Tout a été écrit pour expliquer la difficulté dattirer et de fidéliser les talents : manque de sens, dédain à l’égard de leffort, instabilité structurelle... Pourtant, dautres pistes peuvent être avancées : dune part, les critères dattractivité changent; dautre part, les salariés sinscrivent dans des tactiques de carrière spécifiques. Nous assistons à une véritable rupture : celle du basculement des demandeurs demploi en offreurs de travail à certaines conditions.

La situation sur le marché de l’emploi est de plus en plus tendue. Les raisons invoquées sont, entre autres, démographiques et conjoncturelles. Dans de nombreux secteurs d’activité, la pénurie fait rage. Pour les entreprises, le problème est d’abord quantitatif. Les bassins d’emplois ne proposent pas toujours un vivier de main-d’œuvre qualifiée. Le problème est classique pour les cols bleus dans les zones rurales et devient prégnant pour les cols blancs dans les grands centres urbains, ce qui est nouveau.

Ce problème d’ordre quantitatif se double maintenant d’un problème davantage qualitatif. Même là où les candidats ne manquent pas, ce sont les candidatures qui font défaut. La rareté des postulants surprend les entreprises, que les crises successives et le maintien d’un taux de chômage élevé ont habituées à trouver facilement les forces vives dont elles ont besoin. Dans cette chasse aux candidats, l’attractivité des emplois et des employeurs devient une clé concurrentielle fondamentale.

Qu’est-ce que l’attractivité?

Comme le font les instituts de sondage, les sociétés de conseil et de services RH tentent régulièrement de classer les différents leviers d’attractivité. Leurs enquêtes, qui mobilisent des critères voisins, étonnent cependant par leur variabilité : l’ordre des critères évoqués par les personnes interrogées – rémunération, ambiance de travail, perspectives d’avancement, équilibre entre vie privée et vie professionnelle, flexibilité – semble conjoncturel et assez instable.

Les critères retenus dans ces sondages peuvent être remis en question : majoritairement extrinsèques (rémunération, équilibre travail-famille), ils renvoient une image mercenaire des candidats et prennent peu en compte les aspects intrinsèques du travail. En suggérant des leviers efficaces communs à tous les candidats, ces études incitent les entreprises à se présenter selon les mêmes critères, sans toujours s’assurer que ces derniers soient représentatifs de leurs pratiques réelles. L’attractivité devient alors une question de communication d’une image employeur en harmonie avec les attentes du marché.

De son côté, la littérature scientifique aborde plutôt la question en analysant les déclencheurs de l’intention de postuler. L’adéquation entre les caractéristiques des emplois et celles des individus semble alors être la raison de postuler. Pourtant, les candidats manquent d’informations pour analyser si cette adéquation est possible ou non : l’âpreté de la concurrence, les critères de jugement des recruteurs, la culture organisationnelle ou les réalités du poste à pourvoir, entre autres, leur sont inconnus. Le choix de postuler est donc fait d’anticipations de ces jugements. Comment, alors, réinscrire la compréhension de ces comportements dans leur réalité, plutôt que dans une modélisation abstraite? Comment enrichir la perspective classique qui réduit l’attractivité à une adéquation entre préférences et comment prendre en compte les dimensions intrinsèques attachées au travail, mais aussi à la gestion de l’organisation?

Que recherche-t-on chez un nouvel employeur?

Pour mieux comprendre ce qui se cache derrière les changements d’emploi, nous avons questionné 1155 salariés qui ont choisi un nouveau poste en 2022 et 137 étudiants qui s’apprêtent à faire des choix professionnels. Outre l’échantillon très ciblé, l’originalité de cette recherche réside aussi dans les critères considérés (38 au total), issus tant de la littérature scientifique en psychologie, en gestion et en sociologie que des enquêtes traditionnelles. Mais nous avons également pris en compte les facteurs liés au management humain, comme la bienveillance (le respect de la dignité humaine), la reconnaissance et la qualité du management.

Le management humain est une proposition qui répond aux critiques formulées à l’égard de la gestion traditionnelle des ressources humaines, qui aurait tendance à instrumentaliser les personnes (vues comme des ressources, des équivalents temps plein, des heures de travail, des indices de productivité, etc.). Or, de nos jours, cette tendance à l’objectivation et à l’hyperindividualisation passe mal. En effet, les travailleurs, gestionnaires compris, cherchent davantage de sens dans leur travail. Celui-ci passe par le respect de leur dignité, mais aussi par l’écho de leur «voix» dans la prise de décision. Les personnes s’attendent à être considérées et entendues, pas seulement à être rétribuées pour leur performance. Le modèle du management humain repose sur une anthropologie réflexive. Il fait de la reconnaissance sa finalité première et du travail réel son objet principal1.

