Article publié dans l'édition hiver 2017 de Gestion

À l’heure où des mouvements de repli sur soi et de protectionnisme apparaissent un peu partout dans le monde, il faut se rappeler que, pour croître et stimuler les économies nationales et régionales, le commerce ne devrait plus se heurter à des barrières.

De l’Amérique à l’Europe en passant par l’Asie, on assiste actuellement à l’ascension de politiciens qui appellent à la fermeture des frontières et à la création de barrières en vue d’entraver la libre circulation des personnes et des biens. Que ce soit la forte popularité d’un Donald Trump aux États-Unis ou encore le Brexit au Royaume-Uni, cette tendance a de quoi laisser perplexe. Ainsi, alors que le candidat républicain à la présidence ne cachait pas sa méfiance par rapport à l’OTAN et à l’Accord de partenariat trans-pacifique, les Britanniques ont pour leur part choisi de quitter l’Union européenne par voie de référendum en juin dernier.

Pour ceux qui savent à quel point le réseautage et les liens sont primordiaux en matière d’affaires internationales, ces mouvements de repli sur soi vont à contre-courant et semblent même dangereux. Ils démontrent également une certaine ignorance de la façon dont les affaires fonctionnent à l’échelle internationale, notamment le fait qu’elles ont pris la forme d’un tissu complexe d’acteurs liés les uns aux autres, créant un réseau d’affaires qui dépasse les frontières.


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Les atouts du réseau

Le caractère incontournable de ces liens transnationaux est parfaitement illustré par une anecdote relatée par Alain Batty, ancien PDG de Ford Canada, aux étudiants au MBA de HEC Montréal en novembre 2015. M. Batty expliquait qu’il avait été intrigué par un article sur la Thaïlande publié dans une certaine revue. Ayant lui-même déjà fait affaire avec des firmes thaïlandaises, il avait l’impression que cela ne reflétait pas ce qu’il avait retenu de cette expérience. Il a donc envoyé l’article à plusieurs de ses contacts, qui avaient eux-mêmes une bonne connaissance de ce pays, en leur demandant de le commenter. C’est ainsi qu’en utilisant son réseau, il a pu obtenir rapidement des informations de première main sur la réalité thaïlandaise, des éclaircissements importants pour la stratégies des entreprises.

Cet exemple démontre clairement que le contact avec d’autres personnes ou d’autres organisations permet d’accumuler du savoir et des ressources qui dépassent largement les capacités d’un individu isolé. En matière de stratégie, on nomme cette façon de faire « puiser dans les ressources du réseau ». Elle repose à la fois sur le savoir détenu par les entités avec lesquelles on se connecte et sur la capacité des individus contactés à obtenir rapidement de nouvelles connaissances grâce à leurs propres réseaux.

Bien qu’il ne soit pas nécessaire qu’un réseau ait des ramifications internationales, il y a des avantages majeurs à étendre celui-ci outre-frontières. De nos jours, la mise au point de nouvelles idées, de technologies d’avant-garde ou de produits différents représente un défi complexe. Pour faire face à la concurrence, les entreprises ont tout intérêt à nouer des liens avec d’autres entreprises situées dans des centres d’excellence et généralement implantées dans d’autres pays. En effet, quelle que soit votre localisation géographique, pour croître et innover, on doit pouvoir compter sur les meilleures partenaires disponibles. C’est une des raisons pour lesquelles la connectivité entre pays ne devrait pas être restreinte : l’union fait la force !

Les ressources offertes par le réseau constituent un puissant moteur mais sont malheureusement ignorées trop souvent lorsqu’on parle d’affaires internationales. Plusieurs exemples tendent pourtant à démontrer à quel point cette approche est fondamentale, car, dans bien des cas, un jeu en équipe sera toujours plus efficace qu’un jeu en solo !

