Article publié dans l'édition Printemps 2022 de Gestion

La course aux monnaies numériques de banque centrale (MNBC) s’emballe et le Canada n’y échappe pas. La Banque du Canada travaille de plus en plus intensément à l’élaboration de son propre projet. Mais quels en sont les enjeux?

À l’heure actuelle, neuf pays ont mis en circulation une MNBC, selon l’Atlantic Council. Ils se trouvent tous dans les Caraïbes, sauf les Bahamas et le Nigeria, qui propose l’eNaira depuis octobre 2021. Des projets pilotes ont aussi cours dans 14 pays, dont la Chine, la Suède et la Corée du Sud. Ces MNBC prennent trois formes : elles peuvent servir aux entreprises et aux particuliers (MNBC de détail), être réservées aux banques (MNBC de gros) ou les deux.

Le Canada pointe dans un troisième groupe constitué de 15 États au sein duquel une MNBC est à l’étape de développement. «Nous embauchons du personnel qui se consacrera à ce projet. Nous nous penchons sur les diverses caractéristiques de conception d’une MNBC et sur les options technologiques. Également, nous consultons de nombreux intervenants des secteurs privé et public», détaille Raewyn Passmore, consultante en relations avec les médias à la Banque du Canada.

Le choix de lancer une MNBC relève du ministre des Finances. La Banque du Canada entend être fin prête si le gouvernement décide d’aller de l’avant avec son émission. Ses travaux reposent sur certains principes. Par exemple : tous les consommateurs canadiens devront pouvoir utiliser cette monnaie par l’entremise d’outils très simples, comme une carte. La MNBC devra aussi offrir un niveau acceptable de confidentialité. «Une MNBC serait libellée en dollars canadiens et devrait être sûre, stable, universellement accessible, résiliente et confidentielle, tout comme l’est l’argent comptant, poursuit Raewyn Passmore. Elle serait garantie par le bilan financier d’une banque centrale et serait créée pour servir le bien commun, plutôt que pour réaliser des profits.»

Menaces extérieures

La création d’une MNBC vise à répondre à plusieurs défis, comme l’amélioration des systèmes de paiement actuels, mis à l’épreuve par une économie de plus en plus numérisée. Il n’est pas rare, par exemple, que le consommateur reçoive un service numérique ou même un produit physique commandé en ligne avant même que le commerçant ait touché le paiement. La Banque du Canada s’inquiète aussi de ce qui arriverait si les Canadiens commençaient à utiliser en masse une MNBC d’un autre pays ou d’une entreprise privée ; pensons notamment au diem de Meta (la nouvelle identité de l’entreprise Facebook). «Cela menacerait le rôle du dollar dans l’économie canadienne et constituerait une violation de notre souveraineté monétaire», alertait le sous-gouverneur de l’institution, Timothy Lane, dans un discours prononcé à l’Institut de valorisation des données (IVADO) en février 2021.

La Banque du Canada a récemment fait appel à des équipes universitaires pour formuler des propositions quant à la forme que pourrait prendre un écosystème de monnaies numériques. Au bout du processus, elle en a conservé trois qui proviennent de l’Université McGill, de l’Université de Calgary et de l’Université de Toronto[1].

Protéger la vie privée

Les consommateurs utilisent deux types de monnaies : l’argent physique (comme le liquide) et les comptes de crédit ou de débit. L’argent physique s’échange dans la plus grande discrétion. Au moment d’une transaction effectuée à partir d’un compte de crédit ou de débit, le payeur et le receveur peuvent cependant être identifiés aisément. Les cryptomonnaies privées ressemblent à l’argent physique en ceci qu’il peut être difficile avec elles de distinguer les parties d’une transaction. Quant à eux, les systèmes comme Amazon Pay ou PayPal s’apparentent plus aux comptes de crédit ou de débit.

«C’est un aspect important dans le développement d’une MNBC, explique Katrin Tinn, professeure agrégée en finance à l’Université McGill. Les banques centrales veulent protéger la vie privée des consommateurs, mais une confidentialité totale ouvrirait la porte à des problèmes tels le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et l’évasion fiscale.»

Son équipe de l’Université McGill propose l’approche «Privacy-Hybrid» pour résoudre ce dilemme. «Elle protège la confidentialité du payeur, mais pas celle du receveur», nuance la professeure. Imaginons l’achat d’un café. Le consommateur et le commerçant accèdent au système à partir d’un compte personnel, associé à leur identité. Cependant, l’argent du client se trouve dans un portefeuille anonymisé. Personne ne peut donc prouver que c’est lui qui a acheté ce café. En revanche, le paiement numérique chez le marchand, lui, demeure transparent.

