Vu les importantes limites de nos connaissances, la science se présente comme un débat perpétuel pour mieux comprendre la réalité. Une illustration de cela se retrouve dans une confrontation qui eut lieu sur le vaste sujet de l’action de l’État.

Dans la deuxième moitié du siècle dernier, les contributions de deux économistes ont marqué l’analyse économique du secteur public. Ce sont Richard A. Musgrave  et James M. Buchanan qu’opposaient deux visions différentes de l’État. En 1998, il y eut dans une université allemande cinq séances d’échange entre ces deux économistes sur leurs approches opposées face à l’État¹.

Une vision optimiste de l’État

Richard Abel Musgrave, économiste américain d'origine allemande, spécialiste en économie publique.[/caption] Musgrave affiche une vision optimiste de la croissance des activités de l’État. Il est perçu comme une institution collective répondant aux différentes défaillances du marché ou de la décentralisation provoquées par l’industrialisation et l’urbanisation. Son approche s’identifie à celle du technocrate ou de l’ingénieur social. Par ses connaissances étendues, l’économiste conserve le rôle de conseiller le gouvernement sur ce qu’il devrait faire et présenter les caractéristiques de différentes options. C’est une recherche de la production optimale du secteur public. Musgrave conçoit la politique comme autonome ou indépendante de l’économie. C’est une relation unidirectionnelle de l’impact du gouvernement sur l’économie, telle l’étude de l’incidence de l’augmentation d’une taxe. Dans cet univers, le gouvernement vient corriger les défaillances de la décentralisation ou des marchés.


LIRE AUSSI : La meilleure politique pour accroître la population


La faiblesse majeure de l’approche technocratique de Musgrave réside dans sa définition « romantique » de l’État, perçue comme un despote bienveillant. Avec un tel point de départ, il refuse les entraves à l’action gouvernementale par l’utilisation de contraintes constitutionnelles et par le recours à des mécanismes de concurrence comme l’existence d’un fédéralisme décentralisé facilitant des choix. La bienveillance ne demande pas de freins.

Une vision pessimiste de l’État

James McGill Buchanan Jr. | économiste américain qui a reçu le « prix Nobel » d'économie en 1986 pour le développement de la théorie du choix public (Public Choice theory).[/caption] Buchanan brise cette relation à sens unique pour favoriser une relation réciproque entre le politique et l’économie. L’économie publique devient l’étude de la participation des citoyens, à l’intérieur des institutions politiques et fiscales, à la réalisation de résultats fiscaux. C’est ici la volonté de regarder la politique without romance. Si Musgrave tend à idéaliser l’action de l’État, Buchanan y perçoit d’importantes limites et défaillances : création variée de rentes, exploitation des minorités ou de certains groupes, entraves aux libertés individuelles… Voici comment il résume son opposition :

[...] le secteur collectivisé ou politisé de l'économie 'inclusive' dans l'idéalisation de Musgrave (1) peut ne pas fonctionner aussi bien qu'il a envisagé et (2), même si des problèmes d'efficacité ne se posaient pas, l‘étendue de l’action collective dans cette idéalisation demeurerait, pour moi , trop envahissante des libertés des personnes d'agir comme il leur plaît [...] Musgrave est à la fois plus optimiste que moi sur les rouages de la politique en démocratie [...] et plus paternaliste que moi [...] (p. 107-108)

En préconisant des limites constitutionnelles à l’action gouvernementale, Buchanan rejoint James Madison (1788), un principal auteur de la Constitution des États-Unis :

Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si les hommes étaient gouvernés par des anges, il ne faudrait aucun contrôle interne ou externe sur le gouvernement. Lorsqu’on fait un gouvernement qui doit être exercé par des hommes sur des hommes, la grande difficulté est la suivante: il faut d’abord permettre au gouvernement de contrôler les gouvernés; il faut ensuite l’obliger à se contrôler lui-même. Une dépendance vis-à-vis du peuple est, sans doute, le premier contrôle sur le gouvernement; mais l’expérience a montré la nécessité de précautions supplémentaires.

Pour contrer les politiques discriminantes créatrices de rentes, Buchanan préconise une norme de généralité où tous les individus sont traités également. Il s’inspire de  la conclusion du discours d’Hayek lors de sa réception du prix Nobel :

La reconnaissance des limites insurmontables à sa connaissance devrait effectivement donner à celui qui étudie la société, une leçon d'humilité qui devrait le protéger de se faire complice de cette propension fatale des hommes à vouloir contrôler la société – un effort qui fait de lui non seulement un tyran sur ses semblables, mais qui pourrait bien en faire le destructeur d'une civilisation qu’aucun cerveau n’a conçu, mais qui est née des efforts libres de millions d’individus.

Conclusion

La confrontation de deux économistes sur leur vision respective de l’État permet de déceler les aprioris de chacun. C’est un apport important qui mériterait de se retrouver dans les représentations qu’on se fait de toute institution : elles peuvent être soit idéales ou romantiques soit réalistes en établissant leurs défaillances et leur caractère endogène.


¹ Le tout fut repris dans un livre et demeure disponible en vidéos : suivre le cheminement suivant : Internet Lectures/Public Economics/R. Musgrave-J-M Buchanan (1998).