La gestion des ressources humaines s’est professionnalisée au cours des dernières années avec l’utilisation de mesures de performance. Mais, plus que jamais, les entreprises peinent à attirer et à garder leurs employés. Et si on commençait à gérer des humains plutôt que des ressources?

C’est exactement ce que propose le courant du management humain. Pour expliquer cette approche, Laurent Taskin, professeur à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, et directeur du labor-H, le centre d’innovation et d’expertise sur le management humain et les nouvelles formes d’organisation, a accepté de répondre aux questions de Gestion.

Qu’est-ce que le management humain remet en question?

Laurent Taskin : Le management humain répond à une critique de l’approche de gestion des ressources humaines traditionnelle qui est calquée sur la façon dont on gère les autres services d’une organisation, comme les opérations et les finances. Par exemple, on prépare des questionnaires pour évaluer la personnalité des candidats. Une fois embauchés, on mesure leur productivité, leur motivation. En sciences économiques, il existe un courant dominant selon lequel une bonne gestion doit être quantitative. Mais on a perdu de vue qu’on gère des personnes, pas n’importe quel type de ressources.

Plusieurs années de recherche ont montré que cette déshumanisation a des effets négatifs. Des études indiquent que les gestionnaires passent de 30 à 60% de leur temps à surveiller ce que les employés font. Cela représente entre une journée et demie et trois jours de travail par semaine, ce qui est énorme! En se concentrant sur les résultats, on ne regarde plus le travail que font les gens.

En conséquence, on ressent de plus en plus un malaise à porter le titre de directeur des ressources humaines ou, pire encore, de directeur du capital humain, un terme directement lié aux finances.

Dans le contexte actuel où l’on numérise et robotise une partie du travail, les personnes revendiquent encore plus leur humanité et veulent être traitées comme des humains, pas comme des ressources.

Mais qu’est-ce que le management humain?

Le management humain propose d’avoir de l’être humain une vision autre que celle de la ressource. Cette approche repose sur les travaux du philosophe allemand Axel Honneth, qui voit plutôt l’humain comme un être réflexif.

Concrètement, cela signifie que les employés peuvent avoir une approche réflexive sur leur travail. Par exemple, ils peuvent définir ensemble les normes de l’action collective, afin d’établir ce qui est considéré comme du bon travail. Ces normes auront du sens pour eux, car elles auront été codéfinies. Elles ne viendront pas d’en haut, issues d’une politique et de processus dictés par le service des ressources humaines.

La finalité du management humain est la reconnaissance. Pour Axel Honneth, la particularité de l’humain sur Terre, c’est justement qu’il est capable de donner de la reconnaissance aux autres. Mais il en attend aussi. La reconnaissance est quelque chose de très puissant : reconnaître, c’est voir, et donc, juger. Le gestionnaire a ainsi conscience de l’autre ; il voit ce qu’il fait de bien et de moins bien, et peut lui donner de la rétroaction.

Quand on souhaite manifester de la reconnaissance, que doit-on surveiller, selon l’approche du management humain?

Nous devons garder à l’oeil quatre éléments. D’abord, le résultat du travail, comme le fait très bien l’approche traditionnelle de la gestion des ressources humaines. Mais nous nous attardons aussi à la manière dont le travail est réalisé, à sa qualité. Puis, nous nous intéressons à l’effort fourni, parce que tout le monde n’investit pas le même niveau d’effort pour arriver au même résultat. Enfin, nous observons la personne. Plusieurs ont changé d’emploi pendant la pandémie parce qu’ils estimaient manquer de ce type de reconnaissance. Pendant le confinement, beaucoup d’employés disaient : «Mon gestionnaire ne m’appelle pas. S’il le fait, c’est seulement pour voir si j’ai terminé le travail exigé. Il ne me demande pas comment je vais.» Si on manque de reconnaissance «existentielle», on n’a pas l’impression d’être une personne. On a plutôt l’impression d’être une ressource ou un outil.

En même temps, le management humain est très terre-à-terre, en ce sens qu’il s’intéresse au travail réel qui est réalisé. Qu’en est-il concrètement?

