Le 22 mars 2022, les entrepreneurs et experts invités aux Rendez-vous des familles en affaires se sont penchés sur la santé mentale des entrepreneurs familiaux. Un sujet qui reste mal compris, malgré une plus grande ouverture de la société à ce sujet depuis quelques années.

«Les chercheurs s’intéressent de plus en plus aux répercussions de l’entrepreneuriat sur la santé mentale et à la neurodiversité dans l’entrepreneuriat», a confirmé Florence Guiliani, professeure en entrepreneuriat à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke.

La neurodiversité regroupe les gens qui vivent avec l’autisme, le trouble du déficit de l'attention avec hyperactivité (TDAH), la douance, la dyslexie, la dyscalculie ou encore le syndrome de Gilles de la Tourette. Près de deux fois plus de propriétaires d’entreprise affirment qu’ils sont neuroatypiques (11,2%) comparativement aux personnes qui ne mènent pas de processus entrepreneurial (6,5%), selon l’Indice entrepreneurial québécois 2021, paru le 31 mars 2022.

Des chercheurs analysent l’état de la santé mentale des entrepreneurs, alors que d’autres explorent des pistes pour permettre à ces gens d’affaires de développer des manières d’exercer leurs fonctions en ressentant plus d’émotions positives, en se réalisant davantage et en se protégeant des problèmes de santé mentale.

Briser les tabous

Martin Enault, entrepreneur en résidence en chef au Centech et président de Relief, un organisme à but non lucratif (OBNL) spécialisé dans la santé mentale, et Catherine Dubé, cheffe d’entreprise et consultante en management à Coboom, ont témoigné de leur parcours avec beaucoup de générosité.

Le premier vit avec la bipolarité, tandis que la seconde doit notamment composer avec un trouble dysphorique prémenstruel, qui engendre de fortes déprimes et augmente considérablement l’anxiété et l’irritabilité. Les deux entrepreneurs ont parfois dépassé leurs limites physiques et psychologiques et ont souffert de crises d’anxiété.

Or, contrairement à bien d’autres personnes, ils n’hésitent pas à s’exprimer ouvertement sur le sujet. «C’est encore vu trop souvent comme une faiblesse pour un homme de parler de sa santé mentale, mais c’est quand même plus accepté qu’avant», croit Martin Enault.

S’il n’aborde pas nécessairement le sujet avec tout le monde, l’entrepreneur juge essentiel de mettre les personnes de son entourage immédiat au courant de sa situation. «Ma santé mentale n’affecte pas que moi; elle touche beaucoup les autres», a-t-il soutenu. Selon lui, une organisation doit utiliser autant d’indicateurs du bien-être de sa performance financière, que d’indicateurs qui évaluent le bien-être des membres de ses équipes. En d’autres mots : elle doit se préoccuper de la santé mentale de tous ses gens.

De son côté, Catherine Dubé n’hésite pas à parler aux autres de ce qu’elle vit. «Quelqu’un qui souffre de diabète ne le cachera pas; pourquoi moi, je le ferais?» fait-elle valoir. Elle a souvent constaté que lorsqu’elle s’ouvre publiquement, il ne faut pas attendre bien longtemps avant que d’autres personnes l’imitent et abordent leur propre situation. Elle croit aussi que les gens doivent savoir ce qu’elle vit pour comprendre certaines décisions qu’elle prend. Par exemple, en raison de son trouble dysphorique prémenstruel, elle évite certaines activités pendant une semaine chaque mois. «Il y a une raison à cela et je préfère la dire», précise-t-elle.

Un métier stressant

Martin Enault et Catherine Dubé s’accordent pour dire que l’entrepreneuriat est très exigeant au quotidien et qu’il ne favorise pas la santé mentale. Le stress qui vient avec le fait d’avoir peu de gens vers qui se tourner lorsqu’on se trouve au sommet de la hiérarchie et la pression de savoir que ses propres décisions affectent beaucoup de gens sont omniprésents. Les deux entrepreneurs ont donc dû apprendre à s’imposer certaines routines et à surveiller les signaux d’alarme, comme la difficulté à trouver le sommeil, ou encore les idées noires. Catherine Dubé s’assure de bien dormir, de manger à des heures régulières et de faire de l’activité physique. «Ma santé mentale représente ma priorité et je prends le temps de m’en occuper», a-t-elle confié. Elle estime d’ailleurs qu’elle vit maintenant une vie plus équilibrée que bien des personnes qui n’ont pas de problème de santé mentale.

Martine Ethier, psychologue et présidente de PsyC4, a confirmé que les entrepreneurs ne l’ont pas facile. «Ils affrontent à beaucoup d’agents stresseurs au quotidien, continuellement et à une fréquence élevée», rappelle-t-elle. Le stress en soi n’est pas mauvais et aide à se mobiliser, mais lorsqu’il devient trop intense et trop répétitif, il décuple l’anxiété et risque d’engendrer de l’épuisement de même que des problèmes de santé mentale.

Par ailleurs, il faut souligner que la pandémie de COVID-19 a exacerbé ce stress. Le nombre d’entrepreneurs familiaux qui considéraient qu’ils avaient une mauvaise santé mentale est passé de 1% à 11,1% — une augmentation de 1000%! — pendant cette période, selon l’étude Album de familles[1]. Près de 1 entrepreneur familial sur 10 juge que sa santé mentale a été «beaucoup affectée» par la crise sanitaire, et un autre quart, qu’elle en a été «plutôt affectée». Les résultats de l’étude montrent aussi des effets négatifs sur plusieurs aspects, dont la motivation, le sentiment d’efficacité, l’isolement et le sommeil. 

Rester vigilant

La psychologue Martine Ethier a rappelé que les problèmes de santé mentale apparaissent progressivement, ce qui complique parfois leur détection. «Demeurez attentif aux changements émotionnels, physiques, comportementaux et cognitifs», a-t-elle conseillé. Constater qu’on a de la difficulté à se concentrer, qu’on se sent plus souvent triste, que sa patience devient mince, qu’on manque d’énergie ou d’appétit ou qu’on dort mal devrait nous alerter que quelque chose ne va pas.

Les entrepreneurs ont souvent tendance à négliger ces signaux ou à s’entêter à rester dans le déni, que ce soit par crainte de devoir tout arrêter ou de nuire à l’entreprise, ou encore simplement par orgueil. Tant Martin Enault que Catherine Dubé ont d’ailleurs déploré la persistance du modèle de «l’entrepreneur superhéros», qui travaille tout le temps, dort peu et semble invincible. «Il faut briser ce mythe», a lancé Martin Enault.

Selon Martine Ethier, la communication et la transparence peuvent aider à engendrer de l’empathie et du soutien affectif, qui constituent d’importants facteurs de protection contre les problèmes de santé mentale. À ce chapitre, les entrepreneurs familiaux sont peut-être plus choyés que les autres, comme l’a démontré la pandémie.

«Dans l’ensemble, la pandémie a moins affecté les dirigeants d’entreprise familiale que les autres entrepreneurs, et ils affichent une plus grande confiance en l’avenir», souligne Florence Guiliani. L’Album de familles montre bien que les membres des familles entrepreneuriales se sont serré les coudes pendant la crise. Dans plusieurs cas, même des membres de la famille qui ne travaillaient pas au sein de l’entreprise sont venus y occuper des fonctions administratives temporaires, y œuvrer ou y investir.

Des pressions particulières

Or cette médaille a aussi son revers. «Normalement, les entrepreneurs n’osent pas parler de leur santé mentale à leur équipe de direction ou à leurs actionnaires et s’ouvrent plutôt à leur famille, a expliqué Luis Felipe Cisneros, directeur de l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal. Cependant, dans les entreprises familiales, les dirigeants ou les actionnaires sont souvent des membres de la famille; donc, on peut hésiter à leur en parler et se retrouver plus isolé.»

Le professeur a aussi fait remarquer qu’il peut être tentant de continuer à discuter de l’entreprise avec les membres de sa famille même en dehors du travail, ce qui réduit les occasions de décompresser. Les dirigeants d’entreprise familiale vivraient par ailleurs un stress supplémentaire, puisqu’ils se sentent les dépositaires d’un héritage à transmettre à la prochaine génération. Ils doivent également consacrer plus d’efforts à montrer qu’ils n’occupent pas leur poste juste parce qu’ils sont «le fils de» ou «la fille de».

Ainsi, la solidarité accrue dont peuvent bénéficier les entrepreneurs familiaux agit comme un facteur de protection pour leur santé mentale, mais ils doivent aussi se méfier de certaines pressions bien différentes de celles que subissent les autres entrepreneurs. Ils doivent surtout accepter qu’ils ne sont pas invincibles. Comme l’a si bien dit Catherine Dubé : «Tout le monde a le droit de poser un genou par terre». Même les superhéros!

Quelques ressources bien utiles

 


Référence

[1] Produite par Familles en affaires HEC Montréal et l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal, cette enquête sur les entreprises familiales repose sur les propos de 513 répondants.