L’automne 2023 n’y a pas fait exception : on a parlé de santé, comme à chaque rentrée politique. Cette fois-ci, les regards se sont tournés vers la réforme du ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé. Mais peu importe le ministre ou la réforme, l’objet du débat reste le même, soit l’incapacité chronique de notre système de santé à répondre adéquatement aux besoins des citoyens.

Comme d’habitude, en filigrane, on a entendu des voix s’élever contre les incursions du secteur privé dans notre système public, cette fois-ci alimentées par le rôle des centres médicaux spécialisés et l’idée du gouvernement Legault d’implanter deux mini-hôpitaux privés.

Le but de cette chronique n’est pas de faire l’apologie du secteur privé en santé, mais bien de souligner à quel point les craintes qu’il suscite et l’obsession qui entoure ce qu’on appelle la médecine à deux vitesses nous amènent à consacrer trop d’énergie à de faux problèmes.

Alain Dubuc

Alain Dubuc est professeur associé à HEC Montréal.

Les arguments en faveur du caractère public de notre système de soins reposent sur un socle, la Loi canadienne sur la santé, qui leur confère un fondement moral. Cette loi fédérale énonce cinq principes que doivent respecter les régimes de santé des provinces : gestion publique, intégralité, universalité, transférabilité (d’une province à l’autre) et accessibilité. L’attachement à ces principes a une forte composante identitaire, parce que le système de santé est l’un de ces éléments qui permettent aux Canadiens de se distinguer de leurs voisins américains. Or ce système n’est pas sans faille.

Premièrement, il y a beaucoup de confusion sur sa portée. Comme les cinq conditions sont inscrites dans une loi, on croit souvent que les provinces sont obligées de la respecter et que, si elles ne le font pas, elles font quelque chose d’illégal. En fait, ces conditions ne sont pas des obligations légales, mais de simples critères de financement édictés par le gouvernement Trudeau, celui du père. Si une province refuse de respecter certaines de ces règles, le gouvernement fédéral pourra la pénaliser en réduisant ses transferts.

Deuxièmement, si les cinq principes de cette loi visent un objectif noble –assurer à tous, indépendamment de leur situation, des soins de santé de qualité–, le gouvernement canadien a choisi de les appliquer d’une façon rigide qu’on ne trouve pas dans d’autres pays. Le principe de gestion publique a été élargi pour englober la prestation des services, ce qui fait en sorte que, par exemple, les hôpitaux privés ont à peu près disparu. Le principe d’universalité nous a amenés à privilégier des services uniformes qui excluent des pratiques apparentées à une médecine à deux vitesses, ou le droit de nous assurer pour des services procurés par l’État. L’accessibilité a été interprétée comme une obligation de gratuité, ce qui, par exemple, interdit les frais modérateurs.

Troisièmement, l’application de la loi est imparfaite. Elle ne touche que deux volets du système de santé : les soins hospitaliers et les soins médicaux. Pour le reste, la couverture publique est incomplète, parfois inexistante, souvent inaccessible. «Le reste», c’est la santé mentale, les soins oculaires, les consultations chez le dentiste, les médicaments ainsi que des services comme la physiothérapie, les soins à domicile et les soins de longue durée. Avec cette coexistence d’un régime public très strict et d’un régime mixte semblable à celui des États-Unis, le Canada est l’un des pays riches où la proportion des dépenses de santé privées est la plus élevée, à 30,2% en 2022 contre 15% ou 20% dans la plupart des pays européens. Le système est réellement à deux vitesses, parce que le niveau de protection assuré par l’État dépendra du type de problème de santé.

Ce système nous a-t-il bien servis? Pas vraiment. Le Canada n’est pas un modèle en la matière et ne figure pas parmi les meilleurs du monde industrialisé. Le Commonwealth Fund, un organisme respecté, a mené une étude en 2021 portant sur 11 pays (Canada, Australie, France, Allemagne, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Norvège, Suède, Suisse, Royaume-Uni et États-Unis). Il classait alors le système de santé canadien au dixième rang, devant les États-Unis. Le Canada était neuvième pour l’accès, dixième pour les résultats et également dixième pour l’équité. Cela dit, le Québec est légèrement au-dessous de la moyenne canadienne. 

Et pourtant, ces pays dont les résultats sont meilleurs que les nôtres échoueraient lamentablement au test de la Loi canadienne sur la santé parce qu’ils acceptent des pratiques qui sont réprouvées ici : des hôpitaux privés; l’utilisation régulière de tickets modérateurs; le droit de s’assurer pour des services offerts par le public; la double pratique des médecins...

Qu’est-ce que cette brève comparaison permet donc de conclure? Tout d’abord, il y a une grande différence entre corrélation et causalité. Ces résultats ne démontrent pas que l’ouverture au privé dans ces pays performants a amélioré leur système de santé, mais ils illustrent certainement que le recours au privé n’est pas un frein à l’atteinte d’objectifs d’équité et de solidarité.

Par contre, le fait que les fondements du système de santé canadien reposent sur une loi et des principes moraux a des effets pervers, parce que cela amène certains acteurs à consacrer leurs énergies à défendre le système lui-même, plutôt que ceux et celles qu’il a pour mission de servir, soit les patients et les patientes.

Enfin, cela ouvre une porte à une réflexion non pas sur les vertus du privé, mais sur celles de la mixité. La multiplicité des types de prestataires – qu’ils soient privés ou publics, communautaires ou à but non lucratif, avec leur culture, leurs priorités et leurs pratiques – assure une variété de services, une souplesse, une dynamique d’émulation. Ce caractère pluriel peut améliorer la capacité d’adaptation d’un système lourd et rigide, et faire contrepoids à sa propension à la centralisation.

Article publié dans l’édition Automne 2023 de Gestion