«Cela non seulement faciliterait le respect de la fiscalité et des encadrements réglementaires, mais permettrait aussi les contrats intelligents et les innovations financières, tout en offrant de nouveaux outils de politiques monétaires et fiscales», croit Katrin Tinn.

Garder l’argent accessible

L’introduction d’une MNBC pose aussi la question du rôle de l’industrie financière. L’équipe issue de l’Université de Calgary propose une approche qui repose sur la banque centrale, les intermédiaires financiers et les utilisateurs (consommateurs, entreprises, commerçants, etc.). Chaque entité emploierait un agent logiciel qui soutiendrait l’interaction avec les autres dans l’écosystème de la MNBC. La Banque du Canada serait la seule émettrice de la monnaie et contrôlerait un registre des transactions basé sur la technologie de la chaîne de blocs autorisée. Cet hybride des chaînes de blocs publique et privée permet un haut degré de personnalisation et ouvre ainsi la porte à un plus grand nombre d’innovations et d’usages. Les intermédiaires financiers seraient constitués des organisations autorisées à se servir du système et à fournir des interfaces financières aux utilisateurs (comme les banques).

«Une MNBC doit rester disponible à tous et ne pas causer de discrimination, par exemple envers les personnes qui peinent à utiliser les nouvelles technologies ou à y accéder», souligne Kyoung Jin Choi, professeur agrégé en finance à l’Université de Calgary.

Une ressource commune

De son côté, l’équipe de l’Université de Toronto entrevoit un déploiement en deux phases. Dans un premier temps, la Banque du Canada implanterait et administrerait seule une plateforme centralisée. Elle établirait une monnaie virtuelle, avec un protocole d’authentification qui reposerait sur les infrastructures existantes, tout en préservant la confidentialité des utilisateurs. Un lien serait créé avec le système bancaire actuel.

Ensuite, elle ouvrirait cette plateforme à des fournisseurs de services, qui pourraient innover pour offrir de la valeur aux consommateurs. À ce stade-là, la Banque du Canada deviendrait le pilier et la superviseure d’une chaîne de blocs privée décentralisée, qui constituerait une ressource commune.

Cela répond notamment aux questions qui entourent le rôle des banques centrales dans un système financier numérisé. En théorie, une banque centrale pourrait contrôler entièrement sa MNBC. Les particuliers posséderaient des comptes à la banque centrale, qui reprendrait ainsi son monopole sur la création d’argent (aujourd’hui grandement dévolue aux banques commerciales). La banque centrale disposerait alors d’un nouvel outil de politique monétaire, puisqu’elle pourrait facilement contrôler la quantité d’argent qui circule dans l’économie.

Des questions politiques

En revanche, les banques commerciales perdraient leur rôle d’intermédiaires financiers. Elles pourraient aussi souffrir si un grand nombre de personnes souhaitaient convertir rapidement l’argent de leur compte de banque en MNBC. Néanmoins, ce genre de scénario reste peu probable. Timothy Lane affirmait d’ailleurs ceci dans son discours à l’IVADO : «Les banques commerciales sont au centre du système financier canadien, et nous ne nous attendons pas à ce que ce rôle central change, même avec l’introduction d’une MNBC.»

Cependant, cela montre l’ampleur des enjeux que posent ces monnaies, en particulier en raison de leur nature programmable. Selon Andreas Park, professeur en finance à l’Université de Toronto et coauteur de la proposition de cet établissement, une MNBC mal construite risquerait d’aboutir à des cauchemars dystopiques. Cette monnaie pourrait par exemple rendre impossible la réalisation de transactions sans que quelqu’un collecte des données sur nous.

Il y a aussi la possibilité que les banques centrales surveillent toutes les transactions en continu et, même, décident où les MNBC peuvent ou ne peuvent pas être dépensées. Même avec les meilleures intentions du monde – qu’il s’agisse de combattre le blanchiment d’argent ou d’empêcher les enfants de réaliser certains achats –, cela est susceptible de très mal tourner... sans même penser ici à l’utilisation que des régimes autocratiques pourraient en faire. «Ce sont des enjeux politiques majeurs qui doivent être discutés ouvertement», conclut le professeur.


Note

[1] Voir à ce sujet «Des universités canadiennes proposent des concepts pour une monnaie numérique de banque centrale» (article en ligne), Banque du Canada, 11 février 2021.