation. Nous préférons parler d’un travail qui “compte”, qui a de l’impact, qui fait une différence, plutôt que d’un emploi “significatif”, dit Gabriella Rosen Kellerman. Pour les dirigeants, cette notion “d’impact” est plus concrète et plus facile à mettre en œuvre. Les travailleurs ont besoin de savoir que leur contribution est importante et qu’elle est reconnue.»

Plus que jamais, les travailleurs doivent avoir un sentiment de connexion avec leurs coéquipiers, soulignent les auteurs dans leur ouvrage. Ils citent un article de la Harvard Business Review selon lequel les travailleurs les plus solitaires sont ceux qui sont les moins satisfaits de leur travail. «Une autre étude a révélé qu’à salaire égal, ceux qui se sentent exclus sont moins productifs», précise Gabriella Rosen Kellerman.

Pour permettre aux travailleurs de créer des liens, les dirigeants doivent d’abord ralentir la cadence. «Il faut se sortir de la tête l’idée qu’il y a “toujours trop de choses à faire et jamais assez de temps”. L’obsession des communications rapides et efficaces crée un véritable obstacle à la connexion sociale, pourtant essentielle pour nous tous», fait remarquer l’autrice.

Les dirigeants devraient favoriser la création d’un sentiment de connexion parmi leurs employés en encourageant la communication synchrone (réunions, appels téléphoniques) plutôt qu’asynchrone (envoi de textos et de courriels), explique Gabriella Rosen Kellerman. «Les vieilles amitiés et le sens de la connexion découlent du temps que l’on passe ensemble. Envoyer un courriel à quelqu’un ou même un message texte très gentil ne sera jamais comme lui parler en personne.»

La créativité comme compétence de base

«On assiste actuellement à la revalorisation des capacités qui nous différencient de façon unique en tant qu’espèce et qui faisaient partie intégrante de la vie des chasseurs-cueilleurs», dit Gabriella Rosen Kellerman. Il se trouve que nos cerveaux ont conservé des qualités développées au début de l’évolution et qui nous rendent préadaptés à travailler dans le tumulte du rapide, écrivent les auteurs.

La première de celles-ci est la créativité. «Elle est vraiment tombée en désuétude à l’ère du travail en usine, mais elle fait partie de ce que nous sommes en tant qu’espèce», dit Gabriella Rosen Kellerman. Perçue hier encore comme une compétence spécialisée, la créativité est devenue une compétence de base.

Selon un rapport de l’Institut Global McKinsey, la créativité est la compétence qui sera la moins touchée par l’automatisation d’ici 2030 : le nombre d’heures de travail consacrées à la créativité augmentera même de 13%. «Le retour à une sorte d’impératif d’innovation nous réhumanise, en quelque sorte. Tant de choses s’ouvrent à une personne, lorsqu’elle accepte cette idée et qu’elle envisage sa vie différemment avec tout le potentiel de ce qu’elle peut créer de manière unique!»

L’autre qualité qui est revalorisée est notre capacité naturelle pour l’exploration. «De toutes les choses que nous mesurons lors des formations, la capacité d’exploration est celle qui progresse le plus, d’environ 30% en moyenne, en quelques mois d’entraînement», affirme Gabriella Rosen Kellerman.

Il n’y a pas si longtemps, la résilience, l’agilité cognitive, la capacité de trouver un sens à son travail, d’explorer et de créer étaient encore considérées comme de simples compétences personnelles. «Plus maintenant : ce sont désormais des compétences qui confèrent du pouvoir», affirment les auteurs. Gabriella Rosen Kellerman ajoute que la recherche montre qu’il s’agit de compétences très faciles à enseigner. Selon elle, les formateurs, les dirigeants et les travailleurs doivent tous comprendre cela.

Pour favoriser le développement de ces compétences, les auteurs proposent aux dirigeants de changer leur conception de ce qu’est la formation de la main-d’œuvre en la jumelant avec de l’aide psychologique. Les entreprises américaines dépensent environ 400 milliards de dollars en formation des travailleurs chaque année, notent les auteurs, alors que la dépression, l’épuisement professionnel et d’autres problèmes de santé mentale leur coûtent presque autant – de l’ordre de 15 000 dollars par employé par année. «Nous devons regrouper ces éléments sous le terme “formation à la résilience”», propose Gabriella Rosen Kellerman.

«Les besoins professionnels et les besoins psychologiques des travailleurs sont liés. C’est une erreur de les gérer séparément. Si on se concentre de façon proactive et holistique sur les capacités humaines durables, on réduira radicalement les coûts associés aux problèmes de santé mentale et on générera des rendements élevés sous la forme d’innovations durables et de performance globale des employés.»

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion