Article publié dans l'édition printemps 2019 de Gestion

Passer de l’idée à la commercialisation d’un produit est un véritable parcours du combattant. C’est en se consacrant à la simplification de cette démarche qu’Yves Pigneur a transformé la façon de concevoir et d’utiliser les modèles d’affaires. Gestion s’est entretenue avec ce professeur en management et en gestion des systèmes d’information pour dresser le bilan de ses travaux.

La matrice de conception de modèles d’affaires (ou business model canvas en anglais) qu’Yves Pigneur a conçue avec le théoricien des affaires et entrepreneur suisse Alexander Osterwalder s’est aujourd’hui imposée comme une référence dans le monde entier. Le livre qu’ils ont écrit sur ce sujet, Business Model Generation, s’est vendu à plus d’un million et demi d’exemplaires et a été traduit dans une trentaine de langues depuis sa parution, en 2010.

En 2014, les deux auteurs1 ont signé Value Proposition Design, un ouvrage destiné à compléter l’outil qu’ils avaient proposé dans leur premier livre. Ces contributions leur ont valu l’honneur d’être reconnus parmi les 50 plus grands penseurs en management au monde en 20152.

Comment Yves Pigneur entrevoit-il maintenant l’avenir de cet outil dans un monde en changement constant ? Cet informaticien belge qui enseigne à l’Université de Lausanne depuis 1984 en a discuté avec Gestion.

Gestion : Les deux ouvrages que vous avez publiés avec Alexander Osterwalder ont connu un succès international. Quels ont été leurs principaux apports, selon vous ?

Yves Pigneur : La plupart des entrepreneurs incubateurs utilisent maintenant notre modèle à un moment ou à un autre de leur réflexion. Depuis trois ou quatre ans environ, les grandes entreprises suivent le pas elles aussi lorsqu’elles se lancent dans une logique d’innovation.

Notre contribution principale a consisté à changer la façon d’envisager la création ou la restructuration d’une entreprise à l’aide d’un outil simple à utiliser. Nous avons donc mis en lumière le constat suivant : le plan d’affaires n’est pas le meilleur outil pour mener ce type de réflexion, car il est peut-être un peu trop statique. Les éléments qu’il comporte – par exemple : imaginer où l’entreprise en sera dans cinq ans, prédire les chiffres d’affaires, etc. – sont en général réfutés très rapidement et n’ont donc pas une très grande signification.

Quelles sont les différences les plus marquantes entre les start-ups et les grosses entreprises qui ont recours à votre outil ?

Dans une start-up, l’entrepreneur est seul : il commence avec une feuille blanche. Il bénéficie d’une liberté qui lui permet d’imaginer tout ce qu’il souhaite entreprendre ; il est dans une dynamique de création. Notre outil lui fournit donc le moyen de donner libre cours à son projet entrepreneurial.

Lorsque de grandes entreprises décident d’innover, elles tentent d’améliorer leurs activités, leurs produits ou leurs services déjà existants. Cette pratique de l’innovation peut évidemment transformer les modèles d’affaires, mais elle demeure dans le registre strict de l’amélioration. Ce n’est toutefois pas évident d’y arriver et de connaître du succès : les a priori peuvent contrecarrer les efforts déployés.

Dans les entreprises qui cumulent dix, vingt, voire cinquante ans d’histoire, les cultures organisationnelles reposent sur un ensemble de comportements antérieurs solidement ancrés qui peuvent briser tout élan d’innovation. Dès lors, comment peut-on faire cohabiter dans un même établissement le moteur de l’exploitation (ce qu’une entreprise fait de bien à l’heure actuelle) et le moteur de l’exploration (ce qu’elle fera de bien demain) ?

Peu d’entreprises réussissent à gérer correctement ces aspects paradoxaux en vertu desquels il faut exceller à la fois dans l’exécution et dans la capacité à inventer l’avenir. Or, notre outil permet de structurer ce moteur de l’exploration.


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Y a-t-il de la place pour l’intuition dans vos modèles théoriques ?

Un modèle d’affaires, d’une certaine façon, c’est la mise en œuvre d’une intuition. Mais si on n’a que cette intuition, ça ne sera jamais autre chose qu’une intuition. Lorsque vous l’avez en tête, il faut la tester assez rapidement, même si vous n’avez pas encore la solution complète en main. Cet exercice permet de corroborer ou d’infirmer l’intuition de départ.

Beaucoup d’entreprises lancent un produit ou un service sans savoir si leur clientèle en a vraiment besoin. Autrement dit, ces entreprises n’expérimentent pas leur modèle d’affaires avant de le déployer sur le marché. Elles sont conscientes qu’elles doivent innover, mais elles ne savent pas vraiment comment s’y prendre. C’est quand même assez spectaculaire de voir que des entreprises peuvent dépenser des millions de dollars pour mettre en œuvre des intuitions non confirmées. Et on ne voit pas ça uniquement chez les jeunes entrepreneurs !

Selon vous, les modèles d’affaires ont des dates de péremption, comme la nourriture, et deviennent obsolètes plus rapidement qu’avant. Qu’est-ce qui a changé ?

Les dates de péremption existent depuis longtemps. Ce qui a changé, c’est le fait qu’elles arrivent plus vite de nos jours. Il y a plusieurs années, une entreprise pouvait fonctionner sans problème pendant 10 à 15 ans avec le même modèle d’affaires. Maintenant, notamment à cause des nouvelles technologies, il faut repenser son modèle beaucoup plus tôt. Et, contrairement à la nourriture, on ne connaît pas la date de péremption d’une entreprise.

Pendant qu’une entreprise crée de la valeur pour ses clients avec ses produits ou ses services déjà existants, elle doit envisager l’offre future qui procurera une valeur équivalente, voire supérieure, à ces mêmes clients, et ce, dans un cycle de vie de plus en plus court. L’entreprise doit en quelque sorte agir comme une start-up : elle doit créer quelque chose à partir d’une simple intuition et déterminer si cette intuition est valable ou non en la testant auprès de clients, qui l’évalueront eux-mêmes selon ce qu’ils auront perçu, entendu et anticipé.

Quelles sont les entreprises dont le modèle d’affaires vous impressionne en ce moment ?

Il y en a plusieurs. Une entreprise qui me fascine tout particulièrement – mais strictement du point de vue du renouvellement de son modèle d’affaires, de son adaptation au nouveau cycle très court, et non en ce qui a trait notamment à la gestion des ressources humaines, je tiens à le préciser –, c’est Amazon. Cette entreprise a su se réinventer tout en maintenant la pertinence de son offre initiale.


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Et avec les mêmes notions de départ, il y en a qui n’arrivent pas à suivre. Pensons à Kodak, qui était n° 1 dans son secteur d’activité, qui avait mis au point la photo numérique dès 1975 mais qui n’a jamais réussi à établir le modèle d’affaires qui lui aurait permis de commercialiser cette innovation à grande échelle. Pourtant, au même moment, le n° 2, Fujifilm, devait faire face aux mêmes enjeux liés au virage numérique, mais cette firme japonaise est parvenue à se reconvertir bien plus rapidement : elle a élargi son offre et a même introduit une gamme de produits cosmétiques.

On peut aussi le constater au Québec lorsqu’on pense à Uber. C’est toujours la même chose : des modèles bouleversent le marché parce que d’autres n’ont pas réussi à s’adapter. Cela nous ramène à la fameuse date de péremption dont nous avons parlé. Si les compagnies de taxi avaient par exemple inventé une application pour réserver les voitures et payer les déplacements automatiquement, elles n’auraient probablement pas subi une telle perturbation.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur vos principales réalisations ? Que pouvons-nous entrevoir pour les prochaines années ?

Nous avons tenté sans relâche de résoudre les problèmes que nous constations. Notre objectif premier a consisté à trouver des façons d’innover grâce à un modèle d’affaires multifacettes.

Ce que les entrepreneurs doivent garder à l’esprit, c’est qu’il faut toujours tester avant de lancer. Notre obsession, si on peut dire, c’est de créer des outils pour y parvenir.

D’ailleurs, je suis justement en train de travailler sur un troisième livre avec Alexander Osterwalder en vue d’une publication en juin prochain, dont le titre provisoire est How To Build An Invincible Company. Un titre accrocheur, quoi ! Il s’agit d’un nouveau canevas qui met l’accent sur la façon de visualiser et d’analyser des « portefeuilles de modèles d’affaires » à l’échelle de l’entreprise. L’idée de ce nouveau canevas consiste à montrer l’évolution des modèles d’affaires, de voir dans chacun les éléments qui périclitent et d’enseigner à gérer deux portfolios : un pour l’exploitation (le présent), l’autre pour l’exploration (le futur). Ce nouvel ouvrage présentera diverses techniques pour faciliter la transition entre les deux étapes.

Nous testons ces mécanismes depuis plusieurs années dans le cadre d’ateliers et de cours. Nous n’avons pas encore commencé le travail de rédaction : nous en sommes encore à la phase de structuration, mais c’est bien parti. Nous l’avons déjà fait deux fois, alors je crois que nous y arriverons encore cette fois-ci !


Notes

1- Cet ouvrage a été coécrit par Alexander Osterwalder, Yves Pigneur, Grégory Bernarda, Trish Papadakos et Alan Smith.

2- Cette mention honorifique a été attribuée à Yves Pigneur et à Alexander Osterwalder en 2015 par le classement bisannuel « Thinkers 50 », considéré par le Financial Times comme les Oscars du domaine de la pensée managériale.