Même s’il n’est jamais agréable de faire face aux contraintes, ces forces contraires pourraient s’avérer positives pour les organisations, à condition de les voir autrement. C’est du moins le message qu’a livré Benoit Mathieu lors d’une conférence présentée au Pôle créativité et innovation de HEC Montréal, en février 2023. Fort de 35 ans d’expérience dans l’industrie créative, le consultant nous livre le fruit de sa réflexion. 

En plus d'avoir travaillé au Théâtre du Nouveau Monde et chez Duceppe, Benoit Mathieu a passé près de 20 ans au Cirque du Soleil, où il a occupé une dizaine de postes, comme directeur de projets spéciaux, directeur de production ou vice-président développement créatif. Son parcours l'a aussi mené à s'intéresser de près aux changements climatiques et à l'économie circulaire, en s’impliquant au sein de l'organisme sans but lucratif Écoscéno. Aujourd'hui, en plus d'être producteur délégué pour le Cirque, il travaille comme consultant en gestion et leadership d’environnements complexes.

Gestion : Qu’est-ce qui vous a inspiré le sujet de cette conférence?

Benoit Mathieu : Pendant la pandémie, tout le milieu culturel, surtout celui des arts vivants, a été mis à l'arrêt. Pendant cette période, j’ai beaucoup réfléchi et me suis renseigné sur des enjeux qui me tenaient à cœur, par exemple la question des changements climatiques. De fil en aiguille s'est mis à émerger le fait que la pandémie est une contrainte majeure, que les changements climatiques sont des contraintes majeures, qu’il y a des contraintes partout. C’est là que j’ai eu un déclic. Au lieu de voir les contraintes comme quelque chose qu'on combat, qu'on doit mitiger ou contourner, je me suis demandé comment on pouvait les utiliser pour qu’elles soient porteuses.  

Je me suis aussi rappelé un exemple de ce changement de perception. Quand j’étais producteur exécutif au Cirque, je travaillais avec une metteuse en scène, qui était également chorégraphe. C’était une Brésilienne énergique et très intense. À l’époque, notre approche, c’était que tout était possible. À un moment donné, elle s’est fâchée. Je ne sais pas si mon souvenir est exact, mais j’ai l’image d’elle grimpée sur la table qui hurlait «Donnez-moi des contraintes!» Cela m’a laissé une forte impression et m’a fait réaliser qu’on pouvait voir autrement ces obligations. 

Gestion : Quand vous dites qu’il faut changer ses perceptions par rapport aux contraintes, qu’est-ce que cela signifie?

B. M. : On peut voir les contraintes comme un intrant, comme une ressource renouvelable. En effet, les contraintes sont inévitables et, par le fait même, inépuisables. Quoi qu’on fasse, il y en aura toujours. De plus, elles ne sont ni bonnes ni mauvaises. Elles sont également surabondantes. 

Le faire de les percevoir comme une ressource renouvelable, plutôt que seulement négativement, nous permet de se demander, comme dirigeant, comme créateur, comment on peut les utiliser comme levier, comme un défi constructif.  

Gestion : Comment les contraintes peuvent-elles avoir un effet levier?

B. M. : Dans les grandes organisations, comme le Cirque, il y a beaucoup de règles, qu’elles soient écrites ou non. Dans plusieurs cas, par exemple une règle antiharcèlement, il faut les respecter, mais dans plusieurs autres, elles sont éminemment discutables. Qu’est-ce que j’en fais? Est-ce que je vis avec? Est-ce que je la contourne? Est-ce que je la questionne? Pourquoi existe-t-elle? Est-ce encore pertinent aujourd’hui? C’est en posant ce regard que cela peut devenir un vecteur de changement. Cela nous permet de sortir des sentiers battus, de remettre en question des choses qu’on n’osait plus toucher. Ce changement de perspectives nous donne la possibilité de regarder différemment le fonctionnement de notre organisation. Cela peut aussi constituer un point d’appui, pour réaliser autre chose.

Gestion : Avez-vous un exemple concret?

B. M. : J’ai travaillé comme directeur général exécutif pour Blue Man Group, à New York, un groupe né dans une ruelle du Lower East Side. Ce groupe a une approche particulière : ils sont toujours trois sur scène, ont le visage maquillé en bleu, ne sourient jamais. Ils ont eu un grand succès, entre autres à l’international. Quand je suis arrivé, en 2018, ils n’osaient plus toucher au modèle, sortir des codes qu'ils connaissaient. Donc, les contraintes qu'ils s'étaient données étaient devenues négatives. C’était des ornières qui les empêchaient d’explorer. 

Dans une série de workshops, on s’est mis à jouer avec ces contraintes, de briser ces interdits. Les gens de la compagnie avaient peur, le marketing avait peur, les accessoiristes avaient peur, les acteurs avaient peur parce qu'ils allaient au-delà des codes qu’ils s’étaient créés. Ils n’osaient plus y toucher. En fin de compte, le fait de remettre en question ces vaches sacrées a permis d’essayer plein de choses. Ça a été un exercice très riche, au point de vue créatif. 

Gestion : Est-ce que le style d’entreprise et celui des gestionnaires influencent la capacité à utiliser les contraintes pour nourrir la créativité, le changement?

B. M. : Je pense qu'un leadership ouvert, transparent, favorise cette remise en question des contraintes. Justement, dans ma vie précédente au Cirque du Soleil, j’avais lancé le groupe Eurêka. Les employés étaient invités à développer des idées pour l’organisation. L’objectif, c’était de libérer la créativité des gens, peu importe leur domaine ou leur rôle. On a même organisé des salons, où chacun tenait un kiosque pour présenter son projet. Tout le monde trippait, car il y avait une ouverture pour les idées nouvelles. 

Donc, comme équipe de direction, on a abattu certaines barrières, on a donné la permission d’explorer, de sortir des sentiers battus et de contester des façons de faire, les contraintes, dans un environnement qui était protégé. Bref, un leadership qui est prêt à se remettre en question, à faire preuve d’empathie, à reconnaître quand il se trompe, juste cela, ça fait une différence fondamentale, selon moi.