L’utilisation des neurosciences permettrait un management plus performant, capable d’actionner les bons leviers dans les cerveaux des employés. Attention à ces fausses promesses et aux conclusions trop hâtivement bâties sur des avancées scientifiques par ailleurs intéressantes.

Le développement des techniques d’imagerie cérébrale et de la vulgarisation scientifique a permis aux neurosciences de faire une entrée fracassante dans notre société. Dans le domaine de l’éducation notamment, l’étude du cerveau est perçue comme une véritable potion magique permettant de répondre à toutes les questions et de résoudre tous les problèmes. Cet engouement a d’ailleurs donné naissance à une nouvelle discipline, la neuro-éducation. Le monde de l’entreprise s’est aussi emparé de cette pratique innovante avec l’apparition du neuromanagement qui fait depuis quelques années fureur en Amérique du Nord, mais dont l’accueil en Europe demeure timide. Pour autant, cette discipline inédite est-elle vraiment capable de révolutionner le management? Pour le savoir, il convient de distinguer ce qu’elle démontre de ce qu’elle promet.

Agir sur le cerveau de ses collaborateurs?

Commençons par définir le neuromanagement. C’est une méthode qui propose de gérer les ressources humaines en s’appuyant sur les mécanismes cérébraux dans le but d’améliorer la performance des entreprises. Les gestionnaires maîtrisant les principes de fonctionnement du cerveau seraient ainsi capables de mobiliser leurs mécanismes neuronaux et ceux de leurs collaborateurs pour accroître l’efficacité, mais aussi le bien-être au sein de leur organisation. Il serait donc possible d’optimiser sa stratégie managériale en fonction de son impact sur l’activité cérébrale. Par exemple, selon les principes du neuromanagement, puisque la dopamine est l’hormone du bonheur, source de confiance et de bien-être, alors adopter un management assertif (affirmé et bienveillant) qui stimule cette sécrétion de dopamine augmenterait de facto la confiance et le bien-être des salariés. Sur papier, la promesse est belle et il est vrai qu’un management assertif est souvent lié à une amélioration de la qualité de vie professionnelle. Mais peut-on vraiment affirmer que la sécrétion de dopamine dans le cerveau est directement responsable de l’augmentation du bien-être au travail? C’est ici que se compliquent un peu les choses.

Les apports de l’étude du cerveau dans la compréhension des méthodes managériales sont en réalité très limités, car notre connaissance des mécanismes cérébraux et des corrélats neuronaux de notre comportement, bien qu’en constante évolution, reste très parcellaire. C’est le cas de la dopamine, dont le fonctionnement conserve une part de mystère. Il est vrai que notre cerveau en produit sans cesse, mais son effet varie grandement selon la zone dans laquelle elle est sécrétée. Ainsi, affirmer qu’adopter un management qui stimule spécifiquement la sécrétion de dopamine augmente le bien-être au travail est donc tout à fait abusif. Cette croyance en la capacité de moduler une activité cérébrale particulière pour influencer le comportement est un raccourci qui tient de ce que le chercheur Franck Ramus nomme le «neuroenchantement», c’est-à-dire une crédulité induite par les méthodes en neurosciences qui conduit à la production d’interprétations simplistes et d’arguments d’autorité (Ramus, 2018). De nombreuses études le démontrent (p. ex. Weisberg et collab., 2008) : une information est jugée plus crédible quand elle est accompagnée d’une image du cerveau, et ce, même si cette information est incorrecte. À l’avenant, ajouter le préfixe «neuro» à un concept, aussi simpliste soit-il, le rend tout de suite plus crédible et plus pertinent. Il est donc très tentant de tirer des conclusions abusives et d’inférer que l’on peut influencer le fonctionnement cérébral des individus pour modifier leur comportement.

Les limites de l’imagerie cérébrale

Ces conclusions et interprétations sont abusives, car en vérité, les techniques d’imagerie cérébrale comme l’imagerie par résonance magnétique (IRM) fournissent des observations indirectes interprétées à l’aide d’hypothèses et de traitement statistiques qui demeurent des conjectures et sont parfois source d’erreurs. C’est ce qu’ont montré Craig Bennett et son équipe dans une étude d’apparence loufoque et pourtant très sérieuse publiée en 2009. Ces chercheurs ont mis au point une tâche de détection des émotions dans laquelle un participant placé dans un appareil IRM devait indiquer l’émotion ressentie par le personnage principal d’une image qui lui était présentée. Les traitements appliqués aux données IRM, très classiques dans ce genre d’étude, ont effectivement mis en évidence une activité dans une région bien spécifique du cerveau. Un phénomène très surprenant quand on sait que le participant en question était… un saumon décédé! Le traitement appliqué aux données avait en fait abouti à l’apparition d’un artéfact d’activité cérébrale n’ayant jamais existé. Voilà pourquoi il est essentiel de ne pas négliger la grande part de conjecture des conclusions des études basées sur l’imagerie cérébrale, ce qui en limite très fortement la portée.

Des clés de compréhension plutôt que des leviers d’action automatique

Doit-on pour autant rejeter en bloc les apports des neurosciences dans la pratique managériale? Non! Par contre, il est essentiel de les prendre en compte en les intégrant dans un faisceau d’arguments scientifiques alimentés notamment par la psychologie et les sciences cognitives. Comme le souligne Édouard Gentaz (2022) à propos des neurosciences dans l’éducation, si l’on veut comprendre le comportement, il semble plus sensé de se focaliser sur les sciences qui étudient ledit comportement plutôt que sur celles qui étudient ses corrélats cérébraux. Les neurosciences fournissent certes des clés de compréhension, mais aucun levier d’action direct et concret. Reprenons l’exemple de la dopamine. La psychologie cognitive permet d’observer qu’un management assertif est associé à un plus important sentiment de bien-être et de confiance, mais les neurosciences ne proposent qu’une conjecture sur les corrélats cérébraux de ce mécanisme ce qui, outre l’aspect spéculatif de l’hypothèse, ne fournit aucun véritable levier d’action. Chercher à moduler la sécrétion de dopamine chez ses collaborateurs pour améliorer leur performance tient donc plus de la chimère que de la méthode managériale.

Malheureusement, avec l’explosion des neurosciences, de nombreux pseudo-experts se sont engouffrés dans cette faille pour surfer sur la confusion entre les neurosciences et les sciences cognitives et vendre des concepts fallacieux. La démarche constante d’innovation du milieu du management est à double tranchant; elle ouvre parfois la porte à des conceptions erronées. De la même manière qu’il s’est empêtré dans son interprétation de la fameuse pyramide de Maslow - vision simpliste et inexacte que Maslow lui-même n’a pas formalisée - le monde du management court le risque de perdre un temps et une énergie considérable à appliquer de nébuleux concepts de neuromanagement en négligeant les véritables apports des sciences cognitives. C’est sans compter les conséquences que cette conception réductrice de la relation managériale pourrait avoir sur le bien-être des équipes au travail.

Le management ou la rencontre des subjectivités

Reconsidérer les apports des neurosciences au profit de ceux de la psychologie nous invite donc à un retour à l’essentiel : la relation managériale repose sur la rencontre des subjectivités de plusieurs individus, non pas sur une transaction froide entre des mécaniques cérébrales. Ce retour aux fondamentaux appelle à stopper la fuite en avant d’un management de plus en plus intrusif (on entre dans le cerveau des collaborateurs), paradoxalement de moins en moins humain.