Les résultats de la recherche que nous avons menée montrent d’abord que les critères d’attractivité les plus efficaces sont la bienveillance, l’équilibre travail-vie privée, l’ambiance de travail, la nature du travail, la qualité du management et la reconnaissance. C’est, en soi, la manifestation d’une rupture par rapport aux enquêtes classiques. Au-delà de la rétribution, c’est la qualité du management qui est mise de l’avant. Dans un contexte où la recherche de sens semble particulièrement explicite, notre analyse démontre que cette quête existe non seulement dans le travail (sa nature, son intérêt), mais aussi – et surtout – au sein de l’organisation. La qualité du management, bienveillance et reconnaissance en tête, permet ici même de traduire cette quête de sens.

Notre analyse montre aussi que l’employabilité des candidats peut influer sur certains facteurs d’attractivité. Les facteurs relatifs au sens du travail (bienveillance, qualité du management, reconnaissance, éthique, nature du travail) attirent les candidats dont l’employabilité est forte et qui ont donc la possibilité de choisir un employeur capable de répondre à ces critères. Des critères liés aux perspectives en matière de progression attirent des candidats qui cherchent à développer davantage leur employabilité. Enfin, des critères d’attractivité comme le salaire, la flexibilité ou la sécurité d’emploi attirent des individus dont l’employabilité est plus faible et qui recherchent avant tout un emploi.

Les choix de postuler révèlent donc ce que nous appelons des «tactiques de carrière» : accéder à un emploi avant tout pour certains, se développer pour d’autres et rejoindre un idéal pour les mieux dotés en employabilité (voir le tableau ci-dessous). Tout comme de mêmes critères d’attractivité peuvent alimenter des tactiques de carrière différentes (c’est le cas, par exemple, de l’intérêt du travail et de pratiques de flexibilité spatio-temporelle), ces tactiques se relaient en cours de carrière, au gré de l’évolution du rapport au travail2. En d’autres termes, on peut osciller entre une tactique d’employabilité et une tactique d’emploi, ou encore une tactique de sens et d’employabilité, et ce, tout au long de son parcours professionnel.

Que faut-il retenir?

1- Premier constat

La plupart des critères d’attractivité plébiscités par les travailleurs se rattachent au sens du travail. Cet élément marque une rupture à plusieurs égards. D’abord, les chercheurs d’emploi placent dorénavant ce critère tout en haut de leur liste d’exigences. La brutale «guerre des talents», qui consiste à marchander les conditions de travail et de rémunération pour convaincre un candidat de choisir son entreprise, ne permet donc pas de répondre à ces attentes.

C’est plutôt le management qui semble clairement en mesure d’attirer – ou de repousser – lesdits talents. Bienveillance, qualité du management, reconnaissance, éthique et qualité de la direction sont autant de dimensions liées à un certain style de management. On ne veut pas d’un management «froid» et désincarné, celui de la mesure et de l’objectivation, mais bien d’un management incarné, respectueux et bienveillant auquel se réfère le management humain, parmi d’autres aspects qui ont pour point commun de remettre la dimension collective du travail au centre de l’action organisationnelle.

Petit bémol à ce résultat : les candidats ne sont pas tous égaux devant un emploi. Choisir une entreprise bienveillante et humaine n’est malheureusement pas à la portée de toutes les personnes et varie selon leur degré d’employabilité.

2 - Deuxième constat

Ces critères s’inscrivent dans des tactiques de carrière qui sont spécifiques, non seulement en fonction de l’employabilité des personnes, mais aussi selon leur parcours professionnel, qui est indissociable du rapport au travail et du parcours de vie.

3 - Troisième constat

Loin de ne constituer qu’une question de communication, l’attractivité met en lumière l’importance de la qualité du management et de sa capacité perçue, aujourd’hui, à répondre à un besoin d’éthique et de reconnaissance qui ne correspond pas seulement à un besoin individuel à combler, mais aussi à un besoin collectif. Et c’est justement de cette perspective que tient compte le management humain.

Article publié dans l’édition Printemps 2024 de Gestion


Notes

1 - Letarte, M., «Gérer des humains et non des ressources», Gestion HEC Montréal, vol. 48, n°1, 2023, p. 32-35.

2 - Le rapport au travail est le résultat d’une négociation permanente entre des normes familiales, professionnelles et organisationnelles dont l’importance respective varie au gré du temps et des événements. Voir, à ce sujet, Laurent, M.-E., Taskin, L., et Ughetto, P., «Une rupture dans le rapport au travail? La pandémie de COVID-19 et les temporalités de gestion de leur parcours par les salariés», Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, n°73, 2022, p. 63-83.