Devant une parole libérée devenue déchaînée sur les réseaux sociaux, deux intellectuels français nous alertent sur les risques de la prise de parole sans limites ni garde-fous. Alors que nos comportements sur les plateformes numériques s’éloignent de plus en plus d’une ligne de conduite dite «normale», comment peut-on arriver à contenir nos excès? Propositions pour endosser à nouveau la responsabilité de notre parole publique.

À laisser proliférer les injures, les insinuations et les menaces dans les médias et sur toutes les plateformes sociales, on risque de voir un jour triompher l’«inhumain». «N’oubliez pas que parler peut faire vivre ou faire mourir, peut édifier ou détruire. C’est pourquoi rien de ce que vous dites, écrivez et répétez n’est sans conséquence», avancent Monique Atlan et Roger-Pol Droit. Et si le temps était venu de retrouver le bon usage de la parole? 

Atlan, M., et Droit, R.-P., Quand la parole détruit, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2023, 307 pages.

Admire-moi…

«J’aimerais qu’on m’admire et qu’on me suive pour ce qu’il y a derrière l’image, mais, si je suis honnête, je dois avouer que je n’admire et ne suis que des images», écrivent les deux intellectuels. Tel un miroir grossissant, les réseaux sociaux révèlent cette ambiguïté humaine, trop humaine : on se prête au jeu de se montrer, à contrecœur, et on critique ceux et celles qui osent se dévoiler totalement, sans pudeur. Il en résulte une dépréciation généralisée de l’attitude devenue la norme et une tendance au blâme ravageur, ou dangereusement vengeur…

Double face

Alors que la parole prolifère en même temps que les mentions J’aime, «presque plus personne ne s’adresse, en son nom, à quelqu’un d’autre, et presque plus personne n’écoute», observent les auteurs. Et ce langage continue de s’étioler, de se détériorer, de s’abîmer. Car si la quantité explose, la qualité implose. Bien sûr, il arrive que la parole sorte du silence, pour le meilleur, comme lorsqu’elle dénonce les dominations abusives et les violences cachées ou lorsqu’elle nomme les terreurs muettes. Mais cette parole à double face démontre ce qu’elle a de plus insidieux quand elle propage la haine, quand elle prend des mensonges pour des vérités, quand elle utilise la tribune publique ou les médias pour se faire justice. Que faire alors?

La crise de la parole est révélatrice d’une crise des limites. Il y a donc urgence à retrouver les limites perdues.«Ces limites ne sont ni des murs ni des carcans. Au contraire, contre une parole irresponsable, déresponsabilisée, sans auteur repérable, sans contrôle d’aucune sorte, nous plaidons pour que soient repensées les bornes où toute parole s’inscrit si elle veut rester humaine», disent les auteurs.

Le poids des mots

«Comment concevoir les conditions – pratiques, techniques, juridiques, éthiques, sociales, politiques – d’une parole à la fois libre et régulée?» demandent-ils. Canaliser le flot de paroles sans l’enfermer est possible. Les auteurs suggèrent plusieurs actions qu’il faudrait absolument envisager : restaurer le sens de la parole à l’école; évincer les contenus haineux des réseaux sociaux; donner un droit de réponse; encadrer, par la réflexion éthique, la prise de parole des agents conversationnels. Sur un plan plus personnel, «il incombe à chacun de peser ce qu’il dit, ce qu’il répète, transmet ou attaque». Après tout, parler ou se taire, ce n’est jamais sans importance, sans répercussion, sans conséquence.

Article publié dans l’édition Hiver 2024 de Gestion