Article publié dans l'édition Printemps 2022 de Gestion

Avec leurs multiples fonctions et applications, les téléphones intelligents font partie intégrante de notre quotidien. À un point tel qu’ils sont pratiquement devenus un prolongement de nous-mêmes. Or, ils génèrent aussi certaines difficultés en milieu de travail. Aperçu de ce que les employeurs peuvent faire pour mieux encadrer leur utilisation.

Aujourd’hui, environ 82% des employés gardent constamment leur téléphone intelligent à portée de main au travail. Un cellulaire, c’est bien pratique, mais c’est aussi la cause de nombreuses distractions. D’ailleurs, les évidences scientifiques s’accumulent, démontrant hors de tout doute que l’usage de cet outil technologique cause des interférences lorsqu’on accomplit une autre tâche simultanément.

Selon un mythe bien ancré, l’être humain est capable d’exercer plusieurs activités en même temps. Dans les faits, notre cerveau traite les tâches à accomplir de manière séquentielle. Résultat : le multitâche dégrade l’ensemble des activités réalisées en parallèle. Par exemple, lorsqu’on interagit avec un téléphone intelligent tout en assistant à une visioconférence, l’attention est nécessairement divisée et donc plus dispersée que si on se concentrait sur un seul élément à la fois.

Une source de distraction

Un téléphone intelligent permet de réaliser une foule de choses différentes : prendre ses courriels à distance ou en envoyer, discuter en temps réel avec un ou plusieurs interlocuteurs par texto, envoyer des documents et des photos, effectuer des recherches sur Internet, se divertir, etc. Cependant, il y a un coût cognitif à payer, dans la mesure où le cerveau humain ne peut courir plusieurs lièvres à la fois. Ainsi, utiliser manuellement son cellulaire au volant augmente les risques d’accident et les comportements dangereux chez les conducteurs. Même parler en main libre diminue la concentration de la personne qui conduit le véhicule. Texter en marchant présente aussi des dangers : le piéton est alors moins attentif et s’expose davantage à un accident.

Il faut savoir que le phénomène d’inertie attentionnelle fait en sorte que l’esprit reste «accroché» pendant un bref moment au téléphone même si on quitte celui-ci des yeux, et qu’un effort cognitif important est nécessaire pour partager son attention entre cet outil et des stimuli externes dangereux. Par exemple, un piéton qui texte en marchant verra sans doute trop tard le véhicule en mouvement qui se dirige vers lui. D’ailleurs, plus l’effort cognitif requis est grand – comme détourner son regard des messages textes envoyés –, plus le piéton commettra des erreurs de jugement, sa vigilance étant considérablement réduite.

Sans surprise, le recours au téléphone intelligent en milieu de travail n’est pas sans conséquence, d’abord parce qu’il distrait les travailleurs, mais aussi parce qu’il peut causer des accidents. Les dangers sont réels, même quand les employés ne sont pas à leur poste de travail. Ainsi, le simple fait de se déplacer dans les couloirs et les escaliers de l’entreprise les yeux rivés sur l’écran de son téléphone peut entraîner des mésaventures, voire une chute suivie d’une fracture! Voilà pourquoi les entreprises auraient tout intérêt à adopter une approche préventive.

Prudence et prévention

Jusqu’à présent, les employeurs ont abordé la question de l’utilisation du cellulaire au travail sous l’angle du vol de temps, c’est-à-dire ces minutes ou ces heures que leurs employés passent à consulter leur appareil au lieu de s’acquitter de leurs tâches, ce qui entraîne une baisse de productivité. De plus, les données scientifiques s’accumulent pour démontrer qu’il est dangereux d’utiliser un téléphone intelligent en se déplaçant ou lorsqu’on effectue plusieurs tâches simultanément.

