En cette période électorale au Québec, il semble particulièrement opportun pour des gestionnaires de s’interroger sur les sujets qui lient sphère économique et sphère politique. Au vu du contexte de contraction de l’activité économique à l’échelle mondiale, on peut s’attendre à ce que la prochaine campagne accorde une place importante à des enjeux tels que l’inflation, la hausse des taux d’intérêt et la pénurie de main-d’œuvre. Or, d’autres sujets mériteraient l’attention des gestionnaires, au premier rang desquels se trouve la démocratisation de l’entreprise privée. À défaut d’être médiatisé, cet enjeu majeur a toutes les chances de gagner en importance dans les années à venir et d’ébranler nombre d’entreprises.

Nolywé Delannon

Nolywé Delannon est professeure agrégée au Département de management de l’Université Laval et directrice adjointe du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES).

Pourquoi parler de démocratie au sein d’une entreprise?

Il est assez banal d’évoquer la démocratie comme contexte d’opération d’une entreprise. De façon positive, il s’agit généralement de valoriser ce régime politique non pas seulement du fait de sa forte désirabilité sociale, mais surtout en raison de sa stabilité et de sa prévisibilité relative. De façon critique, il est plutôt question de souligner les risques que la grande entreprise fait peser sur la démocratie, notamment du fait de son implication dans des activités de lobbying qui contraignent les décisions de personnes démocratiquement élues[1] ou de sa contribution significative à la reproduction des inégalités[2].

Au-delà de ces perspectives positives ou critiques, puisque l’entreprise est une institution puissante, omni- présente dans les différentes sphères de nos vies et dans laquelle nous passons une grande partie de notre temps, des voix de plus en plus nombreuses appellent à la mise en place de mécanismes pour la démocratiser de l’intérieur. L’idée sous-jacente à cette demande est que l’entreprise devrait mieux refléter, dans son fonctionnement interne, les aspirations démocratiques de la société. De façon plus concrète, la question fondamentale qui est posée est celle de la redistribution et du partage du pouvoir au sein de l’entreprise[3]. Comment cette démocratisation est-elle à la fois théorisée et mise en pratique?

Démocratisation de l’entreprise en théorie

D’importants travaux en sciences de gestion défendent l’idée d’une responsabilité sociale régie par des mécanismes démocratiques – une délibération et une gouvernance transparentes pour encadrer les relations de l’entreprise avec ses parties prenantes internes et externes, par exemple. Ces travaux relèvent d’une approche politique de la responsabilité sociale des entreprises, également appelée «RSE politique». Ils font néanmoins l’objet de vives critiques, à la fois de la part des défenseurs et des détracteurs de l’entreprise capitaliste, l’idée d’appliquer à celle-ci des principes démocratiques étant qualifiée d’absolument impraticable.

Démocratisation de l’entreprise en pratique

Dans les faits, plusieurs expériences de démocratisation de l’entreprise capitaliste ont déjà pris forme. En règle générale, elles sont le fruit de pressions exercées sur la haute direction, de l’intérieur par les personnes salariées ou de l’extérieur par les autorités publiques ou la société civile. Un cas emblématique de démocratisation par la pression est celui de la multinationale Amazon qui, en avril 2022, a vu naître le premier syndicat de son histoire aux États-Unis. La création d’Amazon Labor Union (ALU) est le résultat d’une mobilisation inédite de travailleuses et de travailleurs dont la figure la plus médiatisée est celle de Chris Smalls, un Africain-Américain licencié par Amazon au début de la pandémie de COVID-19, alors qu’il s’insurgeait contre les risques démesurés auxquels l’entreprise exposait son personnel de l’entrepôt phare de Staten Island, dans l’État de New York.

Cette mobilisation sans précédent, qui s’est déroulée sur près de deux années, a progressivement bénéficié de différents soutiens et relais dans le monde politique, notamment de la part de l’emblématique sénateur Bernie Sanders. Elle a ainsi permis de déjouer tous les pronostics, y compris après l’échec retentissant, un an plus tôt, de la tentative de syndicalisation dans un entrepôt d’Amazon en Alabama qui avait pu compter sur de nombreux soutiens et sur une rare allocution du président des États-Unis en faveur du droit à la syndicalisation et à la négociation collective.

Les principaux enseignements à tirer du cas ALU sont de deux ordres. D’abord, cela montre que lorsqu’une entreprise recourt à des pratiques socialement irresponsables, elle s’expose à des pressions susceptibles de la faire plier et cela, même quand sa taille, sa puissance économique et financière et son avance technologique semblent la placer hors d’atteinte. En second lieu, ce cas illustre le fait que lorsqu’une prise de conscience sur les déséquilibres de pouvoir se généralise au sein d’une entreprise, il est trop tard pour proposer des mesures correctives – Amazon a notamment annoncé, durant la mobilisation, une hausse du salaire d’entrée et une amélioration en matière de sécurité au travail et de diversité dans les échelons supérieurs. La seule issue acceptable devient alors un rééquilibrage du pouvoir de décision et de négociation. En définitive, la démocratisation de l’entreprise a tout d’un sujet brûlant d’actualité.

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion


Références

[1] Barley, S. R., «Corporations, democracy, and the public good», Journal of Management Inquiry, vol. 16, n° 3, septembre 2007, p. 201-215.

[2] Amis, J. M., Mair, J., et Munir, K. A., «The organizational reproduction of inequality», Academy of Management Annals, vol. 14, n° 1, janvier 2020, p. 195-230.

[3] Piketty, T., Capital et idéologie, Paris, Le Seuil, 2019, 1 232 pages.