Diplôme supérieur en poche, nombre d’individus commencent à travailler avec enthousiasme comme cadre dans un groupe industriel même si leur emploi ne correspond pas exactement à ce à quoi ils aspiraient. Assez rapidement cependant pointe un sentiment de déception qui les fait, dès le matin, penser à la fin de la journée. Ils attendaient autre chose de leur vie quotidienne; ils la voyaient moins routinière et ennuyeuse. De plus, ils sont souvent confrontés au manque de reconnaissance, au sentiment qu’ils ne reçoivent pas cette reconnaissance à la hauteur de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont.

Certains ont trouvé la voie de sortie. Ils ont osé la rupture en prenant le risque de s’investir à fond dans l’univers qui les fait vibrer. Une personne n’est jamais aussi engagée, créative et efficace que lorsqu’elle travaille sur un projet qui la captive. Ce projet est de plus en plus échafaudé par rapport à ce qui passionne une personne hors du monde du travail, dans sa vie de loisirs. Et ça marche! Une étude réalisée par des professeurs de Harvard sur la survie des start-ups innovantes montre que plus de 50 % de celles qui sont encore en vie cinq ans après leur lancement ont été créées par des passionnés d’une activité artistique, culturelle ou sportive. Toutes ces passions ordinaires sont des sources de projets d’entreprise.


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Qu’est-ce qui fait la force de ces projets : la passion et le partage de la passion pour une activité. La passion permet de soulever des montagnes, c’est bien connu. Mais surtout, elle se partage avec d’autres passionnés réunis en communauté qui vont soutenir dès le départ le projet d’entreprise de l’entrepreneur dit « tribal ». La communauté de passionnés agit comme groupe de réflexion, groupe test ou marché captif assurant une base commerciale de départ à la nouvelle entreprise. De plus, la présence de la communauté énergise l’entrepreneur qui puise dans l’enthousiasme de ses camarades de passion l’envie d’aller plus loin même si ce n’était pas son idée au départ. La passion pour une activité peut même conduire à entreprendre par accident. Pour pouvoir profiter pleinement de sa passion, le futur entrepreneur va imaginer, et souvent autoproduire, un système qui va ensuite être adopté par ses camarades passionnés, puis, de fil en aiguille, par un ensemble d’autres personnes formant ainsi un premier marché pour le système en question, conduisant finalement à créer son entreprise.

Le cas de Nick Woodman, créateur et dirigeant de GoPro Camera, est emblématique à cet égard. Il a développé son idée d’appareil photo durant un séjour totalement consacré au surf avec un couple d’amis en Australie au cours duquel il essayait d’immortaliser les meilleurs moments. Malheureusement, prendre des photos depuis la plage ne rendait pas justice à leur pratique du surf. Certains des moments les plus intenses et mémorables en faisant du surf ne sont restés que des souvenirs pour lui. C’est ce qui l’a poussé à rentrer chez lui réfléchir à la création d’un « appareil photo invisible », un appareil photo portable si pratique que l’on oublie qu’on l’a avec soi. De nombreux prototypes ont été développés par Nick Woodman, testés et améliorés par ses amis surfers avant d’arriver à son appareil photo grand-angle que la communauté des surfers va s’arracher avant que, forte de cette base de succès, elle ne parte à la conquête du monde.

Le projet d’entrepreneuriat tribal est donc un projet qui se fait « en marchant » sans vision de long terme ni plan préétabli et souvent sans accompagnement. C’est que l’accompagnement qui vient habituellement nourrir la force d’un projet entrepreneurial n’est pas vraiment adapté à ces initiatives de passionnés. Le profil de ces derniers vient de plus en plus bouleverser les modes opératoires en raison des parties prenantes impliquées directement ou indirectement dans leur soutien. Impossible de maintenir une légitimité, une efficacité et plus largement un lien fort avec le porteur de projet ou l’entrepreneur sans revisiter les mécanismes en vigueur en matière d’accompagnement. Il faut reconsidérer l’accompagnement autour des espaces, de la mobilité, des réseaux d’affaires et plus largement imaginer l’écosystème d’accompagnement capable de soutenir en contexte les activités de ces entrepreneurs tribaux.

En effet, des sommes importantes sont dépensées chaque année tant par les pouvoirs publics et parapublics que par des acteurs privés pour l’accompagnement à l’entrepreneuriat. Ces sommes sont allouées dans le but d’aider un certain profil d’entrepreneur à créer avec succès son entreprise. Mais le profil mobilisé par les accompagnateurs réside encore trop souvent autour du profil mythique de l’entrepreneur schumpétérien qui suivrait les étapes canoniques du parcours entrepreneurial : l’acte entrepreneurial prend naissance dans la reconnaissance et l’identification d’une occasion d’affaires pour passer ensuite à la définition de l’innovation et pour finir par la création de l’organisation. Ce profil et ce parcours semblent être de moins en moins la règle. La prolifération des profils et des parcours alternatifs fondés sur la passion pour une activité quotidienne conduisant, souvent par accident à l’entrepreneuriat, commande une réflexion nouvelle sur l’accompagnement : une réflexion qui place au premier plan le partage de la passion de l’entrepreneur avec l’accompagnateur.