Jeux de pouvoir, conflits, confrontations, négociations… La vie des comités de direction n’est pas un long fleuve tranquille. Mais la dynamique à l’œuvre au sein de ces équipes est souvent méconnue, voire mal interprétée. Nous discutons de trois idées reçues à déconstruire avec Jacques Neatby, expert international des équipes de direction.

Dans l’ouvrage qu’ils ont publié en août 2023, intitulé Leadership Team Alignment: From Conflict to Collaboration1, Jacques Neatby et son collègue Frédéric Godart, professeur à l’INSEAD en Europe, expliquent que les équipes de direction souffrent souvent des mêmes dysfonctionnements. Or, ceux-ci sont souvent mal diagnostiqués, car les dirigeants les attribuent à des problèmes qui seraient propres à leurs équipes de direction, notamment à des conflits interpersonnels.

Ce phénomène s’expliquerait du fait que le fonctionnement des équipes de direction est relativement mal connu, donnant naissance à plusieurs idées reçues. Ces mythes contribuent à rendre la tâche plus difficile aux dirigeants qui souhaitent améliorer l’efficacité de leur équipe.

Jacques Neatby, vous avez vous-même été dirigeant au sein d’une importante multinationale et vous enseignez le fonctionnement des équipes de direction dans des programmes EMBA au Québec et à l’étranger. Comment expliquez-vous qu’il y ait tant de mythes entourant le fonctionnement des équipes de direction?

Jacques Neatby : Sans doute parce que très peu de personnes ont l’occasion d’étudier de près ces équipes. Prenons l’exemple des chercheurs. De leur propre aveu, ils peinent à obtenir l’autorisation d’observer de l’intérieur les comités de direction.

Pour ce qui est des consultants, bien que plusieurs travaillent auprès des dirigeants, rares sont ceux qui sont invités par les PDG à évaluer directement leur équipe. Les consultants ne savent donc que ce que les dirigeants veulent bien leur confier en entrevue, ce qui ne reflète pas toujours la réalité vécue par les équipes.

L’une des idées reçues les plus surprenantes est qu’il est facile d’identifier les membres de l’équipe de direction d’une organisation. Or, vous dites que c’est rarement le cas. Pourtant, il est possible de consulter le site Web de l’entreprise afin de savoir qui fait partie de son équipe dirigeante.

J. N. : Le problème est que ces sites ne sont pas toujours tenus à jour. Par surcroît, il y figure souvent des dirigeants que plusieurs personnes au sein de l’organisation ne considèrent pas comme de «vrais» membres de l’équipe, parce que, dans les faits, ils ont peu d’influence. Et quand on demande à deux ou trois dirigeants d’une même entreprise de dresser la liste des membres de leur équipe de direction, leurs réponses concordent rarement.

D’ailleurs, des chercheurs de l’Université Harvard ont demandé aux dirigeants de 121 sociétés de se prêter à l’exercice. Au bout du compte, il n’y a eu consensus sur la composition de leur propre équipe de direction que dans 11% de ces sociétés!

En entendant cela, certains cadres nous disent : «S’il existe des dirigeants qui ne savent pas qui siège à leur équipe de direction, moi, je sais très bien qui siège à la nôtre.» Ils n’ont peut-être pas tort, mais là n’est pas la question. La question est plutôt de savoir si leurs collègues partagent leur opinion. Or, il y a de fortes chances que non. S’ils en doutent, nous les encourageons à faire l’exercice.

C’est plus qu’étonnant. Comment cela s’explique-t-il?

J. N. : Pour connaître la réponse à cette question et éclaircir le mystère, il nous suffit de demander aux dirigeants : «À quoi reconnaissez-vous les membres d’une équipe de direction?» Pour certains, il s’agit des dirigeants qui assistent à la réunion de l’équipe de direction, alors que pour d’autres, ce sont plutôt les vrais décideurs de l’entreprise. Ces réponses ne débouchent pas du tout sur la même liste de personnes.

Ce manque de consensus constitue-t-il un problème pour l’entreprise?

