Article publié dans l’édition hiver 2022 de Gestion

Les ventes en ligne explosent au Québec, mais les commerçants locaux en profitent assez peu. Ils pâtissent notamment des déséquilibres fiscaux qui favorisent les entreprises étrangères. Le vent commence toutefois à tourner.

La pandémie de COVID-19 a donné un coup d’accélérateur aux ventes en ligne au pays. Statistique Canada estime qu’elles ont augmenté de 110,8% entre mai 2019 et mai 2020. Leur valeur a atteint 3,9 milliards de dollars en mai 2020, un bond de 99,3% par rapport à février 2020.

En 2018, le défunt Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO) évaluait la valeur des achats effectués par des Québécois sur Internet à 10,5 milliards de dollars. Selon Revenu Québec, moins d’un tiers de cette somme a profité à des commerçants locaux, un déséquilibre confirmé par les résultats de l’enquête NETendances 2020 de l’Académie de la transformation numérique. Celle-ci révèle que 41% des ventes en ligne réalisées au Québec ont été faites chez Amazon, contre un quart pour les détaillants québécois, 18% pour les entreprises canadiennes hors Québec et 16 % pour les firmes établies à l’extérieur du Canada.

Le ver est dans le prix

Certaines lacunes dans la fiscalité québécoise et canadienne ont contribué à creuser cet écart entre les commerçants étrangers et locaux. Jusqu’à tout récemment, les entreprises sans présence physique au Québec y vendaient assez aisément leurs marchandises et leurs services sans facturer la TPS ni la TVQ1.

«Les clients comparent les prix et achètent les produits et services les moins chers. Par conséquent, vendre sans ajouter les taxes représente un avantage compétitif énorme», reconnaît Jean-François Renaud, cofondateur d’Adviso, une firme d’experts en stratégie et en marketing numérique de Montréal. Selon une étude d’UPS basée sur un sondage de PwC mené auprès de plus de 18 000 acheteurs en ligne, les bas prix constituent la principale raison d’achat de 68% des consommateurs.

Jean-François Renaud ne cache pas la colère que cette situation provoque en lui. «Cette injustice a beaucoup nui aux commerçants québécois, qui peinaient déjà à concurrencer les grandes plateformes de commerce électronique», déplore-t-il.

L’Union des municipalités du Québec estime qu’en 2016, les importations en ligne ont tué plus de 2 000 commerces, ce qui a coûté près de trois milliards de dollars en valeur foncière aux municipalités. Avant la pandémie, selon les fiscalistes Luc Godbout et Michaël Robert-Angers, le Québec perdait environ 518 millions de dollars chaque année en taxes non perçues liées à des achats en ligne faits à l’extérieur du Québec.

Loin du pays, loin du fisc

Pourtant, pendant tout ce temps, les biens achetés en ligne à l’extérieur du Québec étaient bel et bien taxables. «Le problème consistait plutôt à savoir qui devait percevoir les taxes, puisque les commerçants non-résidents n’avaient pas à s’inscrire aux fichiers de la TPS et de la TVQ», résume Laurent Moons, associé de la firme Deloitte.

Lorsqu’un consommateur achète un produit ou un service taxable et que le commerçant ne facture pas les taxes de vente, c’est à lui de déclarer l’achat et de verser le montant des taxes à l’Agence du revenu du Canada et à Revenu Québec. «Toutefois, cette règle peu connue n’est que très rarement respectée», reconnaît Laurent Moons.

Mais pourquoi les entreprises étrangères échappaient-elles ainsi à l’obligation de percevoir les taxes? «Nos lois fiscales sont depuis très longtemps basées sur le critère de la présence physique de l’entreprise au Québec ou au Canada, que ce soit pour l’imposition ou pour la taxation», répond la fiscaliste Brigitte Alepin. Elle a notamment conseillé l’ex-président du Conseil du trésor Carlos Leitão en matière de taxation du commerce en ligne.

Le critère de résidence repose sur l’idée suivante : si une société est installée à l’intérieur de nos frontières, elle utilise nos infrastructures et nos services et elle embauche des employés éduqués ici pour fonctionner et pour vendre. Il est donc normal qu’elle perçoive les taxes et contribue avec ses impôts. Dans cette logique, si elle n’exploite pas d’établissement stable au pays, il est moins clair qu’elle doive se plier à ces exigences.

2019, l’année charnière

L’arrivée d’Internet et l’explosion du commerce en ligne ont rendu caduque cette approche. «Cela représente un défi pour tous les gouvernements nationaux, qui s’efforcent de plus en plus de corriger le tir», note Martin Delisle, avocat fiscaliste au cabinet De Grandpré Chait et chargé de cours à la maîtrise en fiscalité à HEC Montréal. «L’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE] a d’ailleurs émis des recommandations intéressantes en ce sens en 2019», ajoute-t-il.

C’est justement en 2019 que Québec a donné un gros coup de barre en obligeant les commerçants des autres provinces et des pays étrangers qui vendent au Québec à s’inscrire au régime de la TVQ et à percevoir cette taxe. Si les ventes totalisent moins de 30 000 $ par année, la règle ne s’applique pas. Québec a aussi simplifié les processus d’inscription au fichier pour ces entreprises.