Pour faire du management humain, il faut justement regarder le réel, ce que les travailleurs font, dans quels espaces et avec quelles compétences. Il est donc nécessaire d’aller rencontrer les équipes pour comprendre leur situation, afin de pouvoir créer, par exemple, des communautés de métier qui sont aidantes.

À l’inverse, la gestion des ressources humaines plus traditionnelle s’intéresse au bonheur au travail ou au bien-être des employés. Ce sont des questions très éloignées de ce que font les gens dans le quotidien, de leur expertise, si bien que les gestionnaires des ressources humaines finissent par être déconnectés de la réalité du travail.

En quoi le management humain se différencie-t-il, par exemple, de l’approche du leadership bienveillant?

Le management humain n’est pas une proposition de leadership : il s’y oppose, en fait! Confrontées à de nombreux défis, les organisations envoient leurs gestionnaires en formation pour qu’ils deviennent plus altruistes. Ce n’est pas du tout l’approche du management humain. Cette pratique mise plutôt sur une responsabilité collective. On cherche à trouver des réponses à travers l’organisation du travail, qui est définie au terme d’un processus de réflexion collective des employés. Cela ne signifie pas que les gestionnaires ne sont pas des acteurs essentiels au succès d’une organisation : cela veut dire qu’ils ne sont pas les seuls responsables. Et on ne mise pas sur leur personnalité et sur leur manière de gérer pour résoudre les enjeux de sens et de reconnaissance dans l’organisation. Selon les tenants du management humain, on préfère répondre à ces questions en définissant une organisation du travail adéquate.

De quelles façons le management humain transforme-t-il l’organisation?

C’est un changement de perspective. La gestion traditionnelle des ressources humaines se concentre sur les objectifs à atteindre et sur la performance. Cela ne donne pas du sens au travail. Avec le management humain, on invite les patrons à être des personnes réflexives et à se poser les questions suivantes : qui sont les travailleurs, comment veut-on les considérer et quelles pratiques faudrait-il mettre en place pour leur offrir une meilleure reconnaissance et pour mieux comprendre leur situation?

Tout bien considéré, pour sentir que notre travail a un sens, on n’est pas toujours obligé d’avoir un emploi extrêmement stimulant. Mais on doit sentir que des gens se préoccupent de ce qu’on accomplit et que si certaines choses ne fonctionnent pas bien, l’organisation s’ajustera pour corriger la situation. Pour arriver à ce sens, il faut connaître de près les tâches réelles des employés. Cela peut paraître subtil, mais cela fait une grande différence aux yeux des travailleurs. D’ailleurs, on assiste généralement à un taux de roulement de personnel faible dans les entreprises qui instaurent l’approche du management humain.

Comment cette approche peut-elle trouver sa pertinence dans la transformation postpandémique que vivent les organisations?

On a vu deux grands courants émerger pendant la pandémie. Plusieurs employeurs ont réalisé que de nombreux travailleurs avaient perdu leur sentiment d’appartenance en raison de la distance créée par le confinement. Le lien avec le collectif était rompu. Des employés ont senti que leur gestionnaire s’intéressait peu à eux et ont quitté leur organisation. Lorsque les entreprises ont fait ces constats, notamment lors des entrevues de départ, plusieurs ont cherché un nouveau modèle. Le management humain peut s’imposer comme solution parce qu’il mise sur le sens au travail, la reconnaissance et le respect de la dignité humaine.

Mais on a aussi vu un autre courant se tracer, et ce, complètement dans le sens inverse. Des entreprises dans des secteurs d’activité qui fonctionnent bien avec le travail à distance se sont mises à tout gérer virtuellement en offrant une grande flexibilité à leurs employés. Les frais de bureaux ont été réduits au minimum, les réunions virtuelles, plus efficaces, se sont multipliées, mais les gens ne se voient presque plus en personne. Pour les entreprises qui réussissent à créer un réseau hyperconnecté, cela peut fonctionner. À moyen ou à long terme, cependant, ne pas prendre soin du collectif dans le travail aura des effets négatifs sur la performance. Les gens cherchent tous un sens et de la reconnaissance dans ce qu’ils font. Or, pour l’obtenir, ils ont besoin du collectif.

Article publié dans l'édition Printemps 2023 de Gestion