J. N. : Pas toujours. Ça le devient lorsque l’équipe de direction ne remplit pas son rôle et que cela nuit à la performance de l’entreprise. Si l’on souhaite remédier à cette situation, il faut pouvoir identifier qui sont les membres de l’équipe, car ce sont eux, par définition, qui sont responsables de remplir ce rôle.

L’autre idée reçue que vous évoquez dans votre ouvrage est que le rôle d’une équipe de direction consiste à prendre les décisions stratégiques de l’entreprise. En quoi est-ce un mythe?

J. N. : Parce que, pour plusieurs, cela suppose nécessairement une prise de décision collective, autrement dit que tous les membres de l’équipe de direction participent à toutes les décisions stratégiques.

C’est implicitement la position que défendent les dirigeants qui sont outrés en apprenant qu’une décision stratégique – une acquisition, par exemple – a été prise en leur absence. Or, en pratique, cela n’est pas réaliste, car il y a tout simplement trop de décisions stratégiques à prendre.

Pourtant, ne serait-ce pas un idéal à viser?

J. N. : Pas nécessairement. L’idéal est qu’un PDG ne décide pas seul dans son coin, car un bon processus décisionnel nécessite une diversité de perspectives. Mais cela ne signifie pas pour autant que tous les membres d’une équipe de direction devraient être systématiquement investis dans la prise de décision. Non seulement est-ce irréaliste, mais cela nuirait aussi à la qualité des décisions, car il est rare que tous les membres d’une équipe aient les compétences requises pour contribuer à un débat. Et il est tout aussi rare que chacun ait fait ses devoirs pour y contribuer intelligemment.

Enfin, n’oublions pas qu’une équipe de direction est composée de personnes à qui l’on confie la responsabilité d’un secteur spécifique en raison de leur expérience et de leurs compétences. En retour, ces personnes s’attendent à ce que leur opinion pèse davantage que celle de leurs pairs lorsque vient le temps de traiter une question qui est de leur ressort.

Donc, il est logique qu’ultimement il revienne à la directrice des finances, par exemple, et non à l’équipe de direction tout entière, de décider de la mixité du financement de l’entreprise (équité, dette ou financement interne).

Mais cette directrice des finances ne devrait-elle pas consulter ses pairs, même si ces derniers ne détiennent pas son expertise?

J. N. : En effet. Et une équipe de direction performante aura prévu des processus pour inciter cette directrice des finances à consulter ses pairs et, bien sûr, son ou sa PDG, avant de prendre sa décision.

Ici, il faut faire la différence entre le decision-taking et le decision-making. J’emploie l’anglais, car cette nuance n’existe pas en français.

Le decision-making est le processus menant à une décision, tandis que le decision-taking est l’acte de finaliser un choix.

C’est une distinction que plusieurs PDG trouvent utile, car elle leur permet d’établir que le rôle de leur équipe est bien le decision-making, et non le decision-taking. Ce dernier demeure entre les mains des membres de l’équipe sur les sujets dont ils ont la responsabilité, à condition d’être en harmonie stratégiquement avec leur PDG, bien sûr.

Mais n’est-ce pas une pratique antidémocratique?

J. N. : Dans les équipes de direction performantes, on observe que cette pratique peut être couronnée de succès. Ces équipes ne sont pas des démocraties où les décisions sont prises au vote majoritaire. Ce serait nier la responsabilité de chacun dans son domaine et la responsabilité ultime du PDG. Mais, surtout, ce serait nier l’importance de l’expertise respective des membres de l’équipe de direction dans le processus décisionnel.

Toutefois, comme nous l’avons dit précédemment, les équipes performantes ont mis en place des mécanismes visant à inciter les dirigeants à consulter leurs collègues, surtout ceux qui seront les plus touchés par la décision définitive.

Lorsque ce processus de consultation est solide et bien mené, cela contribue à un alignement stratégique au sein de l’équipe, ce qui permet de se rapprocher de l’idéal démocratique.

Si cela semble logique, pourquoi ce mythe de la prise de décision collective est-il si tenace?