Cette initiative semble avoir connu un certain succès. En date du 26 août 2021, pas moins de 1 214 fournisseurs hors Québec apparaissaient au fichier de la TVQ, dont Spotify, Amazon, Apple et Facebook.

C’est également en 2019 que le vérificateur général du Canada a jeté un pavé dans la mare en publiant un rapport très sévère au sujet de la taxation du commerce électronique. Il déplorait notamment que «les lois existantes et les lacunes dans la manière dont l’Agence des services frontaliers du Canada avait géré les données liées aux expéditions de faible valeur importées par les sociétés de messagerie au Canada avaient injustement placé les entreprises canadiennes dans une position désavantageuse par rapport aux fournisseurs étrangers».

Le gouvernement fédéral a proposé ses propres changements deux ans plus tard, dans le budget du 19 avril 2021. Depuis juillet dernier, tous les vendeurs transfrontaliers doivent s’inscrire au fichier de la TPS/TVH2. Cela inclut ceux qui vendent des biens tangibles et des services numériques, les plateformes de distribution et même les locateurs de logements provisoires comme Airbnb et HomeToGo.

À l’instar du gouvernement québécois, le fédéral a fixé le seuil d’inscription à 30 000 $ de ventes annuelles. D’ailleurs, Québec a rapidement annoncé qu’il allait ajuster le régime de la TVQ afin de l’harmoniser avec les modifications proposées par Ottawa.

«Le gouvernement fédéral a opté pour une approche intéressante afin d’accroître la conformité des vendeurs non-résidents en rendant les grandes plateformes comme eBay ou Amazon responsables de la collecte et de la remise des taxes des vendeurs qui utilisent leurs sites pour vendre au Canada», souligne Martin Delisle.

Le vent tourne

Ces mesures suffiront-elles pour réparer l’injustice dont étaient victimes les commerçants québécois? «Les changements améliorent certainement la situation et créent un environnement fiscal plus équitable pour les entrepreneurs québécois», croit Jean-Guy Côté, directeur général du Conseil québécois du commerce de détail (CQCD). «On peut s’attendre à ce que les gros joueurs se conforment, notamment pour éviter d’endommager leur réputation, mais c’est moins sûr pour les plus petits vendeurs», précise-t-il.

M. Côté estime que les gouvernements devront redoubler d’efforts, par exemple pour amener les plus petites plateformes de distribution qui hébergent des vendeurs non-résidents à se conformer. «Nous ne pourrons probablement jamais percevoir toutes les taxes, mais nous pouvons encore faire mieux», ajoute-t-il.

Quant à lui, Laurent Moons rappelle que d’autres aspects de la fiscalité créent des iniquités entre certaines catégories de commerçants. C’est le cas de l’imposition difficile des bénéfices réalisés au Canada par des détaillants non-résidents et par de grandes plateformes. «Ça aussi, c’est une forme de déséquilibre, puisque les plus petits commerces ne possèdent pas les ressources pour faire de l’optimisation fiscale comme le font les multinationales», note-t-il.

En juillet dernier, le G20 a annoncé un accord au sujet d’un impôt minimal d’au moins 15%, censé notamment imposer les entreprises là où elles réalisent des recettes. À ce moment-là, 132 pays avaient déjà approuvé cette entente, mais pas l’Irlande, qui a profité à plein de son taux de 12,5% pour attirer chez elle le siège européen de plusieurs géants tels Facebook, Airbnb, Twitter et Google. L’Estonie, la Hongrie, le Nigeria, le Kenya et le Sri Lanka se faisaient aussi tirer l’oreille.

La réforme doit entrer en vigueur en 2023. «C’est quelque chose que j’aurais cru inimaginable il y a à peine cinq ans, ce qui montre que ça avance et qu’il y a une certaine volonté politique de s’attaquer à ces iniquités», constate Brigitte Alepin.

Est-ce assez pour amener les entreprises québécoises à embrasser davantage le commerce électronique? Rien n’est moins sûr. «La fiscalité ne représente qu’un des freins à l’entrée dans le commerce électronique et ce n’est pas le plus gros, avertit Jean-Guy Côté. L’accès à la technologie, à l’expertise et à la main-d’œuvre ainsi que les bouleversements que ça entraîne du côté du modèle d’affaires, de la logistique et de la gestion des inventaires constituent des obstacles encore plus importants.»

M. Côté admet que la pandémie a décuplé l’urgence pour les entreprises d’ici d’effectuer ce virage numérique. Les ajustements à la fiscalité du commerce électronique créeront un environnement plus équitable, mais le défi demeurera de taille.


Notes

1- Respectivement la taxe fédérale sur les produits et services et la taxe de vente du Québec.

2- Taxe de vente harmonisée, qui regroupe la TPS fédérale et les taxes de vente provinciales de l’Île-du-Prince-Édouard, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, de l’Ontario et de Terre- Neuve-et-Labrador.