Une réflexion en ce sens doit s’amorcer, et les entreprises devraient mettre en place des directives ou des politiques claires visant à protéger tant les salariés que les clients ou toute personne pouvant être en contact avec eux. Il est donc essentiel d’examiner cette question sous l’angle de la santé et de la sécurité au travail. Ainsi, il serait prudent de prévoir des dispositions à cet égard, en particulier pour les postes critiques qui exigent une attention soutenue. On pense ici aux conducteurs de véhicules ou aux opérateurs de machinerie lourde, ou encore aux travailleurs qui doivent descendre dans un trou d’homme, par exemple. Ces mesures ne se limitent toutefois pas aux cols bleus : les cols blancs doivent aussi demeurer vigilants, afin d’assurer la sécurité du personnel et du public en général.

On peut d’ailleurs se demander si la responsabilité pénale d’une entreprise ne serait pas engagée en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail si elle néglige d’adopter des directives, en particulier pour encadrer l’utilisation d’un téléphone intelligent dans un milieu dangereux. En ce sens, la prudence est de mise et l’instauration d’une politique claire interdisant l’usage du téléphone intelligent au travail pourrait éviter à un employeur de se faire accuser de négligence.

Quelques pistes à suivre pour élaborer une politique interne

Voici quelques pistes de réflexion pour aider les employeurs à élaborer une politique interne visant à contrôler ou à restreindre l’utilisation du cellulaire au travail.

  • Pensez prudence et prévention afin de protéger les travailleurs d’eux-mêmes, car consulter son cellulaire est devenu un geste inconscient.
  • Rédigez et mettez en œuvre une politique claire quant à l’utilisation du téléphone intelligent au travail. Accompagnez la d’activités de sensibilisation des employés.
  • Installez des rappels visuels dans les zones critiques (escaliers, stationnements, etc.) et sur le sol.
  • Dans la mise en place de directives, tenez compte de la nature des tâches quotidiennes effectuées par chacun des employés, car les mêmes mesures ne peuvent s'appliquer à tout le monde.

Des exemples concrets

D’ores et déjà, plusieurs entreprises ont mis en place des mesures préventives. Par exemple, certaines interdisent de regarder son cellulaire en marchant du bureau jusqu’à son véhicule. D’autres ont installé des affichettes rappelant les dangers de consulter son téléphone en prenant les escaliers. Une bonne idée consiste d’ailleurs à placer ces avertissements au sol, le regard du piéton étant dirigé vers le bas et non devant lui.

Pour sa part, la Ville de Victoriaville interdit aux employés d’utiliser leur téléphone personnel durant les heures de travail, peu importe leur raison de vouloir le faire. Elle défend aussi aux conducteurs d’équipement et de véhicules lourds d’avoir en leur possession un cellulaire personnel lorsqu’ils sont au travail. Enfin, les cols bleus et les cols blancs qui sont appelés à conduire un véhicule ne sont pas autorisés à se servir de leur cellulaire durant leurs heures de travail.

Le syndicat a contesté ces directives, mais la municipalité a finalement eu gain de cause[1]. L’arbitre chargé du dossier a en effet rejeté le grief et déclaré que cette politique n’était ni abusive ni déraisonnable. L’argument du droit à la vie privée avancé par le syndicat n’a pas été retenu, d’autant plus que l’employeur avait prévu des mesures permettant aux travailleurs d’être contactés en cas d’urgence.

Face à ces différentes considérations, force est de constater que la place dévolue à la santé et à la sécurité devrait être plus grande en ce qui a trait à l’utilisation du téléphone intelligent au travail. Voilà pourquoi il appartient aux employeurs d’informer les salariés des dangers potentiels, et de mettre en place des politiques visant à réduire les risques d’accident et à prévenir les conséquences néfastes d’une utilisation inappropriée d’un cellulaire pendant les heures de travail.


Note

[1] Ville de Victoriaville et Syndicat des fonctionnaires municipaux de la Ville de Victoriaville (CSD), 2020, QCTA 93.