J. N. : Que ce soit intentionnel ou non, les PDG l’entretiennent en disant qu’une décision en est une d’équipe, ou en utilisant l’expression «nous avons décidé que…». Cela dit, nous ne condamnons pas nécessairement cette pratique, car nous comprenons pourquoi les PDG se sentent obligés de s’exprimer ainsi.

Mais ce mythe est aussi véhiculé par les membres moins puissants des équipes de direction dans le but d’être perçus comme des acteurs incontournables du processus décisionnel, ce qui leur confère statut et pouvoir.

Parlons justement du pouvoir en abordant une troisième idée reçue, selon laquelle il n’y a pas de luttes de pouvoir au sein des équipes de direction performantes. Estimez-vous que les luttes de pouvoir au sommet soient saines?

J. N. : Qu’elles soient saines ou malsaines, il reste qu’elles existent et qu’on ne peut pas y échapper. En effet, il n’y a pas de réponse objectivement parfaite à la majorité des questions stratégiques traitées au sommet d’une entreprise. Dès lors que la raison objective ne peut être le critère décisif, le pouvoir entre forcément en ligne de compte.

Par exemple, si une équipe de direction doit choisir entre l’acquisition de l’entreprise ABC ou de l’entreprise XYZ, chaque camp présentera des arguments démontrant que le retour sur investissement sera supérieur si on suit sa propre recommandation. Mais le nombre de variables à considérer est si vaste qu’il est impossible de les embrasser toutes. De plus, il faut avoir recours à des projections et à des hypothèses qui se réaliseront… ou pas!

On comprend bien pourquoi une prise de décision totalement objective est certes un but louable, mais inatteignable, car il restera toujours une part de subjectivité. On ne peut donc empêcher le pouvoir d’entrer en jeu.

En disant cela, n’êtes-vous pas en train de promouvoir une vision des équipes de direction digne de la série Le trône de fer (Game of Thrones)?

J. N. : Certains nous posent effectivement cette question. Mais je vous rassure, ce n’est pas le cas. Le fait de discuter d’une réalité n’équivaut pas à en faire la promotion. Nous en parlons justement pour rappeler aux dirigeants que leur équipe n’échappera pas aux luttes de pouvoir. Les PDG d’équipes de direction performantes l’ont compris et instaurent des mécanismes afin de les minimiser. Plusieurs de ces pratiques sont d’ailleurs décrites dans notre livre.

L’un des mécanismes parmi les plus simples permettant de minimiser les luttes de pouvoir est sans doute l’évaluation de l’efficacité de son équipe, car cela permet de faire ressortir les déséquilibres de pouvoir qui sont à l’œuvre en son sein. Si l’on souhaite réduire les luttes de pouvoir, il faut en premier lieu prendre conscience de celles qui existent et se demander si celles-ci ont de réelles répercussions sur la performance de l’entreprise. Vu l’importance que les PDG nous disent accorder à l’efficacité de leur équipe de direction, il est étonnant que certains n’aient jamais songer à l’évaluer.

Ce qui est encore plus étonnant est que les investisseurs institutionnels et privés n’évaluent pas l’équipe de direction des sociétés dans lesquelles ils investissent. De façon générale, ils mesurent les compétences individuelles des membres de l’équipe, mais ils ne se penchent pas sur l’équipe en tant que telle.

Comment cela s’explique-t-il?

J. N. : D’après les investisseurs avec lesquels nous avons discuté, ce serait faute d’avoir à leur disposition des outils d’évaluation simples, car ils ne souhaitent pas s’engager dans un processus lourd. Dans notre ouvrage, nous en proposons d’ailleurs un qui se résume à dix questions.

Bien sûr, il en existe d’autres qui peuvent parfaitement convenir. Il faut simplement s’assurer que l’outil choisi ne s’appuie pas sur des mythes comme ceux dont nous venons de discuter...

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion


Note

1- Neatby, J., et Godart, F., Leadership Team Alignment: From Conflict to Collaboration, Redwood City (Californie), Stanford Business Books, 2023, 248 pages.