Un atout pour le commerce international

Durant des décennies, notre vision du commerce s’est fondée sur la conviction selon laquelle le processus de production d’un bien ou d’un service devait nécessairement s’effectuer à l’intérieur d’un même pays, un principe qu’on pourrait nommer « paradigme de la production nationale ». Par exemple, si on exportait un bien ou un service, il était considéré comme « produit au Canada », alors que ceux importés de Chine étaient réputés « produits en Chine ».

Ce paradigme (incorrect) de la production nationale a contribué à façonner les fondements de notre réflexion sur la politique commerciale. Un de ces éléments stipule que les décideurs politiques doivent lutter pour accroître l’accès aux marchés étrangers, puisque cela permet d’augmenter la productivité et le nombre d’emplois au Canada. Inversement, les politiques commerciales nationales doivent limiter et imposer certaines restrictions à l’importation, puisque celles-ci peuvent menacer nos entreprises et nos emplois. Dans le cadre de négociations commerciales avec d’autres pays, les décideurs n’étaient prêts à réduire ces barrières envers un pays qu’en contrepartie d’une plus grande ouverture à nos exportations.

Toutefois, ce paradigme n’a jamais été aussi déconnecté de la réalité qu’aujourd’hui. Grâce à la baisse des coûts du transport et des communications, nos entreprises ont depuis longtemps cessé de produire des biens et des services dans un espace circonscrit à l’intérieur de nos frontières.

Avec le phénomène de la sous-traitance et de la délocalisation, elles ont fractionné leur chaîne d’approvisionnement et dispersé leurs activités de production dans différents pays, créant ainsi des chaînes de valeur globales.

C’est l’évidence même pour quiconque effectue une visite dans les locaux d’un manufacturier canadien. Il pourra y constater que la fabrication d’un produit se fait bien souvent à partir de composants produits ailleurs, partout à travers le monde. En d’autres termes, les entreprises canadiennes puisent dans leur réseau de ressources pour mener à bien leurs affaires.

La nouvelle base de données de l’OCDE sur les échanges en valeur ajoutée (ÉVA) confirme d’ailleurs que les entreprises canadiennes comptent largement sur leurs partenaires étrangers pour fabriquer ce qu’elles vont exporter par la suite. Selon les dernières données disponibles (2011), seulement 75 % de la valeur de nos exportations est créée au Canada, alors que 25 % avaient un apport étranger.

Autre élément majeur à retenir : une grande partie de nos exportations est consommée dans un autre pays que celui où elle a été initialement acheminée. Ainsi, le principal partenaire commercial du Canada, les États-Unis, utilise une part significative des produits canadiens qu’il importe pour confectionner d’autres produits qui, eux, seront vendus à l’étranger. Ceci permet aussi d’apporter un nouvel éclairage sur la relation de dépendance commerciale – que certains jugent excessive – avec notre voisin du Sud. En effet, les entreprises canadiennes collaborent souvent avec leurs homologues américains pour concurrencer les entreprises ailleurs dans le monde.

Enfin, nos recherches démontrent que le fait d’être lié à d’autres par l’entremise de chaînes de valeur globale est généralement bénéfique à la croissance économique d’un pays. En se basant sur les ÉVA de l’OCDE, on constate ainsi que ceux qui intègrent rapidement les chaînes de valeur globales affichent une plus grande croissance de l’emploi et de la production.


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Repenser les grappes industrielles

Définies comme des regroupements d’entreprises ou d’institutions interreliées et œuvrant dans un domaine particulier sur un territoire géographique donné, les grappes industrielles sont depuis longtemps reconnues comme des pôles de compétitivité et un moteur de la performance économique régionale. Plusieurs études ont démontré qu’elles génèrent une plus grande vitalité en matière d’entrepreneuriat, d’innovation et de création d’emplois.

La vision traditionnelle de ces grappes repose toutefois sur une proximité spatiale, laquelle permettrait de créer une synergie. Les décideurs politiques se sont d’ailleurs toujours efforcés d’attirer des firmes dans ces zones et de les encourager à interagir dans les limites de cette grappe.

