L’«expertisation» des conseils d’administration est une réponse des grandes entreprises à la sophistication du monde des affaires. Elle ne doit toutefois pas faire perdre de vue le subtil travail d’équipe indispensable à la performance d’un CA.

Une étude de McKinsey de 2017 révélait que la durée de vie moyenne des entreprises cotées au S&P 500 était tombée à 18 ans, alors que celle-ci atteignait 61 ans en 1958. Cette étude prédisait aussi que 75% des entreprises du S&P 500 de 2017 auraient disparu d’ici 2027. Une pandémie plus tard, il est légitime de penser que les chiffres sont certainement encore plus élevés que prévu et que cette tendance se poursuit.

Cette hyper accélération des créations et destructions d’entreprises s’est aussi accompagnée d’une complexification de l’environnement d’affaires (et de nouveaux risques protéiformes : pandémique, climatique, géopolitique, etc.) qui rebat régulièrement les cartes de la compétitivité des organisations et qui place les conseils d’administration - instances ultimement responsables de leur performance et de leur pérennité - sous une pression croissante. À cela s’ajoutent de plus fortes exigences de transparence et de divulgation des pratiques de gouvernance de la part des autorités de réglementation et de contrôle prudentiel.

Sans surprise, on assiste donc depuis une quinzaine d’années à un triplement de la charge de travail des administrateurs. Pour une multinationale, cela correspondait à 150 heures par an et par personne dans les années 2000-2010, et aujourd’hui à environ 400 heures, un équivalent de 2,5 mois de travail à temps plein[1]. Cette surcharge est la réponse logique aux responsabilités plus étendues et aux attentes de conformité additionnelles des parties prenantes.

La technocratisation de l’entreprise a généralisé le recours des CA aux matrices de compétences, des grilles les aidant à identifier le profil idéal des administrateurs sur la base de certains attributs d’expertise (hard et soft skills). Par exemple, en 2016, seuls 14% des entreprises du S&P 500 (grandes capitalisations) et du S&P 600 (petites capitalisations) signalaient l’utilisation de matrices de compétences. En 2022, ce chiffre était passé à 66%.

Si ces matrices ont des vertus, elles ont cependant amplifié le phénomène décrié de l’expertisation des conseils d’administration, qui consiste à nommer des administrateurs spécialistes dans des champs de connaissance émergents, souvent pour faire face à la pression des parties prenantes. Certains domaines sont très ciblés : technologies numériques, ESG (Environnement, social, gouvernance), science climatique, EDI (équité, diversité, inclusion), intelligence artificielle, cybersécurité et risques géopolitiques et industriels. Mais le jeu en vaut-il la chandelle?

Des avantages immédiats

Les spécialistes sensibilisent bien leurs pairs à leur domaine d’expertise et vulgarisent les enjeux, qu’il s’agisse des tendances, des grands risques ou du coût de l’inaction. Ils accordent davantage de confort décisionnel au CA quand surviennent ces enjeux et le font passer d’un mode réactif à un mode proactif selon la thématique en question (par exemple la divulgation ESG), ce qui ajoute au professionnalisme de la communication avec les investisseurs. Ils renforcent la capacité de surveillance du CA et sa crédibilité vis-à-vis de la direction. Enfin, ils enrichissent le CA d’un nouveau réseau de contacts et d’atouts précieux (compétences, expertises, capital social, etc.).

Des obstacles à surmonter

La volonté croissante et simultanée des CA de s’adjoindre des spécialistes pour mieux appréhender les enjeux, les risques et les possibilités de domaines émergents se heurte toutefois à un manque d’offre. Rares sont les profils expérimentés en science climatique, en cyberrésilience ou en intelligence artificielle, surtout si on exige de ceux-ci qu’ils maîtrisent le français, comme c’est souvent le cas au Québec.

La myopie sur l’expertise technique conjuguée à la petite taille du bassin de talents exacerbe l’effet de halo au moment du recrutement, incitant parfois à faire l’impasse sur les autres attributs qui définissent un bon administrateur (indépendance, jugement, vision globale, engagement, etc.). Ainsi, il est important de faire preuve de discernement quand vient le temps d’évaluer les candidatures, notamment en matière de disponibilité : plusieurs profils sont souvent en milieu de carrière et sur-sollicités, alors que nombre de leurs pairs sont en préretraite et disposent d’un emploi du temps moins contraint.

La nomination d’un expert technique au CA peut aussi engendrer un important biais d’autorité, qui confère au spécialiste un «totem d’immunité». Embauché essentiellement pour combler une expertise lacunaire, il n’a pas de véritable contradicteur parmi ses pairs. Pire encore, négligeant leur devoir de diligence, certains administrateurs peuvent avoir tendance à se décharger complètement de leurs responsabilités (préparation, questions, investigations, esprit critique, etc.) sur les sujets se rapportant à l’expertise du spécialiste, envers lequel il peut exister une forme de déférence.

De plus, la multitude d’experts peut créer une augmentation de la taille des conseils, pouvant affecter négativement la dynamique et favoriser le phénomène de passagers clandestins.

Enfin, le risque de board washing[2] («blanchiment du CA») n’est pas à négliger, le CA pouvant choisir de répondre aux pressions sociétales en nommant des experts, sans pour autant changer ses convictions et ses comportements.

Une dynamique de groupe performante

On ne doit pas oublier que la performance d’un CA repose sur une prémisse essentielle : le tout est supérieur à la somme de ses parties constituantes. En se concentrant de plus en plus sur des attributs individuels, techniques et (trop souvent) unidimensionnels pris isolément, les comités de gouvernance des CA oublient de s’interroger sur la manière dont l’expertise complémentaire viendra se fondre dans le collectif pour résoudre des problèmes complexes. Le sport nous offre à cet égard des exemples édifiants. Entre 2003 et 2005, le club de football du Real Madrid n’a remporté aucun trophée majeur, malgré une pléthore de talents individuels indéniables, faute d'avoir réussi à bâtir un collectif performant. On retrouve le même cas de figure et les mêmes conséquences pour le club du Paris Saint Germain (PSG) des années 2020.

Par conséquent, si l’ajout d’experts n’est pas mauvais en soi, il ne doit pas se faire au préjudice de l’actif le plus précieux dont dispose le CA: la qualité de sa dynamique de groupe.


[1] D’après le cabinet international de conseil Korn Ferry, récent acheteur de l’entreprise Hay Group.

[2] https://corpgov.law.harvard.edu/2024/01/09/specialist-directors/