Ces dernières semaines, l’application Pokémon Go, véritable phénomène social, bien plus que technologique, a multiplié autant les pas des joueurs que les commentaires de la presse d’affaires. Économistes, financiers, technologues, sociologues ou philosophes, chacun propose son analyse de ce qui se rapproche d’un véritable cas d’école. Sous l’angle de la compréhension de la marque, cette ludique vague nous rappelle trois leçons essentielles. Je vous propose de les capturer dans les quelques paragraphes qui suivent.

Première capture : la marque est décidément une créature vivace. 

Une partie du succès du jeu repose sur l’exploitation de l’univers Pokémon, un univers que le grand public croyait certainement dépassé, à part une communauté de joueurs fidèles à la saga depuis son origine, qui avait encore vraiment en tête ces curieuses créatures nées de l’imagination du concepteur Satoshi Tajiri au début des années 90. Pourtant, ceux-là mêmes qui pensaient avoir tout oublié ou presque de la « franchise » Pokémon, connaissent aujourd’hui un plaisir manifeste à retrouver cet univers avec ses personnages et ses règles. Le même syndrome avait déjà été observé avec les jeux Pac-Man ou Tetris, eux aussi subitement redevenus en vogue il y a quelques années. On observe ici plus qu’un simple effet de nostalgie ou la manifestation d’une infantilisation quelque peu régressive. Cette relance nous démontre, une fois encore, combien la mémoire que nous avons des marques peut être vivace. Alors même qu’on les pense oubliées, elles conservent longtemps leur pouvoir d’évocation ou de référence. Cela si, et seulement si, elles évitent le piège mortel d’une dénomination générique (Kleenex ou Frigidaire en sont des exemples malheureux), et, comme nous le disaient Laura et Al Ries¹, parviennent à demeurer des noms propres. On observe aujourd’hui un phénomène identique jusque dans le domaine de la haute horlogerie où de jeunes entreprises décident de faire revivre des noms si anciens qu’on les a crus, à tort, disparus. Louis Moinet en est un parfait exemple. Verra-t-on un jour chez nous renaître une bannière ou une ligne de produits reprenant le nom de Steinberg? L’idée est peut-être moins farfelue qu’il n’y paraît.


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Deuxième capture : le consommateur est guidé par trois organes – sa tête, son cœur et… son nombril!

Celles et ceux qui ont consacré quelques heures de leur temps à ce drôle de jeu le savent, Pokémon Go est, pour un temps du moins, un cocktail passablement addictif. Ce qui le rend si explosif tient en grande partie à sa mixologie : un juste mélange de tête, de cœur… et de votre nombril! La raison tout d’abord. Au-delà des premières captures, toujours un peu hasardeuses, de créatures apparaissant en superposition d’un environnement familier, le joueur doit rapidement assimiler un certain nombre de règles et de pratiques. Pour atteindre les niveaux supérieurs de jeu, le hasard des rencontres ne suffit plus. Il faut user d’une certaine dose de stratégie. Oh! Certes, Pokémon Go n’est pas le jeu de go, mais le plaisir d’opter, par un raisonnement juste, pour une stratégie efficace n’en est pas absent non plus. Idem en ce qui concerne la consonance sociale du jeu. Considérer les joueurs comme des marcheurs isolés parce que centrés sur leur seul écran est une vision trompeuse. Avec le temps, se succèdent les chasses en groupe, la formation d’équipes, l’organisation d’épreuves concertées. Des liens se tissent au sein de ce qu’il convient d’appeler une communauté. Comme toujours, c’est l’affect qui nourrit ces liens. Il y a du cœur dans Pokémon Go. Dernier organe ou dernier ingrédient, et non le moindre : son nombril! Il faut savoir user de sa tête pour bien réussir à ce jeu. Il faut aussi y mettre un peu de son cœur au fil des rencontres avec d’autres joueurs, tout cela sans oublier toutefois que vous êtes en définitive seul maître à bord et qu’une grande partie de votre évolution ne dépend que de vous-même. Tête, cœur, nombril, il y a là un triptyque qui explique le succès de ce jeu, comme celui de la plupart des grandes marques. Parlez à la raison de vos clients, sans oublier de toucher leur cœur et en ayant toujours à l’esprit que, selon le vieil adage, la chose la plus douce à leur oreille sera toujours de vous entendre prononcer leur nom.


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Troisième capture : nos expériences se vivent plus que jamais à la verticale, dans l’instant et la superposition.

Au-delà du simple effet de ludification de notre vie quotidienne, en superposant images virtuelles et décors familiers, Pokémon Go participe au « floutage » qui caractérise de plus en plus nos existences. Les frontières traditionnelles que l’on croyait solidement établies s’estompent. Travail-loisirs, propriété-usage, ville-campagne, machine-vivant, raison-émotion, etc.; beaucoup d’innovations marquantes se situent précisément à ces intersections et se jouent d’elles. Nous le remarquions dans une précédente chronique (lire « C'est intéressant, mais à quoi ça va servir? »). Or, gestionnaires de formation souvent très cartésienne que nous sommes, nous avons été habitués à penser le monde selon des catégories nettes et bien définies. Ce fut longtemps pour nous un gage d’efficacité. Nous avons en particulier tendance à considérer les expériences réelles, d’une part, et virtuelles, d’autre part, comme étant vécues « à l’horizontale », les unes se superposant aux autres à l’image d’un mille-feuille. C’est une métaphore trompeuse. La vérité est que nous ne sommes pas « sur » Internet, mais « dans » Internet, comme nous sommes « dans » le Cloud. C’est là un troisième et dernier enseignement de Pokémon Go. Nous gagnerions certainement beaucoup à penser l’expérience de nos clients « à la verticale », mobilisant et intégrant des ressources virtuelles comme non virtuelles, afin de construire un ensemble de moments ou d’instants qui, littéralement, plongent nos consommateurs dans un univers de marque tout à la fois multiple, cohérent et engageant.


Note

1. Ries, A., & Ries, L. (2001). « The 22 immutable laws of branding ». Symphonya. Emerging Issues in Management, (1), pp. 30-34.