Mais avec un tel raisonnement, on évacue encore une fois la notion de connectivité. En effet, les grappes industrielles sont rarement des (éco)systèmes isolés et coupés du reste du monde. Beaucoup d’entreprises qui les composent ont tissé des liens avec des organisations qui n’en font pas partie afin de se procurer les éléments nécessaires à leur production. D’autres œuvrent en collaboration avec des partenaires ou des sous-traitants à l’étranger pour avoir accès à des connaissances et à du savoir. Au bout du compte, ce sont aussi des liens internationaux qui permettent d’alimenter les entreprises composant la grappe industrielle.

Nos propres recherches confirment cet état de fait. En analysant l’évolution du réseau de liens unissant les firmes au sein de 56 grappes industrielles en aérospatiale en Amérique du Nord et en Europe, nous avons pu démontrer que les grappes, avec le temps, ont tendance à se spécialiser dans différents segments de cette industrie. Par exemple, la grappe aérospatiale du Québec, Aéro Montréal, s’est orientée vers des niches à haute valeur ajoutée comme l’ingénierie aéronautique et les simulateurs de vol. La conséquence directe de cette segmentation ? Les liens entre les entreprises dépassent les limites géographiques de la grappe et se nouent tout au long de la chaîne de valeur entre des entreprises qui peuvent se situer à des endroits ou dans des pays différents.

Cette transformation progressive a un effet important sur la performance. Notre recherche démontre que les grappes qui tissent davantage de liens au sein du réseau mondial des grappes industrielles voient leur nombre de brevets augmenter. Les grappes localisées dans les pays développés créent des partenariats avec les grandes grappes ailleurs dans le monde afin de stimuler leur propre capacité innovatrice. Enfin, les grappes des pays en voie de développement ont tout intérêt à établir des liens acheteurs-fournisseurs avec des acteurs clés des pays développés afin d’avoir accès aux connaissances nécessaires pour mettre à niveau leurs technologies.

Amélioration des pratiques au sein des entreprises

Nos recherches sur les liens interentreprises en Europe nous ont aussi permis de démontrer que le réseautage au moyen de partenariats contractuels, de coentreprises ou d’ententes acheteurs-fournisseurs crée de la valeur. En effet, cette collaboration fait en sorte que les firmes finissent par imiter les membres les plus performants du réseau. Ce faisant, elles adoptent de nouvelles technologies qui les aideront à relever leurs défis particuliers et même à avoir recours à de meilleures pratiques et normes organisationnelles. Elles ont donc accès non seulement à des ressources mais aussi à un savoir-faire, des connaissances et des méthodes.

Tous ces éléments nous poussent à émettre une objection lorsque des politiciens veulent ériger des murs toujours plus hauts ou des frontières toujours plus hermétiques. Aucun pays au monde n’est devenu plus fort en restant isolé dans sa tour d’ivoire. D’ailleurs, n’en déplaise aux détracteurs de la collaboration régionale et mondiale, nos recherches démontrent sans conteste que celle-ci crée de la croissance et de l’innovation. À titre d’exemple, il serait impossible de nos jours de construire entièrement un nouvel avion au Canada ou en France. Aujourd’hui, pour créer des produits à forte valeur ajoutée, il faut donc éliminer les barrières.

En somme, nous estimons que les décideurs politiques devraient favoriser ce réseautage au lieu de le décourager, par exemple en aidant les entreprises à se connecter rapidement et en toute fiabilité avec leurs partenaires de la chaîne de valeur globale, et ce, afin que les activités locales à valeur ajoutée puissent être mieux intégrées dans les réseaux de production à l’échelle mondiale. Dans un même temps, les entreprises des grappes industrielles et les gestionnaires doivent demeurer à l’affût des occasions favorables et s’efforcer de tisser des liens avec des partenaires stratégiques au sein des réseaux de chaînes de valeur globales.

*Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste